LA VENTE INDISCRÈTE & HABIS - Madeleine-Angélique Poisson, Madame Gabriel de Gomez (1684-1770)
LA VENTE INDISCRÈTE
Une écrivaine du 18ème siècle que je vous invite à découvrir à travers deux de ces textes
Par Olivier Douville
Dame Gabriel de Gomez est née Madeleine-Angélique Poisson le 22 novembre 1684. Elle décéda à Saint-Germain-en-Laye le 28 décembre 1770. Fille du comédien Paul Poisson et de Madame Angélique Gassot-Ducroisy, elle écrivit sa première pièce à vingt-deux ans. Les raisons de sa précoce vocation sont les suivantes : elle convola avec un gentilhomme espagnol, Don G. de Gomez qu'elle crut riche alors qu'il était sans fortune et de dettes accablé. Pour faire face à la cruelle nécessité, elle tira parti de son talent et de son goût pour les lettres afin de trouver de quoi vivre.
La voilà tout de même veuve avant 1763. Elle ne tarde point à se remarier avec un nommé Bonhomme, mais elle gardera son nom de plume.
Née dans une famille toute vouée au théâtre, Madeleine-Angélique était la petite-fille de Raymond Poisson (1633-1690). Ce dernier perdit fort jeune son père, qui était un savant mathématicien. Il abandonne son protecteur, le duc de Créqui pour jouer la comédie. Louis XIV, qui l’apprécie, en fait un de ses comédiens. Il fut alors lié à Colbert au point que le ministre devint le parrain d'un de ses sept enfants, un fils. Comédien de L'Hôtel de Bourgogne et, là, créateur du rôle de Crispin (célèbre pour ses longues bottes), il campa avec bonheur cette silhouette qui fut heureusement employée depuis par Regnard. Raymond Poisson est aussi connu en tant qu’auteur de pièces qui eurent un certain succès : Le sot vengé (1661), Le Fou raisonnable (1664) et, surtout, le Baron de Crase (1664 env.)
Le père de Madeleine-Angélique, Paul Poisson (1658-1735), et, de même son frère, Philippe (1682-1743) furent, eux aussi acteurs et auteurs. Les boîtes de Pandore (1729) et Les Ruses d'amour (1736) sont deux pièces signées de Philippe.
Femme écrivain au XVIIIème siècle, bien davantage contemporaine de Madame de Tencin ou de Madame de Lintot que de Madame Riccoboni, Olympe de Gouges ou Madame de Staël, Madame de Gomez opte pour l’aventure littéraire, à un moment où l’on ne finissait pas de débattre des dispositions des femmes pour la création. Le XVIème siècle lança la grande querelle des femmes, et des écrits de controverses paraîtront encore à foison jusque vers le milieu du XIXème siècle. Son éducation est toutefois assez soignée et la dévotion que sa famille montrait pour l’écriture et le jeu théâtral a marqué son enfance et son adolescence. On trouvera ici une indication précieuse de cette culture théâtrale dans Habis[1]. Élevée dans une forme d’admiration des arts, sa formation peu étendue et sa crainte de tomber dans des accusations de pédantisme, l’inégalité de son talent aussi, la font s’exprimer dans les gammes de l’anecdote, à travers les tonalités et les facilités d’un orientalisme dans le goût du jour, donnant à chacune de ses historiettes un cadre à la fois exotique et bancal. Assez adapté aux sensibilités d’un public mondain qui goûte les récits des voyageurs et cherche une saveur d’authenticité pittoresque dans la fiction, le climat des nouvelles de Madame de Gomez épargne toutefois aux lecteurs la peine de pénétrer les complexités du sentiment et l’épaisseur du réel.
En ce sens la série la plus connue des écrits de Madame de Gomez : “ Les cent Nouvelles Nouvelles ” n’échappe qu’assez fortuitement aux conventions narratives. La Vente Indiscrète, compte cependant parmi les plus élégantes et judicieusement composées de ces nouvelles.
Cette formule, comme notre auteur la pratique, entretient peu de rapport avec les fabliaux, le Novelettino italien ou encore avec le Décaméron dont s'inspiraient les premières Cent Nouvelles Nouvelles du XVIème siècle français. Sans doute constitue-t-elle un cadre au sein duquel une certaine liberté de ton restait permise, une occasion de faire, de temps à autre, preuve de fantaisie.
À la manière de restes diurnes, de bribes de mémoires se condensant dans les apprêts de la fiction, certaines nouvelles de Madame de Gomez déchirent le voile de la mignardise ou de l’exotisme de bazar. Le macabre, le comique, le sens de la situation absurde, surgissent puis s’imposent avant d’être faiblement gommés par la morale. Cette dernière ne fait heureusement point trop violence à la séduction bizarre et un peu plus vénéneuse qui émane de certains récits… La nouvelle L’amant rival a pu être tenue, par exemple, pour une lointaine influence de la Marquise d’O de Kleist[2].
Le style, qui résiste parfois à se corroder en mièvrerie, l’inspiration qui sait se montrer fantasque, le climat un peu naïf, et très révélateur des penchants du XVIIIème siècle pour un exotisme divertissant, tout cela fait bien de Madeleine-Angélique de Gomez un auteur assez insolite qu’il fallait exhumer de l’anonymat et de l’oubli qui dure depuis trop longtemps.
Olivier Douville
[1] Le manuscrit de la pièce a été déposé le 17 avril 1714. La représentation reprit le 14 mai 1732 pour vingt-six représentations de suite, avec Mademoiselle Desmares, première dédicataire de l'édition de 1724 ; le succès d'Habis fit accuser Madame de Gomez d'avoir eu des collaborateurs occultes ; elle s'en défendit fortement dans une préface ici éditée. Habis fut publiée en 1724, mais antérieurement éditée à Amsterdam en 1718 dans un ouvrage composite qui réunit d'autres auteurs que Madame de Gomez.
[2] Cf Romantiques Allemands, tome 2, Paris, Gallimard, collection La Pléiade, note 1 de La Marquise d’O, page 1586.
De quelques ouvrages de Madame de Gomez
Anecdotes ou Histoire secrète de la maison ottomane - ouvrage attribué parfois à N. Baudot de Tuilly (1722)
Histoire secrète de la conquête de Grenade (1723)
Épitres (1724)
Rondeaux (1724)
Chansons (1724)
Stances (1724)
Bouquets (1724)
Acrostiches (1724)
Épreuves et Ballets (1724) – Épreuves : ballet héroïque non représenté
Nouvelles Américaines (1724)
Lettre sur le nouveau poème de Clovis de Saint Didier (1725)
Anecdotes persanes (1727)
Crémentine, reine de Sanga (1727), l'un des romans les plus terrifiants de sa génération : supplices atroces, bûchers et anthropophagie, se concluant par un suicide par le feu.
Le Triomphe de l'Éloquence (1730) (réédité en 1811)
La Nouvelle mer des Histoires (1733). Attribué aussi au libraire Louis Guillaume.
Histoire d'Osman, premier du nom, XIXème empereur des Turcs et de l'impératrice Aphma do Ashada (1734)
Histoire du comte d'Oxford, de milady d'Herby, d'Eustache de Saint Pierre et de Béatrix de Guines au siège de Calais, sous le règne de Philippe de Valois (1737). Réédition de la seule Histoire d'Eustache de Saint Pierre (1765)
Pièces de théâtre
Sémiramis (manuscrit déposé en 1716. Trois représentations. Publié en 1724)
Marsidie (manuscrit déposé en 1716 et publié en 1724)
Cléarque (manuscrit déposé le 26 novembre 1717, publié en 1724)
Héraclie ( 1724)
Entretiens nocturnes de Mercure et de la renommée au jardin des Tuileries (1731)
"Chefs d'Oeuvre"
"Les Journées amusantes": 8 volumes. Écrites de 1728 à 1739 et insérées en 1766 dans la Bibliothèque universelle des romans. A l'imitation des Nouvelles de la Reine de Navarre ou de Voyage de Campagne de Madame Murat. Début d'édition à Amsterdam des premières de ces "Journées" dès 1731.
Les "Cent Nouvelles" ou "Les Cent Nouvelles Nouvelles" Écrites de 1732 à 1739, elles sont présentées selon la tomaison de la première édition, contemporaine de la rédaction :
1- Le Voleur amoureux (réédition en 1811) - L'amour plus fort que la nature - La Fausse prude
2- L'Heureux échange- Le Triomphe de la vertu- Le Généreux corsaire
3- Le Coup imprévu - La Mort vaincue par l'amour - Le Qui-proquo
4- Le Gentilhomme picard - L' Heureuse réconciliation - L'Amour héroïque
5- Le Prince tartare - Les frères jumeaux
6- L'Innocente infidélité- L'Heureuse témérité- La Noce interrompue
7- L'Amant garde-malade - L'Enfant trouvé - Les Amants cloîtrés
8- Tarmayo - Le Génie
9- Le Calabrois - Histoire de Charles Brachy
10- Des Effets de l'amitié - Le Bonheur imprévu
11- Le Magnanime Indien - Histoire du prince de Turquin - La Vente indiscrète
12- Fidery, empereur du Japon - Les Etrennes
13- Numerane - Histoire d’Eric de Montauban
14- On n'est point prophète en son pays - Le Généreux compère
15- La Fidélité conjugale - Fimala Derma
16- La Trahison retourne à ses maîtres - Les Portraits
17- L'Heureux esclave - Les Désordres de la haine
18- Il ne faut pas juger sur les apparences - Le malheur de l'un fait quelquefois le bonheur de l'autre - Les Pèlerins
19- Les Revers de fortune - Le Belle Hollandaise - La Princesse de Java
20- Zoraïde - Les Événemens heureux et tragiques (sic) - L'Amante Homicide
21- Le scélérat trompé (Réédition en 1811) - La Constance couronnée
22- L'illustre voyageur - Suite de l' histoire de Sydamek et de Fulnie
23- Les Illustres ennemis - Histoire de don Alvare de Pardo
24- L'Innocence reconnue - Histoire de Gonçalo Gustos, comte de Lara
25- La Fausse belle-mère - Bon sang ne saurait mentir
26- À quelque chose malheur est bon - Histoire de Dona Marcia
27- Les Deux cousines - Histoire de la Cesse de Mirelle
28- Le jugement équitable - La Belle jardinière
29- L'amant malheureux - La sage précaution - Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée
30- L'Hermite (sic) - La Suite de l'hermite - Histoire de Cloalde et de Calliste
31- La Vestale - Histoire de Clodomark
32- Uldaric, prince de Bohème
33- Les Effets de la simpathie (sic)
34- Adelaïde, reine de Lombardie
35- L'Amant rival et confident de lui-même - Les Révolutions toscanes
36- Les Événements imprévus - Suite des Evénements imprévus
1* LA VENTE INDISCRÈTE
Un riche marchand dont je ne dirai point la profession, et que je nommerai Tiphane, habitant d’une ville où la noblesse ne dédaigne pas de s’allier avec la roture, avait une fille de dix-neuf ans, dont l’esprit, la sagesse et la surprenante beauté faisaient l’admiration de toute la province ; mais malgré ces avantages de la nature elle n’en était pas plus heureuse. Tiphane était veuf, sa femme avait pris soin de l’éducation de sa fille jusqu’à l’âge de dix-sept ans, et l’avait ornée de tous les talents convenables à son sexe, dans le dessein de la rendre digne d’un parti qui pût lui donner un nom et faire sa félicité. Mais étant morte sans avoir joui du fruit de ses peines, Isabelle (c’est le nom de cette jeune personne) était restée sous les yeux de Tiphane, de qui l’avarice égalant la richesse lui donnait des sentiments bien différents.
Le mérite de sa fille lui persuada qu’il était de son intérêt de ne la point marier, puisqu’en la mariant il lui fallait donner une dot qui diminuerait son bien, et qu’en la gardant sa beauté attirerait chez lui un plus grand nombre de chalands, et par conséquent augmenterait les trésors dont son avidité ne lui permettait pas de se dessaisir : ce raisonnement se trouva juste. Les jeunes attraits d’Isabelle, son esprit, sa douceur et son air engageant, produisirent tout l’effet qu’en attendait son père. Le monde venait en foule chez lui, il vendait ce qu’il voulait, et l’argent semblait ne rien coûter à ceux qui venaient acheter. Comme ses marchandises regardaient les femmes aussi bien que les hommes, les unes y venaient par curiosité, et les autres par admiration ; et Tiphane charmé de voir si bien réussir son dessein, s’affermit dans la résolution de le continuer jusqu’à sa mort. C’était un homme entier dans ses sentiments, d’un génie borné, qui ne se gouvernait que par son caprice, et que l’intérêt dominait. On juge aisément ce qu’une fille raisonnable devait souffrir avec un père d’un pareil caractère. Cependant Isabelle depuis la mort de sa mère, jusqu’à l’âge de dix-neuf ans qu’elle avait alors, ne s’était pas extrêmement impatientée de son sort : ce qui lui faisait le plus de peine, était d’être contrainte à paraître à toute heure dans une boutique, ou dans un magasin, aux yeux des différentes personnes que sa beauté y attirait bien plus que l’envie d’acheter, et d’être incessamment exposée aux discours des uns et des autres ; elle n’avait pas été élevée dans cette intention par sa mère, et la noblesse de ses sentiments ne s’accommodait point avec tout ce qu’il fallait faire pour conserver les intérêts de Tiphane.
Elle lui en avait quelquefois parlé avec respect, en le priant de prendre quelqu’un qui s’entendît mieux qu’elle à sa profession, et de la laisser libre de se retirer dans son appartement ; mais elle n’avait pu rien obtenir : des gens étrangers dans sa maison lui auraient coûté de l’argent, et ne lui auraient pas procuré ce qu’elle lui apportait, et cela lui suffisait pour n’en rien faire. Tandis qu’il pensait de la sorte et qu’Isabelle commençait à pénétrer ses vues, ses charmes qui ne faisaient qu’augmenter firent paraître nombre de partis avantageux. Tiphane les recevait tous également bien, donnant de l’espoir aux uns et sa parole aux autres ; mais quand les choses venaient au point de se terminer, il faisait si bien que tout était rompu. Une pareille conduite éclaircit entièrement Isabelle des intentions de son père ; et quoique son cœur ne se fut déclaré pour aucun de ceux qui s’étaient présentés, et que la raison seule eût décidé de son sort, si elle en eût choisi un pour époux, elle ne laissa pas d’être touchée de se voir la victime de l’avarice de Tiphane. Toute la ville la plaignait ; et comme elle était généralement aimée et estimée, chacun s’empressait de lui procurer des amusements capables de dissiper l’ennui qui la dévorait en secret, et l’on attendait avec impatience les jours où sa maison n’avait pas besoin de sa présence pour la mettre des parties de plaisirs qu’on inventait.
Ainsi, tandis que Tiphane s’occupait à visiter son coffre-fort, et qu’il supputait ce que les mois et les ans lui avaient valu de plus ou de moins, Isabelle brillait au milieu de ce qu’il y avait de considérable dans la province, et par ces manières nobles, aisées, et les aimables talents dont elle était ornée : elle dansait, chantait et jouait de plusieurs instruments avec autant de goût que de délicatesse, ce qui la rendait l’âme de toutes les compagnies. Un jour qu’elle était chez une des principales dames de la ville, qui se nommait Arsimène, où l’assemblée était nombreuse en femmes, la conversation étant tombée sur la satisfaction que les pères doivent avoir lorsqu’ils ont des enfants dignes de leur tendresse, Arsimène prenant la parole, et regardant Isabelle qu’elle aimait tendrement :
- Pour vous ma chère Isabelle, lui dit-elle en souriant, vous avez si bien fait connaître à Tiphane de quel prix est une fille de votre mérite, qu’il a juré de n’en faire part à personne, et je prévois que malgré le pouvoir de vos charmes on sera forcé d’étouffer tous les feux qu’ils font naître.
- Je ne crois pas, lui répondit cette belle fille en rougissant, en avoir beaucoup allumé ; mais si cela pouvait arriver, je serais la première à m’opposer à leur progrès, pour ne pas exposer celui qui m’en aurait trouvée digne, à des refus certains.
Ce discours ayant donné occasion à chacun de la compagnie de dire son sentiment, on blâma hautement Tiphane de sa manière d’agir, et de toute l’assemblée il n’y eut que la seule Isabelle qui cherchât à l’excuser : l’esprit et la sagesse qu’elle fit voir en cette occasion charmèrent de telle sorte une dame de la compagnie, intime amie d’Arsimène, qu’elle ne pût s’empêcher de dire qu’elle souhaiterait que son fils fût assez heureux pour plaire à l’aimable Isabelle, et qu’alors elle ne serait pas embarrassée de tromper l’avarice de Tiphane. Cette idée ayant frappé Arsimène, elle jeta les yeux sur son amie, et s’étant fait un signe d’intelligence, elle demanda à la fille de Tiphane si elle entrerait dans ce complot en cas que le Cavalier méritât sa tendresse.
Comme cette conversation se faisait en plaisantant, Isabelle répondit sur le même ton, qu’elle ferait tout ce qu’on voudrait, pourvu qu’on n’exigeât rien d’elle qui fût contraire à sa gloire ni au respect qu’elle devait à son père. Sur cette parole il fut résolu qu’on lui ferait voir le Comte de Mirolle, (c’était le nom du Cavalier) mais que ce serait de façon qu’ils ne se pourraient connaître ni l’un ni l’autre à cette première entrevue, afin que nulle considération ne les contraignît à cacher leurs sentiments. Arsimène et Madame de Mirolle ayant fait faire serment aux dames qui étaient présentes de leur garder le secret, on assura la belle Isabelle qu’elle ne serait pas longtemps sans voir le Cavalier, et quelques personnes étant entrées, on changea d’entretien. Cette aimable fille qui n’avait pris qu’en badinant tout ce qui s’était dit, n’y songea plus sitôt qu’on eût cessé, et se retira chez elle avec aussi peu d’inquiétude qu’elle en était sortie. Il n’en fut pas ainsi de Madame de Mirolle et d’Arsimène : l’envie de faire réussir ce qu’elles avaient imaginé les occupa toute la soirée ; elles soupèrent même ensemble, pour avoir la liberté d’en parler à cœur ouvert.
Madame de Mirolle était veuve ; son époux l’avait laissée avec de grands biens ; et un fils unique qu’elle aimait avec une passion extrême, mais qui lui donnait autant de chagrin par sa façon de penser, que de satisfaction par le mérite éclatant qu’il avait reçu du Ciel. C’était un garçon de vingt-quatre ans, fait au tour, aussi beau qu’un homme le doit être pour n’avoir rien de fade et d’efféminé : son esprit était orné des sciences les plus nécessaires à la société ; il l’avait fin, vif et pénétrant : la musique était sa passion dominante ; mais quoiqu’il eût la voix belle et qu’il chantât bien, l’instrumentale était ce qui flattait son goût : aussi s’en acquittait-il dans la perfection. À l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, l’amour l’avait surpris en faveur d’une personne qu’il en avait crue digne ; les premières passions sont toujours les plus violentes, la raison ne les accompagnant que rarement : la sienne avait pris un tel empire sur lui, qu’il en était devenu méconnaissable. Le parti n’étant pas avantageux du côté des biens, et ne plaisant point au Comte de Mirolle son père qui vivait encore, le peu d’espoir qu’il avait d’être heureux l’avait fait tomber dans une mélancolie qui mit sa vie en danger.
Il était trop cher à sa famille pour qu’on négligeât de le secourir. Le Comte et la Comtesse qui savaient son mal s’étaient déterminés au mariage qu’il souhaitait, dans la crainte de le perdre, aimant mieux lui sacrifier leurs volontés que de l’en rendre la victime. Ainsi le jeune Mirolle touchait au moment d’être heureux, lorsqu’une aventure fatale à la gloire de l’objet de sa flamme lui avait fait connaître qu’il avait un rival, et qu’on ne le désirait pour époux que pour cacher des faiblesses que l’hymen seul autorise. Cette triste découverte l’avait mis au désespoir, cependant il n’avait pas balancé à préférer l’honneur à l’amour ; et sachant qu’il est bien plus aisé de trouver une femme que de réparer une réputation flétrie, il avait rompu sans hésiter des nœuds dont l’estime ne pouvait jamais être la compagne : mais en brisant ses chaînes, il se proposa de n’en porter de sa vie, et de fuir l’hyménée autant qu’il le pourrait sans blesser sa soumission aux ordres du Comte et de la Comtesse ; et pour dissiper entièrement les restes d’une ardeur si mal récompensée, il se livra sans réserve à son penchant pour les Sciences et les Arts, et se proposa d’être si bien en garde sur son cœur, que nulle beauté ne pourrait désormais triompher de sa liberté. Le Comte et la Comtesse de Mirolle avaient été très contents de lui voir prendre son parti de la sorte ; mais lorsqu’ils s’aperçurent que cette aventure avait produit dans son âme un dégoût général pour tout ce qui s’appelle attachement, leur joie avait diminué de beaucoup. Plusieurs alliances convenables s’étaient présentées, sans que le jeune Comte eût jamais voulu entendre parler d’aucune. Tantôt il alléguait pour ses raisons sa jeunesse qui lui faisait envisager avec frayeur les embarras du ménage ; tantôt il représentait à son père qu’il ne serait pas honorable pour lui de se marier avant d’avoir pris un établissement par quelque charge digne de lui ; et lorsqu’il s’était vu pressé de façon à ne pouvoir presque plus s’en défendre, il lui avait avoué qu’il lui était impossible d’imaginer aucun bonheur dans un hymen formé par la seule raison, qu’il sentait que ce lien ne lui serait supportable que lorsque l’amour s’en mêlerait, mais qu’après ce qu’il lui était arrivé, ne pouvant compter sur la fidélité d’une femme, et n’étant pas assez prévenu de lui-même pour se flatter d’être aimé comme il le voudrait de celle qui recevrait sa foi, il était résolu de vivre libre, et d’attendre que l’âge ou la pratique du monde l’eût rendu moins délicat sur cet article, pour former un pareil engagement. Que cependant malgré sa répugnance, il était prêt à la vaincre pour lui prouver son respect et son obéissance ; mais qu’il le suppliait de songer que c’était vouloir le rendre éternellement malheureux que de l’obliger à se marier. Le Comte qui le connaissait et qui ne pouvait douter de la sincérité de ses sentiments, l’aimant trop pour le contraindre, cessa de le persécuter et mourut sans avoir eu la satisfaction de le faire changer. La Comtesse depuis cette mort avait plusieurs fois tenté d’y parvenir avec aussi peu de succès ; et quoique ce fils eût toutes les perfections qui rendent un homme aimable, la crainte de le perdre sans avoir d’héritiers, et de voir éteindre en lui son nom et sa famille, lui causait autant de douleur que si elle eût véritablement sujet de s’en plaindre.
Comme elle ne sortait point de ce chagrin, la vue d’Isabelle lui avait donné l’espoir de vaincre l’indifférence de son fils. Il était absent depuis un an, et devait revenir au commencement du Carnaval où l’on était prêt d’entrer ; il n’avait jamais vu la fille de Tiphane, et ne la connaissait de nom que très imparfaitement. Pour la Comtesse elle n’ignorait ni ses biens ni la sagesse de sa conduite, Arsimène l’en ayant souvent entretenue en plaignant cette belle personne d’avoir un père si déraisonnable ; et la conversation qu’elles avaient eue ensemble venait de la déterminer à se servir de cet aimable objet pour faire un dernier effort sur le cœur de son fils.
Ce fut donc dans cette pensée qu’elle était restée à souper chez Arsimène ; et lorsqu’elles furent seules, la Comtesse lui ayant déclaré qu’elle voulait tout employer pour rendre le Comte amoureux d’Isabelle et la lui faire épouser, Arsimène qui n’avait pas eu de peine à concevoir son idée, et qui aimait la fille de Tiphane comme si elle eut été la sienne, approuva sa résolution et la fortifia de tout son pouvoir ; mais le caractère de Tiphane les embarrassait autant que celui du Comte. Il était dangereux de rendre l’un amoureux pour l’exposer au refus de l’autre ; une pareille disgrâce lui remettant devant les yeux celle de sa première passion, on courait risque de le si bien dégoûter du mariage qu’il n’y aurait plus aucun moyen de l’en faire revenir. Enfin après bien des réflexions, elles conclurent qu’il fallait d’abord commencer par l’entrevue de Mirolle et d’Isabelle, et que si l’amour s’emparait de leurs cœurs, comme il leur serait aisé de s’en apercevoir, Isabelle n’ayant rien de caché pour Arsimène, et le Comte étant incapable de dissimuler avec sa mère, elles songeraient alors aux biais qu’il faudrait prendre pour n’être pas la dupe de Tiphane, et le contraindre à donner sa fille ; et comme le retour du Comte et le Carnaval approchaient, elles résolurent que ce serait au Bal qu’Isabelle et lui se verraient, et que ce serait chez Arsimène que se ferait l’assemblée. Les choses ayant été réglées de la sorte, elles se séparèrent très impatientes de voir l’effet de leur projet, et pour que personne n’y mît obstacle, elles prièrent dès le lendemain les dames qui avaient été témoins l’après-dîner de leur conversation avec Isabelle, et qui devaient être aussi du Bal, de ne rien découvrir au Comte de leur dessein. Personne n’aimait Tiphane, tout le monde estimait Isabelle, et chacun se faisant un divertissement de cette aventure, le secret ne pouvait manquer d’être bien observé. Enfin le Comte arriva, sa mère et ses amis le reçurent avec une joie qui prouvait aisément combien il était chéri des uns et des autres ; et comme il ne précéda le Carnaval que de deux jours, la Comtesse ne voulant pas lui donner le temps de se beaucoup manifester dans la ville, elle pria Arsimène d’ouvrir dès le lendemain chez elle les plaisirs de cette saison.
Elle y consentit et ne manqua pas d’y inviter Isabelle ; cette jeune personne charmée de quitter ses tristes occupations pour quelques jours, se rendit de très bonne heure chez Arsimène, voulant la consulter sur la manière dont elle se déguiserait. Cette dame à qui la Comtesse avait dit que son fils serait en Egyptien, mais qu’il ignorait qu’elle en fût instruite, s’imaginant qu’il y aurait une augmentation de divertissement pour ceux qui savaient leur dessein de faire mettre Isabelle en Egyptienne, frappée de cette idée elle lui proposa plusieurs déguisements ridicules pour l’en dégoûter, et vint ensuite à celui qu’elle désirait. Isabelle n’hésita pas à le préférer ; tout semblait l’y engager. Sa taille fine et déliée, ses cheveux noirs, gais et bouclés, et la sarabande qu’elle dansait en perfection, lui faisant juger qu’elle remplirait ce caractère avec honneur, elle s’y arrêta. Aussitôt que cela fut décidé, Arsimène envoya chez le plus fameux loueur d’habits pour avoir ce qu’elle voulait ; et le hasard en ayant fait trouver un tel qu’il le fallait, elle en fit tous les frais, et le fit garnir de quantité de perles et de diamants. Isabelle qui cherchait à surprendre l’assemblée, ne se montra point de la journée au monde qui vint chez Arsimène ; enfermée avec les femmes de cette dame, qui travaillaient à rendre son habillement aussi superbe que galant, elle ne parut que lorsque le Bal fut commencé.
La Comtesse qui, comme intime amie d’Arsimène, faisait les honneurs de sa maison conjointement avec elle, fut seule du secret du déguisement de la fille de Tiphane ; elle la vit même habiller, et la trouva si belle dans cet ajustement, qu’elle ne douta point que son fils ne tombât dans le piège qu’on allait lui tendre. Enfin le Bal s’ouvrit ; l’assemblée était nombreuse et brillante, tous les masques singuliers et superbes ; et déjà les yeux s’étaient attachés sur plusieurs, dignes d’attention, lorsqu’ils en furent détournés par l’arrivée de deux masques qui fixèrent tous les regards : c’étaient nos Egyptiens. Mais ce qu’il y eut de plaisant et d’extraordinaire, c’est qu’ils entrèrent en même temps par deux côtés opposés dans la salle du Bal, en suivant la cadence de leur tambour de basque avec autant de justesse que s’ils s’étaient concertés, et qu’ils furent tellement surpris de se voir seuls sous le même déguisement, qu’ils s’arrêtèrent au milieu du Bal vis-à-vis l’un de l’autre dans un égal étonnement de leur magnificence, de la noblesse de leur air et de la conformité de leur habillement.
Ceux qui n’étaient pas du secret de la Comtesse s’étaient d’abord imaginés, en les voyant entrer, qu’ils se connaissaient et que l’aventure était préméditée ; mais la surprise qu’ils témoignèrent en se regardant, les ayant dissuadés, la curiosité s’empara de tous les esprits ; et chacun paraissant s’intéresser à ce qui s’allait passer, les acclamations que les deux beaux masques avaient excitées, cessèrent tout à coup, le silence leur succéda, et le seul bruit de la symphonie se faisait entendre, lorsque le Comte de Mirolle revenu de son étonnement, salua respectueusement Isabelle ; et s’approchant d’elle avec un air rempli de grâces :
- Je ne croyais pas, lui dit-il en prenant la voix dont on se parle au Bal, trouver ici personne de ma Nation ; j’y venais pour dire la bonne aventure, mais la mienne me paraît si belle, que je ne pense plus à celle des autres.
- Je suis dans une pareille surprise, lui répondit-elle du même ton, mais je vous avoue mon ignorance, je n’entends rien à prédire l’avenir, et je ne suis ici que pour danser et me divertir.
- Il n’est pas difficile, lui répliqua-t-il, de vous faire deviner ce qui doit arriver à tous ceux qui sont ici ; et sans leur regarder dans la main, vous pouvez hardiment leur dire que de libres qu’ils y sont entrés, ils en sortiront vos esclaves.
Comme il achevait ces mots, Arsimène et la Comtesse les ayant fait prier de s’approcher d’elles, ils furent obligés d’interrompre cette conversation pour leur obéir. Ces dames feignant de ne les pouvoir connaître, leur demandèrent en grâce de se démasquer. Le Comte s’en défendit, sous prétexte qu’il avait de fortes raisons pour se cacher.
- Pour moi, dit Isabelle, l’amour-propre me force seul à ne me pas découvrir ; je veux danser : si je m’en acquitte bien, je me démasquerai avec gloire ; et si je n’ai pas le bonheur de plaire, j’aurai du moins la consolation de n’être pas connue en gardant mon masque.
- Dansez donc promptement, belle Egyptienne, lui dit la Comtesse ; je suis si persuadée que vous nous allez charmer, que je ne doute point que nous ne sachions bientôt qui vous êtes.
Isabelle qui plaisantait toujours, y consentit à condition que l’Egyptien danserait avec elle. Comme il ne demandait pas mieux, il ne se fit point prier ; et chacun leur ayant cédé la place avec plaisir, ils dansèrent au son du tambourin d’une manière si vive, si noble, et d’une si parfaite justesse, qu’ils enlevèrent tous les suffrages. Mais s’ils enchantèrent l’assemblée, ils se charmèrent encore davantage l’un et l’autre. Isabelle trouvait des grâces dans l’Egyptien qu’elle n’avait jamais vues à personne, et le Comte regardait l’Egyptienne avec une admiration qui tenait de l’extase. Leur danse ne fut pas plutôt finie, que toutes les voix s’élevèrent pour leur prodiguer les louanges qu’ils méritaient et les prier de recommencer. Isabelle qui s’était aperçue du plaisir que le Comte avait pris en dansant avec elle, lui proposa une sarabande à deux, qui était fort en vogue en ce temps-là. Il y consentit ; et quoiqu’elle fut d’une très difficile exécution, ils s’en acquittèrent si parfaitement, et leurs pas surent si bien exprimer ce qu’ils commençaient à sentir l’un pour l’autre, que la salle fut une heure à ne retentir que de cris d’admiration et que de battements de mains.
Le Comte de Mirolle était lui-même si surpris de ce qu’il voyait, et craignait de telle sorte de ne pouvoir défendre sa liberté des grâces de l’Egyptienne, qu’il faisait des vœux secrets pour que les traits de son visage fussent assez difformes pour détruire l’impression qu’elle commençait à faire sur lui. Tandis qu’il pensait ainsi, la fille de Tiphane n’était pas moins occupée de lui, qu’il appréhendait de l’être d’elle. Un vif désir de lui plaire s’était emparé de son cœur ; et la pénétration de son esprit l’ayant persuadée qu’il y avait quelque mystère caché sous cette aventure, elle s’était alors souvenue de sa conversation avec la Comtesse ; et certains signes qu’elle aperçut entre Arsimène et cette dame l’ayant convaincue d’une partie de la vérité, elle ne douta point que l’Egyptien ne fût le Comte de Mirolle, et le trouvant trop aimable pour négliger une pareille conquête, elle ne voulut rien épargner de ce qui pouvait assurer son triomphe.
Dans cette résolution elle avait mis en usage tout ce que l’art de la danse a de plus délicat et de plus expressif, dans la sarabande qu’elle venait d’exécuter. Les applaudissements de l’assemblée et les mouvements d’admiration de l’Egyptien lui faisant connaître que son dessein réussissait, elle se débarrassa de la foule de ceux qui les entouraient et fut se placer auprès d’Arsimène. Cette dame qui, comme je l’ai dit, l’aimait tendrement, ne put se refuser la satisfaction de l’embrasser en lui donnant mille louanges.
- Je ne sais, Madame, lui dit Isabelle en riant, si je dois vous croire sincère en cette occasion ; la tromperie que vous m’avez faite me donne lieu d’en douter.
- Je l’avoue, lui répondit Arsimène, mais je ne puis m’en repentir, et je tire un bon augure de vos pressentiments.
La Comtesse qui les écoutait, s’étant mêlée à cet entretien :
- Charmante Egyptienne, lui dit-elle, achevez votre ouvrage ; et puisque votre cœur vous a découvert la condition de l’Egyptien, faites en sorte que le sien ne vous échappe pas. Je connais son caractère : il est ennemi de la flatterie et de la dissimulation ; toutes ses actions nous ont instruites de la situation de son âme, et je suis persuadée qu’il ne tiendra bientôt qu’à vous de me rendre la plus heureuse de toutes les mères.
La Comtesse parlait si sérieusement, qu’Isabelle cessant de badiner lui répondit avec sagesse, que s’étant imaginée qu’elle n’avait eu dessein que de se divertir, elle s’était fait un honneur de contribuer à ses plaisirs, mais qu’elle la suppliait de ménager sa gloire, et de ne la pas engager dans des démarches qui ne pourraient tourner qu’à sa confusion, si elles ne se terminaient pas comme elle paraissait le désirer. Madame de Mirolle l’embrassa, et lui fit serment que si le Comte était assez insensible pour refuser son cœur à tant de charmes il ne saurait jamais l’idée qu’elles avaient eue, ni la plus petite partie des sentiments qu’il lui aurait inspirés. À peine achevait-elle cette promesse, que le Comte s’approcha d’elle ; et jugeant qu’elle connaissait la belle Egyptienne, puisqu’elle lui parlait si familièrement, il se pencha à son oreille, et sans déguiser sa voix :
- De grâce, Madame, lui dit-il, ne me découvrez pas, et me dites quelle est cette charmante personne.
- Quoi ! c’est vous, Comte ! lui répliqua sa mère en feignant de l’avoir méconnu. Vous mériteriez que je vous refusasse la satisfaction que vous désirez, pour vous punir de m’avoir fait un secret de votre déguisement ; mais je suis bonne, et veux bien vous dire que ce beau masque cache encore plus de charmes qu’il n’a fait voir de grâces et d’agréments ; que c’est la plus belle et la plus sage fille de la province, mais si fort ennemie de l’amour et de l’hymen, que je ne sache que vous qui puissiez lui être comparé ; et je ne puis m’étonner de la conformité que le hasard a mis dans votre déguisement, sachant celle de vos sentiments : elle est intime amie d’Arsimène, et n’est venue ici qu’à sa prière.
- Mais, Madame, reprit le Comte que ce discours piquait de curiosité, vous ne me dites point son nom.
- Qu’importe ? dit la Comtesse, cela vous doit être indifférent ; et se tournant vers Arsimène sans lui donner le temps de lui répondre, elle la pria tout haut de faire démasquer son amie sous prétexte qu’elle devait être incommodée de la chaleur.
Arsimène, qui comprit son dessein, dit que l’Egyptienne ne voulant être connue de personne, elle était d’avis de passer dans son cabinet afin d’y prendre des rafraîchissements, sans être suivie des autres masques. À ces mots, prenant Isabelle d’une main et la Comtesse de l’autre, elles sortirent de la salle du Bal. Le Comte, irrité de ce que sa mère ne lui disait rien, les suivit, et entra avec elles dans le cabinet. Arsimène qui l’examinait avec attention, le voyant derrière elle :
- Passez beau masque, lui dit-elle, vous nous avez fait trop de plaisir pour n’être pas admis à cette partie.
Isabelle qui ne faisait pas semblant d’écouter ce qu’on disait, ne fut pas plutôt entrée, qu’elle ôta son masque, et se tournant du côté de la Comtesse qui lui faisait les plus tendres caresses, offrit aux yeux du Comte, qui était vis-à-vis d’elle, l’éclatante beauté qui la rendait l’objet de l’amour et de l’étonnement de tous ceux qui la connaissaient. Le jeune Mirolle s’attendait si peu à trouver tant d’attraits à la fois, qu’il s’écria avec transport qu’il était perdu, et resta après ces mots comme immobile, les yeux fixement attachés sur Isabelle qui, malgré le contentement secret qu’elle ressentait de l’effet de ses charmes, ne put s’empêcher d’en rougir. Pour Arsimène et la Comtesse, elles étaient dans une joie inexprimable, et par leurs ris et leurs questions ambiguës elles jetèrent le Comte dans un trouble dont il fut longtemps sans pouvoir revenir. Cependant s’étant remis, et ne pouvant plus être maître de cacher ce qui se passait dans son cœur, il se démasqua ; et s’approchant d’Isabelle :
- Je vois bien, lui dit-il, qu’on a juré ma défaite, et que ce serait en vain que je chercherais à m’en défendre ; mais pour me venger de mon vainqueur, je lui déclare en présence d’Arsimène et de ma mère que je l’adore, et que mon amour aussi violent que prompt me suivra jusqu’au tombeau.
- Je mériterais sans doute un aveu si précipité, lui répondit Isabelle en souriant, si j’étais entrée dans quelque complot contre vous ; mais je vous proteste que mon innocence n’a rien à se reprocher, et je crois que vous seriez mieux vengé en gardant le silence.
La fille de Tiphane avait des grâces si particulières en parlant, et ses regards avaient quelque chose de si touchant, que le Comte plus enchanté que jamais avoua très sérieusement qu’il était le plus amoureux de tous les hommes. Cependant Isabelle, Arsimène et la Comtesse tournèrent toujours la conversation sur le ton de galanterie et Madame de Mirolle ayant présenté le Comte à Isabelle, il se fit entre ces deux amants un entretien dans lequel ils connurent qu’ils avaient autant d’esprit que de charmes. Le Comte ne quitta plus la belle Egyptienne ; la Comtesse et son amie les ayant fait rentrer dans le Bal, ils y brillèrent en mille façons différentes, et le plaisir qu’on prenait à les voir aurait fait durer l’assemblée jusqu’au lendemain, si Arsimène ne les eût emmenés avec la Comtesse et les dames de leur secret, pour faire honneur au festin qu’elle leur avait fait préparer.
Le repas fut des plus agréables, par la disposition des esprits. L’amour du Comte qui s’augmentait à chaque instant, le rendit d’une humeur si charmante, qu’Isabelle ne put se dispenser d’avouer à son amie avant de s’en séparer, qu’elle se trouverait trop heureuse si d’une aventure purement galante elle en formait une réelle et solide. La Comtesse, qui la conduisit chez elle, lui parla si positivement sur le dessein qu’elle avait de lui donner son fils pour époux, que ne pouvant douter de sa sincérité, elle lui en témoigna sa reconnaissance, et lui promit de la rendre maîtresse absolue de sa destinée.
Le Comte de Mirolle, qui était resté avec Arsimène, la conjura avec tant d’instance de lui faire connaître celle qui venait de triompher de toutes ses résolutions, qu’elle se crut obligée de le satisfaire : mais sachant que souvent les difficultés animent l’amour, elle ne lui cacha rien de celles qu’il trouverait dans la recherche d’Isabelle ; en ajoutant que cette belle fille ne voulant exposer personne aux ridicules manières de son père, avait entièrement renoncé au mariage. Ce discours produisit tout l’effet qu’elle en avait espéré. Le Comte irrité des obstacles, sans en être rebuté, passa le reste de la nuit à rêver aux moyens de les surmonter : plusieurs s’offrirent à son esprit ; mais n’osant s’y arrêter avant que de savoir les intentions de la Comtesse et les sentiments d’Isabelle, il résolut de s’en instruire afin d’agir avec plus d’assurance. L’amour l’avait véritablement vaincu, et par sa violence et sa promptitude semblait vouloir réparer le temps qu’il avait perdu ; Isabelle l’avait frappé de ces traits imprévus sur lesquels la raison n’a plus de pouvoir. Le Comte qui pour venir au Bal ne s’était pas armé de sa philosophie ordinaire, se trouvant sans défense, s’était aussi rendu sans résistance ; et jugeant qu’Arsimène, dont la vertu était généralement connue, ne donnait pas le titre d’amie à la fille de Tiphane sans qu’elle en fût digne, sa passion s’était aussitôt tournée du côté de l’hymen.
Mais la Comtesse l’inquiétait. Comme on ne lui avait jamais proposé que des partis d’une condition égale à la sienne, il craignait que Madame de Mirolle ne s’opposât à l’alliance d’Isabelle, quoique sa famille fût une des meilleures d’entre la bourgeoisie. Cependant ne voulant rien négliger pour la persuader, et se flattant que l’envie qu’elle avait de le voir marié la ferait passer par-dessus bien des choses, il ne songea plus qu’à l’instruire de ses sentiments. En effet, il ne fut pas plutôt jour chez elle, qu’il se rendit à son appartement. La Comtesse lui demanda d’abord comment il se trouvait de son aventure de la nuit.
- Elle m’a tellement plu, Madame, lui dit-il, que je viens vous prier d’engager Isabelle à la continuer.
- Isabelle, lui répondit la Comtesse d’air sérieux, a bien voulu se prêter un moment à cette galanterie, mais elle trouverait sans doute très mauvais que nous la prissions pour le but de nos divertissements, et je la considère trop pour en agir de la sorte.
- Ce n’est pas mon dessein, Madame, reprit le Comte, les sentiments qu’elle a fait naître dans mon cœur me la font regarder avec autant de considération que vous ; et si je songe à continuer notre aventure, ce n’est qu’en formant des liens qui la rendent aussi respectable qu’elle nous a paru aimable et singulière. En un mot, Madame, continua-t-il, je suis éperdument amoureux d’Isabelle : vous désirez depuis longtemps que je subisse le joug de l’hyménée, et je viens vous annoncer que je suis prêt de vous obéir si vous m’ordonnez de l’épouser.
Madame de Mirolle charmée de cette nouvelle, mais qui voulait en être plus sûre, lui répondit froidement que cet amour lui paraissait trop prompt pour devoir s’y livrer dans le moment ; qu’elle désirait extrêmement qu’il se mariât, mais qu’elle souhaiterait que ce fût avec une personne de condition ; qu’Isabelle était sage, belle, riche et pleine d’esprit, que cependant malgré cela elle ne croyait pas qu’elle lui convînt. Le Comte qui s’enflammait à mesure que les difficultés croissaient, lui répliqua que sa passion, quoique l’ouvrage d’un moment, n’en était pas moins solide ; que la raison même lui conseillait d’en suivre les mouvements, puisque la fille de Tiphane possédait, de son propre aveu, toutes les qualités qu’il désirait dans une épouse ; que sa beauté ferait le plaisir de ses yeux, sa sagesse la sûreté de sa fidélité, et son esprit le bonheur de sa vie ; qu’un mari ne tenant rien de la naissance de sa femme, et lui donnant au contraire tous les avantages de la sienne, il en avait assez pour réparer celle d’Isabelle ; qu’il était instruit par Arsimène que cette charmante fille avait des parentes mariées à des personnes d’aussi bonne maison que la sienne, et qu’enfin il la suppliait de consentir à cet hymen, ou de recevoir le serment qu’il lui faisait de ne se jamais marier.
Le Comte parlait avec tant de feu, que sa mère ne doutant plus que ce ne fût du fond du cœur, lui avoua tout le mystère, en l’assurant qu’elle ne pourrait ni vivre ni mourir contente qu’après avoir vu cette union. Le Comte transporté de joie se jeta à ses pieds pour la remercier, et lui demander ce qu’il fallait faire pour hâter sa félicité. Madame de Mirolle l’instruisit alors du caractère de Tiphane, et que pour parvenir à ce qu’ils souhaitaient il était absolument nécessaire d’employer la ruse ou l’artifice.
L’amant d’Isabelle ne laissa pas d’être embarrassé dans la conduite qu’il devait tenir : cependant il proposa plusieurs expédients à la Comtesse qui, ne pouvant se déterminer, conclut qu’il fallait aller prendre conseil d’Arsimène. En effet, ils montèrent en carrosse et s’y rendirent. Cette dame se doutant de ce qui les amenait, sourit en les voyant entrer ; mais la Comtesse prenant la parole :
- Ma chère Arsimène, lui dit-elle, la chose est sérieuse, l’amour s’est vengé, et nous venons vous demander du secours.
Ce commencement donna occasion à plusieurs railleries délicates, auxquelles le Comte répondit avec autant d’esprit que de vivacité, et la conversation n’avait pas encore pris d’arrangement, lorsqu’Isabelle entra : sa présence la fit changer de forme, les dames quittèrent le badinage pour la recevoir ; et le Comte sentit à sa vue qu’elle savait aussi bien imprimer le respect, que faire naître l’amour. Cette belle fille rougit en le voyant, et s’adressant à la Comtesse avec une modestie charmante, lui dit qu’elle venait dans le dessein de s’excuser près d’elle des libertés qu’elle avait prises la veille. Madame de Mirolle l’embrassa en lui répondant que ses actions étaient toujours si sages, qu’elle ne devait jamais chercher à les excuser. Le Comte qui brûlait de l’entretenir s’approcha d’elle en ce moment ; et se mettant à ses pieds :
- Pour moi, lui dit-il, charmante Isabelle, je ne justifierai ni ce que je dis ni ce que je fis hier, et conservant aujourd’hui sans aucun déguisement les sentiments que je vous déclarai sous le masque, je vous répète aujourd’hui que je vous adore, que je ne puis être heureux sans vous, et que je n’attends que votre arrêt pour assurer ma félicité ou me donner la mort.
- Ma chère Isabelle, dit alors la Comtesse, rien n’est plus vrai, mon fils ne pouvait faire un choix qui me fût plus agréable ; vous savez que je n’ai pas attendu que vous l’eussiez charmé pour vous le témoigner : terminez donc son incertitude et la mienne, en nous permettant d’agir pour vous obtenir de Tiphane.
- Je suis trop pénétrée de l’honneur que vous me faites, Madame, lui répondit-elle, pour ne vous en pas marquer ma reconnaissance par ma sincérité ; je n’ose me flatter de pouvoir faire le bonheur du Comte ; mais puisqu’il faut l’avouer, je ne vous cacherai point que je souhaiterais ardemment en être digne.
Les beaux yeux noirs d’Isabelle regardèrent si tendrement le jeune Mirolle en ce moment que cet amant passionné, transporté d’amour et de joie, ne put s’exprimer de longtemps par des paroles.
Il tenait les mains d’Isabelle et celles de la Comtesse, et les baisait alternativement avec une ardeur qui prouvait aisément celle dont il était embrasé ; mais la Comtesse qui voulait en profiter, le contraignit à se calmer pour songer sérieusement aux moyens de faire ce mariage. L’amour ne trouve rien d’impossible, celui du Comte animé par la vue d’Isabelle en imagina un sur le champ, dont le succès lui parut infaillible ; mais craignant que cette belle fille ne s’y opposât, il la pria de permettre qu’il ne le déclarât qu’à la Comtesse. Isabelle y consentit, persuadée que cette dame n’approuverait rien qui fût contraire à son devoir ; et pour lui laisser la liberté de s’expliquer, elle passa dans le cabinet d’Arsimène. Le Comte qui ne voulait pas être longtemps éloigné d’elle, se dépêcha d’instruire sa mère et son amie de ce qu’il venait de projeter : elles en furent enchantées ; et chacune ayant donné son avis pour que rien ne fût oublié, on conclut que le Comte travaillerait dès le lendemain à l’exécution. Tout étant réglé, on rappela Isabelle qui demanda en souriant si on lui donnerait à jouer un rôle plus difficile que celui de l’Egyptienne.
- Non, lui répondit la Comtesse, nous n’exigeons de vous que d’avoir la complaisance de ne pas quitter d’un seul instant, demain et le jour suivant, le magasin de Tiphane, et de ne rien dire, quelque chose que vous entendiez ou que vous voyiez.
Cette belle fille s’y engagea, à condition que cela ne tendrait à aucune chose qui portât préjudice à son père et à sa réputation. Le Comte le lui jura, aussi bien que sa mère et son amie ; et l’idée d’un bonheur prochain ayant mis ces quatre personnes dans une situation d’esprit des plus agréables, elles passèrent ensemble le reste de la journée.
La plupart des dames qui savaient le premier complot, s’étant rendues chez Arsimène, on leur découvrit l’expédient dont le jeune Mirolle devait se servir pour obtenir Isabelle : elles le trouvèrent des plus plaisants, et se proposèrent d’être de la scène qui se devait passer le surlendemain. Isabelle fit son possible pour obliger le Comte à la mettre du secret, mais il tint ferme, dans l’appréhension que la moindre indiscrétion ne rompît toutes ses mesures. Enfin l’après-dîner s’étant écoulé avec une égale satisfaction, Isabelle et le Comte de Mirolle se séparèrent, toujours plus enchantés l’un de l’autre, dans la douce espérance d’être bientôt unis pour jamais.
La nuit ne se passa pas si tranquillement du côté d’Isabelle que de celui de son amant. Inquiète de ce qu’on avait projeté et du mystère qu’on lui faisait, elle ne put goûter aucun repos : cependant résolue à tenir sa promesse, elle se rendit dans le magasin attendant avec impatience quelle serait la fin de son aventure. Fort peu de temps après qu’elle y fut entrée, le Comte de Mirolle arriva à sa porte dans un équipage magnifique, et montant dans le magasin se fit déployer plusieurs étoffes, en demandant le prix à Tiphane, et les paya sans marchander. Tiphane qui n’était pas accoutumé à tant de noblesse, fâché d’avoir dit un prix un peu trop juste, lui en montra de plus riches encore, et voulait lui persuader de les prendre, lorsque le Comte jetant les yeux de tous côtés :
- Un magasin aussi rempli que celui-ci, lui dit-il, coûte-il beaucoup ?
Tiphane répondit aussitôt que le sien lui tenait lieu de vingt mille francs.
- Et combien doit-il vous rapporter de profit, lui répartit le Comte ?
Alors Tiphane prenant la plume supputa sur son registre ; ensuite de quoi il lui répondit que tous frais faits, il fallait qu’il eût dix mille francs bons. Le Comte rêva un instant en examinant toutes les étiquettes des marchandises dont le magasin était rempli ; puis regardant Tiphane d’un air mystérieux, il le pria de passer dans une salle qui était vis-à-vis. Le père d’Isabelle étonné de tant de questions, fit ce qu’il voulut, très inquiet de savoir quel en serait le résultat.
Quand le jeune Mirolle fut seul avec lui :
- Je ne sais, mon cher Tiphane, lui dit-il en lui touchant dans la main, si je suis connu de vous ; mais pour moi, je vous connais fort et je vous estime beaucoup : je me nomme le Comte de Mirolle, et je crois que ce nom vous suffit pour être instruit que ma maison est une des plus opulentes de la province.
Tiphane qui véritablement n’ignorait pas cette vérité, quoiqu’il n’eût jamais vu le Comte, lui répliqua qu’il en était assuré.
- Ce que je vous dis, reprit Mirolle, n’est pas pour me faire valoir, mais pour que vous ne soyez point surpris de la proposition que j’ai à vous faire. Vous dites que votre magasin tel qu’il est présentement, tant en dépense qu’en profit, est un effet de trente mille livres : je vous en donne quarante dès aujourd’hui, à condition que vous n’ôterez rien de ce que j’y vois présentement, et que vous me livrerez tout ce qui est dedans. La Comtesse de Mirolle ma mère a des raisons importantes pour faire un pareil achat, et m’a chargé de cette commission : j’ai parcouru plusieurs magasins, mais je n’en ai point trouvé de mieux rempli que le vôtre ; ainsi voyez à vous résoudre, et si l’avantage que je vous fais vous contente nous enverrons chercher mon notaire, et nous passerons sur le champ le contrat de vente et d’achat, et demain à huit heures du matin je vous apporterai les quarante mille livres en espèces sonnantes, et j’enlèverai tout ce qui est présentement dans votre magasin.
On ne peut exprimer la surprise de Tiphane à ces discours, il prit le Comte pour un fou ; mais ne jugeant pas à propos qu’un autre profitât de sa folie, il ne balança point à consentir à cette affaire, d’autant plus avantageuse pour lui selon sa pensée qu’il avait mis un prix exorbitant à ses marchandises, et que la proposition du Comte lui faisait gagner en un moment ce qu’il n’avait pas amassé en quatre ou cinq ans de temps. Ainsi il répondit sans hésiter qu’il était prêt à signer le marché, comptant qu’avec cet argent il regarnirait son magasin et ferait encore de nouveaux profits.
Le Comte qui ne voulait pas lui laisser le temps de la réflexion, envoya son carrosse au notaire chez lequel la Comtesse était allée pour le prévenir sur les termes et les clauses qu’elle voulait qu’il mît dans le contrat, en cas que son fils l’envoyât chercher, sans pourtant lui rien découvrir du fond principal de l’affaire. Elle en sortait justement quand le carrosse arriva ; le notaire monta dedans, et ne fut pas plutôt chez Tiphane, que le Comte l’instruisit de sa proposition et du consentement qu’on y donnait, en le priant de dresser à l’instant la minute du contrat, et d’y bien spécifier en termes clairs et sans équivoque que Tiphane lui livrait tout ce qui était alors dans son magasin sans en rien détourner, pour la somme de quarante mille francs qu’il s’engageait de lui compter le lendemain à huit heures du matin.
Le notaire prit la plume, et travailla à ce qu’on exigeait de son ministère. Cependant Isabelle qui entendait tout ce colloque du magasin, et qui n’avait osé dire un seul mot, malgré toute sa pénétration ne pouvant concevoir à quel dessein le Comte faisait une semblable dépense, était dans une inquiétude extrême, et cherchait vainement à découvrir ce mystère ; mais elle fut encore plus étonnée lorsque le notaire, après avoir écrit quelque temps, demanda à Tiphane s’il avait des enfants majeurs. Tiphane répondit qu’il n’avait qu’une fille qui touchait à peine à sa vingtième année.
- Cela étant de la sorte, reprit le notaire, elle pourrait un jour revenir contre cette vente ; et pour prévenir tout inconvénient et que M. le Comte et vous ayez toutes vos sûretés, il faut stipuler que les quarante mille livres seront employées pour sa dot en cas qu’elle se marie.
- Cet article n’est pas nécessaire, répliqua promptement Tiphane ; Isabelle ne veut point se marier, et je dois être maître de mon bien.
Le notaire lui répondit qu’il ne pouvait vendre son magasin sans cette clause, et qu’il était inutile qu’il continuât d’écrire. Le Comte feignant de vouloir ses sûretés, parla sur le même ton ; et l’avaricieux Tiphane ébloui par l’appât du gain, au désespoir de cet accroc, y cherchait un accommodement, quand le notaire, qui voyait son chagrin, lui dit qu’il s’étonnait de la difficulté qu’il faisait, puisqu’étant maître de sa fille cela ne l’engageait à rien.
Ce peu de mots ayant remis le calme dans son cœur, il fit véritablement réflexion que dans le dessein qu’il avait formé de ne jamais marier Isabelle, les quarante mille francs ne pouvaient lui échapper, et que lorsqu’elle serait en âge de faire valoir ses droits, il en aurait toujours assez profité pour lui en céder une partie s’il ne pouvait la lui disputer. Flatté de cette idée, et la médiocrité de son génie ne lui permettant pas de pénétrer plus avant, il fit continuer les écritures, au grand contentement du Comte de Mirolle qui commençait à trembler pour la réussite de son projet. Enfin, la minute achevée, Tiphane et le Comte signèrent et la firent porter à Isabelle pour en faire autant. Cette belle fille qui craignait qu’on ne lui imputât d’avoir contribué à tromper son père, ne s’en voulut acquitter que par son ordre, ce qu’il fit d’un air impérieux et rude, qui donna au Comte un nouveau sujet de satisfaction de pouvoir le punir de sa dureté. Lorsque tout fut dans les règles, l’amant d’Isabelle s’adressant à Tiphane, le pria de songer qu’il fallait qu’il trouvât le lendemain son magasin dans le même état qu’il le laissait, en l’assurant que de son côté il ne manquerait à rien de ce qu’il avait promis, et le quitta très satisfait d’un commencement si favorable à ses vœux.
Lorsqu’il fût parti, Tiphane redit mot à mot à sa fille tout ce qui s’était passé, et plaisanta beaucoup sur le fol achat du Comte, dont il le croyait entièrement la dupe. Mais l’aimable Isabelle qui jugeait autrement de son intention, et qui par les instances que la Comtesse lui en avait faites, était obligée de rester dans le magasin, quoiqu’elle n’y fût plus nécessaire puisqu’il était vendu, n’entra point dans la joie de son père, et ne s’occupa qu’à pénétrer quelle fin pourrait avoir cette aventure. Cependant ne voulant pas détruire elle-même son bonheur en manquant à ce qu’on avait exigé d’elle, elle ne quitta point ce lieu, sous prétexte que comme il fallait y passer incessamment pour entrer dans la salle, elle devait avoir attention que rien ne fût détourné. Elle y reçut même ses visites ; et plusieurs personnes qui venaient pour acheter, et qu’elle renvoya, l’y virent comme à l’ordinaire.
Pour Tiphane, rempli de ce qu’il venait de faire, il le fut apprendre à tous ses amis et ses parents, rapportant fidèlement à chacun jusqu’aux moindres circonstances, et devant qu’il fût nuit la moitié de la ville fut instruite que le Comte de Mirolle avait acheté quarante mille francs le magasin de Tiphane ; mais comme en se racontant cette affaire, chacun répétait les paroles du Comte, il n’y eut personne qui ne se doutât qu’elles renfermaient quelque mystère ; et cette pensée excitant la curiosité des dames amies de la Comtesse, elles voulurent être témoins de l’enlèvement des marchandises de Tiphane. En effet, dès les sept heures du matin elles entourèrent sa maison. Isabelle n’avait pu dormir de la nuit, et se rendit dans le magasin à l’heure marquée. À peine y fut-elle entrée, qu’elle vit arriver l’équipage du Comte, suivi d’un chariot ; la Comtesse était dans son carrosse avec lui et le notaire : ils entrèrent tous trois dans la salle après avoir salué Isabelle.
Ils y trouvèrent Tiphane, qui les attendait avec autant d’impatience qu’ils en avaient de terminer promptement l’aventure. Le notaire lut le contrat à haute voix ; ensuite de quoi le Comte fit apporter les quarante mille francs, qui ne furent pas plutôt comptés et mis entre les mains de Tiphane que la Comtesse rentra dans le magasin et s’adressant à son fils :
- Comte lui dit-elle, je vous laisse le soin de faire enlever tout ceci pour moi. Je ne me charge que de cette marchandise, dit-elle en prenant Isabelle par la main, c’est de votre marché ce que j’estime le mieux.
Isabelle qui connut alors de quoi il était question, et qui ne s’attendait nullement à ce dénouement, ne put s’empêcher d’en rire. Pour Tiphane, croyant que la Comtesse plaisantait, il voulut parler sur le même ton ; mais le Comte le regardant très sérieusement :
- Madame ne badine point, lui dit-il ; la charmante Isabelle est le principal objet de notre marché. Je vous ai acheté tout ce qui était dans votre magasin, vous vous y êtes engagé, Isabelle y était, ainsi elle m’appartient comme tout le reste.
- Oui, reprit la Comtesse, elle est à moi et j’en fais ma bru.
Tiphane extrêmement surpris, et ne sachant que répondre, demanda raison au notaire de ce qu’il entendait.
- Rien n’est plus certain, lui dit-il, que vous avez vendu votre magasin tel qu’il était, et qu’Isabelle n’en étant point sortie est comprise avec le reste ; vous l’avez signé, il n’y a plus à s’en défendre.
L’avare Tiphane qui comprit en ce moment qu’il avait été joué, et qu’en lui ôtant sa fille on allait aussi lui ravir non seulement ses quarante mille francs, mais encore toutes ses marchandises, entra en fureur ; la dispute s’échauffa, et les dames étant entrées pour voir cette scène, la rendirent des plus cruelles à Tiphane par leurs éclats de rire. Mais enfin, lorsque la Comtesse eut assez joui de sa peine :
- Tiphane, lui dit-elle, votre fille et mon fils sont destinés l’un pour l’autre, ils s’aiment. Si je vous l’avais demandée, vous l’auriez refusée ; la vente que vous venez de faire nous en rend les maîtres, sans que vous puissiez l’empêcher. Mais pour vous prouver que nous n’avons rien fait que dans le dessein de vous corriger de votre avarice, consentez de bonne grâce à son mariage, gardez vos marchandises, donnez les quarante mille francs pour sa dot, et nous ne vous demandons rien de plus de votre vivant.
Tous ceux qui étaient présents trouvèrent ce procédé si généreux, que chacun s’empressa de conseiller à Tiphane de se tirer d’embarras en acceptant la proposition. Cependant la perte des quarante mille francs, qui lui tenait au cœur, le faisait balancer, quand l’amoureux Comte qui s’aperçut qu’Isabelle souffrait extrêmement de la honte de son père, s’approcha de lui ; et l’embrassant avec tendresse :
- Mon cher Tiphane, lui dit-il, pardonnez cette tromperie à l’amour ; accordez-moi votre charmante fille, et gardez votre magasin et votre argent. Cet article apaisa tout, Tiphane se calma ; et confus de son emportement et des généreuses manières du Comte, il lui fit excuse, demanda pardon à la Comtesse, embrassa sa fille, et consentit au mariage, qui se fit peu de jours après avec tant de magnificence que Tiphane malgré son avarice se piqua d’honneur, et renvoya à la jeune Comtesse le lendemain de la cérémonie les quarante mille francs, comme étant un bien qui ne lui appartenait pas. Mais cette aventure fit tant de bruit, qu’il fut obligé de se retirer et d’abandonner une profession que la seule avidité du gain lui faisait aimer. Pour les jeunes époux, l’Amour prit soin d’assurer leur félicité, et leur fit souvent bénir cette vente indiscrète.