Place de l'enfant dans les familles victimes d'«exclusion»
Par Claude Boukobza [1]
En réfléchissant à la place de l'enfant dans les familles trés défavorisées, j'ai été amenée à sortir du strict domaine de la psychanalyse pour me pencher sur une notion qui peut sembler aujourd'hui désuète, celle de prolétariat. Le prolétariat est, dans la société romaine, la sixième et dernière classe, celle qui n'a d'autre utilité que sa lignée, sa descendance, les enfants qu'elle produit et qui constitueront les esclaves ou les fantassins de l'armée. Le mot vient de proles : lignée, qui vient lui-même de pro-alere : alimenter. Le prolétaire est donc celui qui nourrit ses enfants pour les fournir au corps social. Perdant ce rapport à la descendance, le terme est, dans la tradition française du début du XIX° siècle, associé à la misère et à la frustration. C'est la classe de ceux qui ne possèdent rien.
Dans la seconde moitié du XIX° siècle, Marx reprend ce terme, en le définissant comme la classe unique « des ouvriers modernes qui ne vivent qu'autant qu'ils trouvent du travail et qui ne trouvent du travail qu'autant que leur travail accroît le capital »[2]. Le travailleur est toujours menacé de se voir retirer, avec le moyen de travail, le moyen d'existence et d'être lui-même rendu superflu par la suppression de sa fonction. Le chômage, produit de « la nécessité de l'existence d'une armée de réserve industrielle, disponible à la demande », ainsi que le gaspillage des forces productives qui font « de chaque progrès économique une calamité sociale »[3], sont les aspects négatifs engendrés par le développement de la grande industrie capitalistique.
La couche de « surpopulation » relative (terme fort que Marx emploie à la place de chômage, mot dont on ne trouve aucune occurence dans Le capital) « se reproduit elle-même sur une échelle progressive. Non seulement le chiffre des naissances et des décés y est trés élevé, mais les diverses catégories de cette surpopulation à l'état stagnant s'accroissent actuellement en raison inverse du montant des salaires qui leur échoient et, par conséquent, des subsistances sur lesquelles elles végètent. Un tel phénomène […] rappelle la reproduction extraordinaire de certaines espèces animales faibles et constamment pourchassées »[4]. Ce rapport entre le taux de naissances et les conditions socio-économiques a été constaté par ailleurs par de nombreux ethnologues. Jean Malaurie, par exemple, montre que l'âge de la puberté, voire la durée du cycle menstruel des femmes esquimau varie en fonction des ressources disponibles pour le groupe[5]. Nous avons, dans nos sociétés occidentales, perdu, avec le rapport à la nature, ce rapport à l'économique dans ce qu'il a de plus cru. Mais le fait que le fonctionnement somatique puisse être ainsi informé, dans tous les sens du terme, par la nécessité économique ne devrait pas être sans interroger les analystes. Quelle articulation y a-t-il entre le sujet de l'inconscient et le sujet en jeu dans le rapport économique ? Je laisserai cette question ouverte pour m'interroger plutôt sur les effets du type d'organisation sociale décrit par Marx sur la famille et les rapports parents-enfants.
Marx part de la constatation que, pour constituer cette « armée de réserve », le capitalisme a jeté, de plus en plus nombreux, sur le marché du travail, des catégories qui, dans le précédent mode de production, en étaient généralement tenues à l'écart : les femmes, les adolescents, les enfants. Il commente en particulier le rapport de la Child Employment Commission[6] de 1866, qui décrit en détail ce processus et conclut aprés une enquête approfondie : « C'est un malheur, c'est un malheur, mais il résulte de l'ensemble des dispositions des témoins que les enfants des deux sexes n'ont contre personne autant besoin de protection que contre leurs parents […] Les enfants et les adolescents ont le droit d'être protégés par la législation contre l'abus de l'autorité parentale qui ruine prématurément leur force physique et les fait descendre bien bas sur l'échelle des êtres moraux et intellectuels »[7]. Marx, à son habitude, subvertit cette proposition en commentant : « Ce n'est pas […] l'abus de l'autorité paternelle qui a créé l'exploitation de l'enfance, c'est, tout au contraire, l'exploitation capitaliste qui a fait dégénérer cette autorité en abus. Du reste, la législation de fabrique [le Droit du Travail de l'époque] n'est-elle pas l'aveu officiel que la grande industrie […] a converti l'autorité paternelle en un appareil du mécanisme social destiné à fournir, directement ou indirectement, au capitaliste les enfants du prolétaire, lequel, sous peine de mort, doit jouer son rôle d'entremetteur et de marchand d'esclaves ? »[8]. L'autorité paternelle, que Marx ne remet pas en tant que telle en question, est fondée sur le mode d'organisation de la société. Dans la société industrielle du XIX° siècle, le père devient, par la logique du système, le proxénète de ses enfants.
Cette notion de proxénétisme se retrouve, dans Le Capital, dans la description saisissante des « bandes de travailleurs ». Le sixième et dernier rapport de la Child Employment Commission, datant de 1867, est tout entier consacré au système des bandes agricoles ambulantes, mises à disposition d'un fermier pour une certaine somme par un homme qui porte le nom de chef de bande (gangmaster) et qui ne vend les bandes qu'entières. La bande est composée de « dix à quarante ou cinquante personnes, femmes, adolescents des deux sexes, bien que la plupart des garçons en soient éliminés vers leur treizième année, enfin enfants des deux sexes, de six à treize ans […] Bien que le chef de bande, qui porte en quelques endroits le nom de driver (piqueur, conducteur), soit armé d'un long bâton, il ne s'en sert néanmoins que rarement, et les plaintes de traitement brutal sont l'exception. Comme le preneur de rats de la légende, c'est un charmeur, un empereur démocratique. Il a besoin d'être populaire parmi ses sujets et se les attache par les attraits d'une existence de bohême »[9]. On peut certes penser que ce phénomène était typiquement anglais ; on sait aujourd'hui que des bandes d'enfants, éventuellement raptés ou « loués » à leurs parents, ont été exportées pour défricher l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Fourier, cependant, décrit des phénomènes similaires en France.
Ainsi, se dessinent là deux fortes figures du père : celui qui abuse de son autorité et prostitue ses enfants au capitaliste ou le séducteur diabolique qui conduit les enfants à leur perte (pour se venger de la faute des pères, de leur dette non honorée[10]). D'une façon ou d'une autre, dans la société industrielle du XIX° siècle finissant, le prolétariat est contraint de fournir ses enfants, comme une marchandise, au capitalisme qui en tire profit et les broie. L'autorité paternelle est un des rouages de ce mécanisme qui, en retour, la renforce.
Qu'en est-il aujourd'hui ? Nous n'en sommes plus là, bien entendu. Inutile de rappeler les différentes lois interdisant le travail des enfants et des adolescents de moins de seize ans. Relevons deux données fondamentalement différentes :
L'armée de réserve du capital constituait une véritable réserve, utile au fonctionnement du système
Il y avait des périodes de plein emploi et la force de travail de l'ouvrier était nécessaire à la création de plus-value. De nos jours, l'automatisation du travail et la mondialisation de la production font que, dans les pays occidentaux tout au moins, le capitalisme n'a plus besoin de cette armée de réserve. Des couches entières de la population sont reléguées dans un cul-de-sac de la société dont on ne voit pas comment, à proche ou moyen terme, elles pourraient sortir. Comme l'a bien souligné Viviane Forrester[11], on entretient les chômeurs dans l'attente illusoire d'un travail qui leur échappe à tout jamais. On les appelle les « exclus » (exclus de quoi ?), d'un terme qui implique qu'ils soient comptés un par un et non pas considérés collectivement comme une catégorie faisant partie intégrante du corps social – ce qui, on le verra, n'est pas sans effet. Ainsi, les enfants de familles dites « marginales » vivent leur situation dans la honte et l'isolement et tentent de la cacher dans l'espace social, en particulier à l'école. Les bandes d'enfants partageant un sort commun ne se conçoivent pas plus aujourd'hui qu'une réaction collective des adultes dits exclus au sort qui leur est fait. Le prolétariat, dans le sens marxiste du terme, en revanche, ne se conçoit que comme un collectif. Or, comment peut-on parler d'exclus quand il s'agit de 15 à 20 % de la population ? Citons, dans Le Monde des 18-19 Mai 97, un rapport de l'Office statistique des Communautés européennes : « l'Europe des Quinze compte aujourd'hui près de cinquante-sept millions de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté. C'est donc plus de 17 % des habitants de l'Union (17 % en France) qui auraient un revenu net inférieur à la moitié du revenu moyen en vigueur dans leur pays. En France, ce seuil, conduisant à une exclusion quasi forcée, était évalué en 1993 à 3716 francs par mois ».
Il ne s'agit donc plus d'une réserve, mais d'un surplus du capitalisme, surplus sans fonction, tout au moins apparente, pour un corps social qui n'a désormais pas plus besoin de bras pour l'industrie que de soldats pour faire la guerre[12]. Robert Castel, dans son remarquable livre Les métamorphoses de la question sociale[13], appelle ces travailleurs sans place ni fonction dans la structure sociale les « surnuméraires », à l'instar de ceux qu'une Ordonnance de la police de Paris désignait au XVI° siècle comme « gens qui ne servent que de nombre, pondus inutile terrae », le poids inutile de la terre[14]. Il montre bien comment, dans une société où c'est le travail qui fait fonction de « grand intégrateur », « cette inutilité sociale les déqualifie aussi sur le plan civique et politique »[15]. Hors de tout réseau de production et d'appartenance sociale, ils sont « désaffiliés ».
Si la fonction de ces surnuméraires n'est pas subjectivement appréhendable, on peut cependant penser que leur fonction objective est de faire accepter un mouvement général de précarisation et de dévalorisation du travail. Ainsi, un rapport du Commissariat au Plan récemment paru affirme que « prés de 7 millions de Français sont affectés par les difficultés de l'emploi ». « Ce n'est pas le chômage lui-même qui fait problème, c'est le risque de récurrence et la précarité, la peur de ne pas en sortir indemne, la peur des régressions, la dégradation du capital humain »[16]. Ce rapport établit que sur deux ans (93-94), 25 % des ménages ont connu pour au moins l'un de ses membres, le chômage et qu'à la suite de cette période de chômage, le salaire dans le nouvel emploi a baissé de 12 % en moyenne.
Les enfants sont devenus une « denrée rare », un « bien précieux »
Un certain nombre de lois incitatives ont instauré l'allocation aux parents de prestations sociales proportionnelles au nombre d'enfants qu'ils mettent au monde et élèvent. Citons pour mémoire les allocations familiales (675 F. pour deux enfants, 1539 F. pour trois, 2404 F. pour quatre, etc.) et l'allocation de parent isolé qui court jusqu'aux trois ans du dernier enfant (3163 F. pour une femme enceinte sans enfant, 4217 F. pour un enfant, 5271 F. pour deux, 1054 F. par enfant supplémentaire). Ces allocations peuvent, dans certains cas, se cumuler et continuent la plupart du temps à être versées aux parents lorsque les enfants sont placés, c'est-à-dire lorsqu'ils n'en ont pas eux-mêmes la charge. Le texte de référence, l'Article 143 du Code de la famille et de l'action sociale, stipule pourtant qu'en cas de placement d'un enfant, « les participations exigées des parents […] ne peuvent être inférieures, sauf exceptions dûment motivées, aux Allocations familiales qu'ils perçoivent du chef de cet enfant ». Bien que dans la conscience populaire le placement des enfants signifie encore, conformément au texte de la loi, retrait des Allocations, quelques exemples, au hasard d'ordonnances récentes prises par des juges pour enfants, semblent montrer que l'exception est pratiquement devenue la règle :
En date du 14-5-96, concernant la famille L., quatre enfants du père, quatre enfants de la mère, entre trois et onze ans, tous placés, le juge écrit : « La restitution des huit enfants n'est pas envisageable et il n'est pas possible de travailler dans ce sens. Seul un accueil ponctuel et limité de la fratrie complète peut être envisagé ». Il statue en ce sens et dit « que les allocations familiales, majorations, allocations d'assistance et toutes prestations auxquelles les mineurs ouvrent droit seront versées directement pendant la durée du placement par l'organisme débiteur à M. et Mme. L. ».
En date du 22-9-93, le juge place les deux enfants (six et trois ans) de Mme. D. et statue que les allocations familiales seront versées au Département. En date du 24-10-95, il note qu’« à l'audience, Mme. D. reconnaît son irrégularité et l'explique par des problèmes personnels. Elle n'est pas opposée à l'orientation de ses fils en famille d'accueil si elle garde ses droits. Elle n'a pas à court terme de projet vis-à-vis de ses enfants ». Il maintient donc le placement des enfants et « dit que les allocations familiales, majorations, allocations d'assistance et toutes prestations auxquelles les mineurs ouvrent droit seront versées directement pendant la durée du placement par l'organisme débiteur à la mère ».
Il serait facile, mais fastidieux d'en citer un grand nombre d'autres, toutes similaires. La philosophie dont se réclament les juges pour enfants est de faire en sorte que la restitution des enfants à leur famille soit toujours possible mais de fait, ces décisions, prises même dans des cas où la restitution ne semble pas envisageable, ont surtout pour effet.de ne pas précariser encore plus la famille. Le maintien des allocations familiales paraît d'autant plus important qu'il permet d'une part l'ouverture d'autres droits, comme l'APL (allocation pour le logement) et d'autre part, une éventuelle tutelle aux prestations familiales. Est-ce à dire que c'est la situation socio-économique actuelle qui est, globalement, considérée comme situation d'exception ? Le mode d'attribution de ces allocations a aussi pour effet que de nombreux pères ne reconnaissent pas leurs enfants, essentiellement pour que la mère puisse toucher l'allocation de parent isolé. Face aux différents services sociaux auxquels la mère et l'enfant ont affaire, ils se font clandestins.
Soulignons pour terminer que l'existence en France des travailleurs étrangers n'est plus aujourd'hui légitimée par leur travail ; ils ne peuvent espérer obtenir un titre de séjour que s'ils ont un ou des enfants né(s) et vivant en France. Autrefois, c'était une promesse d'embauche qu'il fallait présenter à la Préfecture, aujourd'hui, c'est la fiche d'état civil des enfants, souvent les enfants eux-mêmes.
Faute de travail, un grand nombre de familles sont contraintes de vivre uniquement de ces allocations. On peut ainsi dire que, dans leur cas, ce ne sont plus les parents qui « alimentent » leurs enfants, mais que ce sont les enfants, de par leur existence et leur viabilité, qui nourrissent leurs parents. Si l'on devait reprendre la notion de prolétariat, ce serait au prix d'une inversion des générations. Ceux qu'on appelle les exclus n'ont plus de valeur pour le corps social en tant que force de travail effective ou potentielle, ils ne tirent la légitimité de leur existence sociale que d'être les parents de leurs précieux enfants. On constate de plus en plus, dans certaines familles désaffiliées, pour reprendre le terme de Robert Castel, combien c'est l'enfant et lui seul qui rattache ses parents au corps social, essentiellement par le biais du système de protection sociale. Si, pour une raison ou pour une autre (placement, divorce), il n'est plus là, c'est comme une agraffe qui lache et le couple ou la mère, lorsqu'il s'agit d'une mère célibataire, part à la dérive et se désocialise complètement. Il n'y a plus d'ancrage dans le collectif.
Qu'est-ce que cela implique dans la structure de la famille ? Toutes ces allocations, depuis la loi dite Françoise Giroud de 1974, peuvent et parfois doivent être versées à la mère, censée, certes à juste titre, les utiliser plus volontiers au profit des enfants qu'au sien propre. Dans les familles d'origine maghrébine ou africaine où, traditionnellement, le père gérait seul les finances du ménage, ceci remet profondément en question sa fonction. Il réagit souvent, même lorsqu'il a des revenus, en ne donnant plus d'argent à sa femme et en ne contribuant plus à l'éducation de ses enfants, considérant qu'elle a « l'argent des enfants ». Dans des familles françaises, le choc est sans doute moins brutal, mais on n'en assiste pas moins à une modification des fonctions traditionnelles respectives du père et de la mère. De façon analogue, les organismes qui s'occupent de jeunes mères en difficulté attribuent systématiquement, que le père soit présent ou pas, le logement à la mère seule dans le but légitime d'assurer sa stabilité et la sécurité de l'enfant.
Des familles d'un type nouveau
J'ai ainsi longtemps travaillé dans une petite ville de Picardie, auprés de jeunes gens employés dans un Centre d'Aide par le Travail. Dans cette région, il n'y avait jamais eu, contrairement à ce qui se passait dans le Nord, d'industries employant des femmes. Leur seul statut social était d'être mères, en général de famille nombreuse, et/ou d'élever en grand nombre des enfants de la DDASS, venant pour la plupart de la région parisienne, enfants qui d'ailleurs constituaient par la suite la plus grande part de la population des ouvriers de ce CAT. Les jeunes femmes employées dans le CAT n'avaient à leur tour d'autre objectif que de devenir mères. Si on leur demandait pourquoi elles tenaient tant que ça à avoir des enfants, elles répondaient invariablement : « Comme ça, l'assistante sociale s'occupera de moi ». Les pères géniteurs avaient en général disparu dés l'arrivée de l'enfant. Ces mères célibataires, aidées en effet par les services sociaux, se voyaient alors attribuer un logement et des prestations sociales, ce qui leur conférait une autonomie qu'elles n'auraient pas eue sans l'existence de l'enfant. À ce noyau mère plus enfant, venait rapidement s'adjoindre, tel le bourdon dans la ruche, un homme sans emploi, sans ressources et sans droits sociaux. Aux trois ans de l'enfant, lorsque les allocations commençaient à se tarir, il faisait un autre enfant à cette femme qui continuait à se présenter comme parent isolé auprés des services sociaux. L'homme devient ainsi une pièce rapportée par rapport au couple mère-enfant, conforté par le système social. Sur quoi peut alors se fonder la fonction paternelle, quand elle n'est plus attestée par le pouvoir économique et qu'elle ne contribue plus à transmettre le patronyme ? Loin d'être soutenue par les institutions, elle est ici fragilisée à l'extrême, quitte à être, une fois cette défaillance dûment constatée, assumée par l'État.
On peut se demander, dans ce type de structure familiale, quelle est la place et la fonction de l'enfant, en particulier vis-à-vis de sa mère. Elle est bien sûr toujours prise dans une histoire singulière et varie en fonction du fantasme maternel et du discours familial. Mais un certain nombre de faits se répètent avec une telle insistance qu'on peut se demander s'ils ne sont pas induits par la situation socio-économique. Il ne s'agit cependant pas d'un pur déterminisme social : un certain type de configuration sociale confère une fonction spécifique au père, à la mère et à l'enfant, qui n'est pas sans influence sur la façon dont la paternité ou la maternité pourra être exercée par tel ou tel individu.
Je prendrai l'exemple de Fabienne, une jeune femme française de vingt-trois ans qui nous est adressée, à l'Unité d'Accueil Mères-Enfants de Saint-Denis[17], par un service de psychiatrie adulte alors qu'elle est enceinte de huit mois. Placée à la DDASS par sa mère dés sa naissance, comme ses huit frères et sœurs, elle a été reprise à l'âge de dix-huit ans par son père alors remarié, chez qui elle est restée jusqu'à ses vingt ans. À vingt ans, elle a cherché et retrouvé sa mère chez qui elle est venue vivre et dont elle n'a de cesse de se faire enfin reconnaître et adopter.
Son ami, un jeune Zaïrois clandestin en France, a reconnu l'enfant mais, comme il est trés fréquent, elle a refusé qu'il lui donne son nom « pour ne pas qu'il le prenne ». Aprés la naissance du petit William, elle est retournée, au grand dam des services sociaux qui voulaient l'adresser à un foyer maternel, vivre, avec son enfant et son ami, chez sa mère. Elle espère sans doute en obtenir enfin, par le truchement de son bébé, la reconnaissance et l'amour qu'elle en a toujours attendus en vain. Portant le diagnostic de psychose infantile à évolution déficitaire, elle perçoit l'Allocation aux Adultes Handicapés, mais est sous tutelle parce que considérée comme incapable de gérer ses propres ressources. Elle-même et son ami se montrent violemment revendicatifs à l'égard de la déléguée à la tutelle qu'ils accusent elle, de « voler l'argent de l'enfant » et lui, de « voler l'argent de l'État ».
Sa relation au bébé est étrange. Par moments, elle le mange de baisers, rit et joue avec lui. À d'autres, elle l'ignore ou, pire, le repousse et l'agresse ostensiblement. S'il la touche, elle hurle, le traite de « sorcière » ; s'il veut jouer avec un objet qui l'intéresse, elle s'en empare jalousement, comme si elle était elle-même un autre enfant du même âge ; si quelqu'un s'intéresse à lui, elle boude tout aussi ostensiblement. De fait, c'est avec une trés grande ambivalence qu'elle supporte que sa propre mère s'occupe de son enfant avec une sollicitude qu'elle n'a pu lui témoigner à elle-même.
Je la reçois en consultation et, dans ce cadre protégé et contenant, elle est plus attentive à William, le caline et peut répondre à son babil avec plaisir. Une chose me frappe néanmoins. À la fin de chaque entretien, elle prend son enfant dans les bras et le porte devant le miroir. Pendant un long moment, paisible et joyeux, elle montre à William son image dans le miroir, lui sourit et joue. Je reste près d'eux et commente la scène, jouant moi même dans le miroir avec l'enfant. Celui-ci, cependant, semble trés moyennement intéressé par le jeu auquel se livrent les adultes. J'ai constaté chez la plupart des femmes psychotiques ou trés carencées que j'ai reçues cette même façon d'amener l'enfant, porté dans leurs bras, devant le miroir, alors que des femmes plus structurées ne le font guère. Cela me semblait d'autant plus étonnant que l'un des problèmes majeurs de ces mères était leur grande difficulté, voire leur incapacité à porter l'enfant, aussi bien physiquement que psychiquement.
Ce comportement m'a longtemps intriguée et c'est avec Fabienne que j'ai eu le sentiment de comprendre ce qui était en jeu : il me semble qu'en fait, il s'agisse d’un miroir pour la mère. S'appuyant sur l'enfant plutôt que le portant, elle a besoin de se voir et de se reconnaître elle-même dans le miroir par le truchement de l'image de l'enfant, ma présence et mes commentaires attestant, par le détour d'une adresse à l'enfant, qu'il s'agit bien d'elle, mère de William. Cela lui permet petit à petit de se construire. D'ailleurs, Fabienne sortait transformée de ces séances devant le miroir : elle qui avait habituellement une étrange démarche de petite vieille voûtée se tenait bien droite en quittant mon bureau et marchait d'un pas alerte de jeune fille. C'est ici l'enfant qui soutient sa mère. William, bien qu'il vive dans un environnement si manifestement carencé, se porte étonnamment bien. Il a marché à dix mois de façon tout à fait assurée, commence à un an à parler, est espiègle et communicatif et sait solliciter sa mère ou l'entourage de façon parfaitement opportune.
Ceci n'est pas une exception. Nous avons coutume de voir des enfants précoces, vifs, autonomes, qui semblent l'exact pendant de mères déprimées, trés carencées et dépendantes. Lorsqu'ils ont des frères et sœurs aînés qui ont manifestement joué le même rôle auprés de leur mère, ceux-ci se présentent comme des enfants hypermatures, intelligents, mais avec des accés d'angoisse ou de tristesse évidents. Ils ont soutenu (ou soutiennent encore) leur mère, sans que leur père, même s'il est présent dans la famille, ne vienne faire tiers, et ce poids est trop lourd pour eux.
Ainsi, alors que je recevais pour la première fois une mère trés déprimée et débordée par ses trois enfants, sa fille aînée, âgée de quatre ans, fit irruption dans le bureau et s'allongea sur le divan. Comme je lui disais que sa mère était trés fatiguée et que nous allions nous occuper d'elle, cette petite fille se leva sans un mot, vint m'embrasser et s'en fut vivement jouer avec les autres enfants dans la pièce voisine. Une autre petite fille, âgée du même âge, alors que je lui tenais à peu prés le même langage à l'issue d'un premier entretien avec sa mère, me dit, le regard gros de reproches : « Mais, tu ne l'as pas encore guérie ! ».
On peut certes, dans toutes ces situations, repérer et décrire la place particulière de chacun de ces enfants dans l'économie psychique du groupe familial et dans le fantasme de leur mère. Mais ce qu'il m'importe ici de souligner est combien elle est déjà inscrite dans le discours et le fonctionnement du corps social. Les parents, en tant qu'adultes et citoyens, n'ayant plus ni place ni fonction en eux-mêmes, ils se soutiennent et se sustentent uniquement de leurs enfants. Ce n'est plus le travail du père qui crée de la plus-value pour le capitaliste, mais l'existence de l'enfant qui crée de la plus-value pour ses parents. C'est à mon avis une des pistes qui permettraient d'expliquer l'extension de la pédophilie aujourd'hui, en particulier quand elle est exercée par les parents eux-mêmes. Martine Bouillon, procureur auprés du tribunal de Bobigny, parle, dans son livre Viol d'anges[18], des réseaux « casse-croûte » où des parents, en échange de quelques subsides, livrent leurs enfants ou l'image de ceux-ci, à l'usage de quelques voisins et amis. L'enfant, dans son corps ou dans son image, est une marchandise qui peut se monnayer.
À qui profite le système ? Quels en sont les effets sur le devenir de l'enfant ?
Seuls les adolescents d'aujourd'hui peuvent, sinon répondre à ces questions, tout au moins en témoigner. Pourquoi ces fugues ? Pourquoi une telle violence destructrice, d'eux-mêmes comme des biens communs ? Pourquoi ce vandalisme, érigé en comportement social ? Comment expliquer la place et la fonction de la toxicomanie dans le système économique mondial (les consommateurs de produits toxiques sont essentiellement des adolescents ou de jeunes adultes) ? Comment expliquer que tant d'argent circule non seulement sans rien produire, mais en ayant pour ultime effet de détruire de la vie en puissance ? Certes, les raisons en sont multi-factorielles, tant psychologiques et individuelles que sociales ou culturelles. Winnicott ne disait-il pas qu'il fallait mettre la cruauté des adolescents modernes en regard de la cruauté des guerres d'autrefois, rendues aujourd'hui impossibles du fait des armes nucléaires[19] ?
On peut cependant penser que cette place exorbitante faite aux enfants, bien rare, précieux et dérisoirement « profitable » pour leurs parents déshérités, devient insoutenable pour eux lorsqu'ils sont en passe de s'autonomiser et d'entrer dans le monde adulte. « L'enfant anti-social cherche d'une façon ou d'une autre, violemment ou avec douceur, à faire reconnaître la dette que le monde a envers lui »[20]. Faute de voir cette dette reconnue, les adolescents d'aujourd'hui ne se livrent-ils pas à un gigantesque potlach [21] où se consume une enfance surinvestie ?
Claude Boukobza
[1] Psychanalyste, membre d'Espace analytique, fondatrice de l'Unité d'Accueil Mères-Enfants des Hôpitaux de Saint-Denis, directrice de la publication de Les relations précoces mères-enfants et leurs vicissitudes, éd. Santé Mentale et Culture, Saint-Denis, 1995 et de Narcissisme de la mère, narcissisme de l'enfant, éd. Santé Mentale et Culture, Saint-Denis, 1998.
[2] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti Communiste, Éditions sociales, Paris, 1948, p. 21.
[3] Karl Marx, Le capital, Livre premier, Éditions du Progrés, Moscou, 1982.
[4] Ibid. p 611.
[5] Les derniers rois de Thulé, Plon, coll. Terre humaine, Paris, 1976, pp. 91-92.
[6] Commission désignée par le Parlement britannique.
[7] Le capital, op. cité, pp. 466-467.
[8] Ibid. p. 467.
[9] Ibid. pp. 657-658.
[10] cf. J. et W. Grimm, " Le joueur de flûte de Hammeln ", in Les Contes, éd. A. Guerne, 2 vol., Paris, 1967.
[11] L'horreur économique, éd. de Minuit, Paris, 1997.
[12] cf., dans Le Monde du 15-16 Juin 1997, Arnaud Leparmentier, "Défendre les emplois de demain, pas d'hier" : « Dès qu'une entreprise annonce un plan social, son cours de Bourse s'envole, donnant le sentiment que les financiers font fortune sur le malheur des salariés et de leurs familles. (...) Lorsque le groupe (Electrolux) a annoncé la suppression de 12 000 emplois et la fermeture de 25 usines, l'action s'est immédiatement envolée de 14 % ».
[13] Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1996.
[14] Ibid., p. 91.
[15] Ibid. p. 412.
[16] cf. Libération du 21-10-97.
[17] Hôpital de jour mères-enfants qui accueille des mères et leurs jeunes enfants (0 à 3 ans), en grande difficulté, dans le but de traiter la pathologie précoce de la relation mère-enfant.
6, rue Auguste Poullain 93200 Saint-Denis.
[18] Viol d'anges, Pédophilie : un magistrat contre la loi du silence, Martine Bouillon, Calman-Lévy, Paris, 1997.
[19] cf. " L'adolescence ", in De la pédiatrie à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1969, p. 262.
[20] D.W. Winnicott, ibid., p. 265.
[21] cf. Marcel Mauss, " Essai sur le don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques ", Société et anthropologie, Plon, Paris, 1950.