Un sein cubiste chez Freud
EXCLUSIONS, PRÉCARITÉS : TÉMOIGNAGES CLINIQUES
Psychologie Clinique 7
juillet 1999
Un sein cubiste chez Freud
Par Katia Varenne[1]
Résumé : Court essai[2] de jonction entre ce qui peut être repéré d’une part comme théorie de la construction de l’objet chez Freud et d’autre part comme maitrise de sa déconstruction ou fragmentation dans la recherche picturale cubiste envisagée comme véritable noétique.
Mots-clés : Construction de l’objet ; déconstruction ; cubisme ; fragmentation ; processus primaires.
Dans l’Interprétation des rêves , Freud cite les processus primaires comme grands organisateurs de la figuration des objets dans le rêve ; sont souvent cités parmi ces moyens psychiques au service de l’inconscient, la condensation et le déplacement, en oubliant que pour condenser, déplacer il faut d’abord fragmenter. La fragmentation, par son lien aux pulsions destructrices, est plus soumise au refoulement mais elle entre toutefois, au même titre que les autres processus, au service d’autres instances (au sens de la deuxième topique), comme le moi ou le surmoi, et est nécessaire en particulier dans toute visée créatrice : pour créer du nouveau il faut d’abord fragmenter l’ancien.
Certaines techniques de recherche picturale comme le Cubisme ont abandonné la visée de reproduire l’objet dans son apparence perceptive pour explorer sa forme en combinant différentes informations : elles peuvent apparaître comme recherche de maîtrise par la pensée des différentes perspectives d’un objet relatives à des moments successifs de conscience. Véritable noétique, l’expérience cubiste semble être une illustration frappante d’un passage à visée ontogénétique de Freud dans l’Esquisse[3] situé dans le chapitre sur “la pensée cognitive et reproductive” ; après avoir défini deux investissements, celui du souvenir emprunt de désir et celui perceptuel qui lui ressemble, Freud parle d’une inhibition de la décharge et d’une nécessité de jugement qui pousse vers une activité de penser, activité qui cesse dès qu’il y a coïncidence entre les deux investissements. Freud écrit : « Supposons, par exemple, en prenant le cas du bébé, que l’image mnémonique désirée soit celle du sein maternel et de ses mamelons vus de face. Supposons encore que ce petit enfant commence à percevoir le même objet, mais de côté, sans mamelon. Il a gardé dans sa mémoire, le souvenir d’une expérience vécue fortuitement au cours de la tétée, celui d’un mouvement de tête particulier qui a transformé l’aspect de face en aspect de côté. L’image de côté qu’il regarde maintenant l’incite à remuer la tête puisqu’il a appris, par expérience, qu’il doit faire le mouvement inverse pour obtenir une vue de face ».
Il est facile d’imaginer, d’après ce texte, la montée d’angoisse liée à des images qui n’arriveraient pas à se juxtaposer ou même se superposer, entre celles du souvenir (qui peuvent être multiples) et celle de la perception actuelle, différente des précédentes, pour permettre le comportement adapté. De plus en allemand le mot Vollansicht donne une dimension qui n’existe pas dans la traduction française, d’un « plein la vue » dont on pourrait imaginer le pouvoir de fascination et hallucinatoire marquant le souvenir. Cette dimension expliquerait les éventuelles difficultés d’investissement de l’objet qui revient, jamais parfaitement identique et empêcherait l’adaptation à la situation nouvelle. « Trouver l’objet sexuel n’est, en somme, que le retrouver »[4], dit Freud dans un passage desTrois essais sur la découverte de l’objet. Mais pour qu’un objet dans son nouvel aspect puisse prendre place comme identique, il y a nécessité d’admettre que l’objet désiré, exactement identique au souvenir, soit à chaque fois irrémédiablement perdu : c’est là une des conditions pour constituer l’objet dans son unité symbolique, pouvoir le nommer et le reconnaître.
Le cubisme dans son jeu de déconstruction et de reconstruction des formes sillonne en les maîtrisant, tous les moments de conscience, et tous les fractionnements du temps en les rassemblant dans le même espace. La fragmentation de l’objet est ici directement liée au fractionnement du temps.
Lorsque l’on regarde un tableau de Georges Braque ou de Juan Gris par exemple, on peut observer souvent les mêmes objets, un journal, une partition, un instrument de musique (souvent une guitare), un fauteuil, et c’est dans leur fractionnement qu’intervient la dimension de la temporalité et du journalier. Le journal se lit tous les jours, parfois le journal porte une date ou un titre, marquant là ce jour d’un événement particulier; la partition porte un nom d’auteur, mais là aussi son fractionnement, comme celui de l’instrument, marque le travail journalier que nécessite la fluidité d’une interprétation musicale. De ce point de vue, le cubisme pourrait être aussi l’illustration de ce que Freud dit de « notre représentation abstraite du temps » dans “Au-delà du principe de plaisir” : « que cette représentation semble entièrement dériver du mode de travail du système Ps-Cs, qu’elle correspond à une auto-perception de ce mode de travail »[5]. Ce travail de la conscience constitue des tentatives d’approche du monde extérieur, son investissement, suivi de son retrait. En somme le fractionnement de l’objet dans les tableaux cubistes correpondrait à celui du temps, à la fraction de temps que dure l’investissement de l’objet, et à sa répétition.
[1] Psychanalyste, Docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse, EPS de Ville-Évrard.
[2] Extrait d’une thèse intitulée Le fantasme de fin du monde, chapitre centré sur la déconstruction de la représentation, de la déformation à l’abstraction.
[3] S. Freud, Esquisse d’une psychologie scientifique, p. 346.
[4] S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, chapitre sur les transformations de la puberté, p. 132, Gallimard.
[5] S. Freud, “Au delà du principe de plaisir”, Essais de psychanalyse, p. 70.