Un divan n'est pas un lit

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LES PSYCHOTHÉRAPIES DANS LEURS HISTOIRES

Psychologie Clinique 9

juillet 2000

Un divan n'est pas un lit[1]

Par Michèle Porte[2]

Résumé : Freud évitait le terme, « clinique », pour qualifier quelque part que ce fût du travail analytique, cependant qu'il en usait dans le domaine médical. On propose de rendre ce choix intelligible, en étudiant les mots que Freud utilise dans diverses situations : éloge de Charcot, où le terme clinique est fréquent ; récits de cas ainsi que Les psychonévroses de défense, où le mot disparaît, voire est récusé. Il s'avère que Freud sépare, de façon explicite et décisive, la clinique, qui ressort d'une statique de l'observation, voire, de la description de structures, et la psychanalyse, dont le présupposé est la dynamique des processus psychiques et celle du transfert-contre-transfert où ils se manifestent. Les commentaires du cas de Dora permettent de conclure que détermination de structure et pratique de l'analyse s'excluent, selon Freud. La dynamique qualitative actuelle confirme les décisions épistémologiques de Freud. Elle permet de suggérer des modalités de description spécifiques, adaptées à la pluralité des actants du processus analytique, et respectant la variabilité des formations psychiques des patients et des analystes – selon les exigences de Freud, et, de façon plus générale, conformément aux demandes antiques d'Aristote.

Mots-clés : Clinique ; tableau de maladie ; histoire de malade ; dynamique ; pratique ; technique ; théorie ; transfert ; Freud ; Aristote ; Thom.

Summary : Freud used to avoid the word « clinical » for qualifying any part of psychoanalytic work, and he used simultaneous the word, speaking about medicine. We shall make this choice intelligible by studying Freud's use of words in several situations : Charcot's eulogy, where the word «clinical» occurs frequently; case's relations, and The Psycho-Neurose of Defence, where the word don't occur, even is challenged. It appears that Freud separate explicitly and decisively the clinical, that belongs to the statics of observation, even to the description of structures, from the psychoanalysis, where the presupposition is the dynamics of psychical process and of transference-counter-transference. Commentaries of Dora's case allow to conclude that determination of structures and psychoanalytic practice are incompatible, according to Freud.Actually, the qualitativ dynamics confirms Freud's epistemological decisions. It allowes to suggest specific modalities of description, with respect for plurality of analytic process' agents and for variability of patients' and analysts' psychical forms – according to Freud's requirements and, more generally, to Aristotle's antique demands.

Key-words : Clinical ; dynamics ; practice ; technique ; theory ; transference ; Freud ; Aristote ; Thom.

La position adoptée par Freud à l'endroit du terme « clinique », telle qu'elle se dégage de l'examen de ses Œuvres Complètes, est étudiée. Quelques conséquences épistémologiques s'ensuivent; elles concernent les exigences à respecter si l'on souhaite créer en psychanalyse une clinique conforme aux vues de Freud. In fine on évoque des instruments, liés à la dynamique qualitative, dont l'usage permettraient sans doute d'avancer dans la construction d'une clinique… dynamique.

1 Klinik et klinisch dans les Œuvres Complètes de Freud

Le « lit » paraît dans le titre à cause du terme « clinique ». Rappelons que klinê signifie lit, en grec, et le verbe, klinein, pencher, incliner (ainsi, le « climat » et l'« inclination » sont en français de la même famille que clinique). L'adjectif klinikos signifie « qui concerne le lit » et, substantivé, il désigne, au masculin, le médecin qui examine le malade au lit, et, au féminin, la médecine exercée au chevet du malade. La clinique continue de désigner en français la médecine pratiquée au chevet du malade, jusqu'à nos jours. L'examen clinique est effectué auprès du malade, et les signes cliniques « s'établissent d'après l'observation directe du malade et non par la théorie », dit Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française. La problématique du « lien théorico-clinique », classique en psychanalyse, est fournie par un bon dictionnaire usuel. Mais, psychanalyse et psychologie n'ont pas paru ; il a suffi du domaine médical, et le dictionnaire indique qu'il s'agit d'un topos de la médecine et de l'épistémologie médicale. Sans entrer dans la problématique médicale de la sémiologie, ni dans le déploiement de l'ambiguïté qui affecte en médecine le concept de clinique, consultons les Œuvres Complètes de Freud et examinons comment il use et n'use pas du nom Klinik et de l'adjectif klinisch.

Une longue pratique des textes de Freud en allemand permet de savoir que ces termes sont rares, mais la consultation de l'Index des Gesammelte Werke réserve une surprise. Le terme klinisch n'est pas répertorié, quant à Klinik il n'est cité que pour renvoyer à psychoanalytische Institute, instituts psychanalytiques. Il s'agit des quelques passages, entre autres dans La question de l'analyse laïque, où Freud évoque l'enseignement de la psychanalyse et les instituts psychanalytiques berlinois et anglais créés par Max Eitingon, en 1920 à Berlin, et par Jones en Angleterre. Freud évoque aussi la création d'une psychoanalytische Hochschule, une école psychanalytique supérieure à Vienne – dont l'enseignement serait indépendant de celui de la médecine. (Dans la préface à la brochure publiée pour le dixième anniversaire de l'institut psychanalytique berlinois, en 1930[3], Freud regroupe en trois grandes fonctions les activités de ce lieu : premièrement, rendre « notre thérapie » accessible à la grande masse des gens qui souffrent de névroses et n'ont pas les moyens financiers de la payer; deuxièmement, que l'analyse puisse être théoriquement enseigner et les expériences transférées des analystes plus âgés aux élèves désireux d'apprendre[4] ; enfin parfaire « notre connaissance des maladies névrotiques et notre technique thérapeutique » (unsere therapeutische Technik). Dans ce répertoire de citations, ainsi que dans les descriptions d'enseignements et projets d'enseignement, on trouve trois occurrences du seul nom de Poliklinik, à propos de l'institut de Berlin.

L'habitude de l'Index allemand est nécessaire pour en faire bon usage. C'est un excellent instrument de travail, parce qu'il est très discriminant, au contraire de la Concordance de la Standard Edition, qui énumère toutes les occurrences de tous les termes que Freud emploie, en traduction anglaise, et n'est de ce fait utilisable qu'en de rares cas particuliers – où nous nous trouverons dans un moment. À l'inverse, lorsque Lilla Veszy-Wagner choisit de citer ou ne pas citer tel ou tel terme, cela a du sens. Encore faut-il le trouver. Bien sûr, l'usage de cet Index allemand suppose une bonne connaissance de l'œuvre de Freud. On sait alors que l'article nécrologique rédigé par Freud à la mort de Charcot, en 1893, use d'abondance des termes klinisch et Klinik. Relisons cet article du point de vue de leur signification. On tentera ensuite d'en déduire pourquoi Freud les évite pour ce qui concerne la psychanalyse, si Lilla Veszy-Wagner ne s'est pas trompée, ce que la Concordance anglaise permettra de vérifier.

2 “Charcot”, 1893

Dans l'article nécrologique de 1893, Freud célèbre Charcot, son maître à la Salpétrière pendant l'année 1886-1887, sans marchander son enthousiasme. Or, que célèbre-t-il en Charcot ? Le clinicien – plus l'inventeur et praticien de la méthode anatomo-clinique en neuropathologie. Voici quelques citations. « Charcot ne se fatigua jamais non plus de défendre contre les empiétements de la médecine théorique les droits du pur travail clinique qui consiste à voir et ordonner »[5]. (De nouveau, le topos de la théorie et de la clinique, en médecine, a paru). « Ce n'était pas quelqu'un qui rumine, ni un penseur, mais au contraire une nature artistiquement douée, comme il se nommait lui-même, un visuel [en français dans le texte], un voyant »[6]. Que fait ce voyant ? Il crée « les nouveaux tableaux de maladie, caractérisés par la connexion constante de certains groupes de symptômes » ; « il fait de la nosographie» ; « Quel trésor de formes la neuropathologie gagna grâce à lui, quelles acuité et sûreté du diagnostic furent rendues possibles grâce à ses observations, on n'a besoin que d'y faire allusion, pour le médecin »[7]. Charcot voit, ordonne, distingue par l'observation clinique puis décrit et construit des tableaux différents, là où régnait une façon de chaos. Ensuite, il pratique l'autopsie, trouve les altérations anatomiques correspondant aux troubles cliniques stables qu'il a distingués, et les localise. D'où la construction du corpus de la neuropathologie, avec sa nosographie fine, où, comme Freud l'énumère, tabès, sclérose multiple, sclérose latérale amyotrophique, etc., furent caractérisées – de manière définitive quant à la nosographie, la sémiologie, les altérations anatomiques correspondantes ainsi que leurs localisations. Un savoir stable, universel et inscriptible sans reste dans les livres.

N'étudions pas toutes les occurrences des noms et adjectifs « clinique », et allons à la dernière : « En un lieu de son travail, Charcot dépassa encore le niveau de son traitement usuel de l'hystérie et fit un pas qui lui assure aussi, pour tous les temps, la renommée d'avoir le premier élucidé l'hystérie. Occupé avec l'étude des paralysies hystériques qui apparaissent après des traumas, il lui vint à l'idée de reproduire artificiellement ces paralysies, qu'il avait auparavant soigneusement différenciées des [paralysies] organiques, et il se servit pour ce faire de patients hystériques qu'il mettait (durchsetzen, transposer) dans l'état de somnambulisme grâce à l'hypnose. Il réussit à démontrer par une déduction et conclusion sans lacune (durch lückenlose Schlussfolge erweisen) que ces paralysies étaient conséquences de représentations, qui avaient dominé le cerveau du malade dans des moments de disposition particulière. Ainsi était pour la première fois expliqué le mécanisme d'un phénomène hystérique, et à ce morceau de recherche clinique d'une incomparable beauté (an dieses unvergleichlich schöne Stück klinischer Forschung) se joignirent ensuite son propre élève P. Janet, se joignirent Breuer et autres, pour jeter les bases d'une théorie de la névrose, qui coïncide avec la conception du Moyen Âge, après qu'elle a substitué aux “démons” du fantasme clérical une formule psychologique »[8]. Voilà la clinique, sa gloire et ses hauts faits, tels que Freud les décrit et apprécie, en 1893, à propos de Charcot.

3 Tableau de maladie (Krankheitsbild) et histoire de malade (Krankengeschichte)

Pourquoi le terme ne vient-il plus sous sa plume, pour caractériser son propre travail ? N'a-t-il pas décrit et distingué, en 1894, les diverses « psychonévroses de défense » – hystérie de conversion, névrose de contrainte et phobies ? N'a-t-il pas isolé la névrose d'angoisse de la neurasthénie ? Pourquoi n'est-ce pas de la belle sémiologie et de la clinique, au plein sens de ces termes, selon le jugement de Freud ?

Avant d'esquisser une réponse, attardons-nous avec Charcot. Il s'imposait de voir et revoir les mêmes choses qu'il ne connaissait pas, et de là s'ensuivaient les nouveaux tableaux de maladie, les Krankheitsbilder, écrit Freud. Voir, observer puis ordonner : il y faut un présupposé, exact en neuropathologie, celui de la stabilité des formes que l'on cherche à observer et décrire ; il y faut aussi, outre une méthode, celle de l'anatomo-clinique, un référentiel, celui de l'objectivité, de l'intelligibilité et de l'intersubjectivité telles que la science galiléenne l'a construit[9]. Finalement, on obtient un corpus théorique stable, sûr et acquis, qui peut s'enseigner pour une bonne partie dans des cours magistraux et être appris par cœur, à savoir, description des syndromes et maladies qui ont été reconnus, avec leur sémiologie fine, leurs troubles anatomo-physiologiques et leur traitement.

Quant au « morceau de recherche clinique d'une incomparable beauté », qui établit la relation entre paralysie fonctionnelle et représentation, de nouveau il s'agit d'un tableau vivant, un peu comme le XVIII° siècle aimait à en créer. Il s'agit que paraisse et disparaisse la paralysie, ad libitum, sous hypnose, dans la statique de la répétition de l'expérience, et selon la mise en scène que Charcot avait inventée, aux “Leçons du mardi”, indépendamment des patients hystériques choisis. Il suffit d'aller lire le titre du chapitre central des Études sur l'hystérie pour commencer d'entrevoir pourquoi Freud évite le mot clinique, à propos de son propre travail : ce chapitre s'intitule “Histoires de malades” : Krankengeschichten.. De fait, il y a un abîme entre les histoires de malades, Krankengeschichten, et les tableaux de maladie, Krankheitsbilder. Côté Charcot le visible, la statique du tableau et de la clinique qui s'institue en un corpus théorique stable. De l'autre… des histoires, les histoires de personnes singulières.

Le mot Krankengeschichte se retrouve ensuite, dans tous les récits de cas que Freud a publiés, sauf celui de Dora – nous allons y revenir. Dans tous les autres récits, la première partie s'intitule Krankengeschichte, histoire de malade, avec un éventuel complément: dans le cas de l' Analyse de la phobie d'un petit garçon de cinq ans, après l'“Introduction” vient l'“Histoire de malade et analyse”. Dans celui des Remarques sur un cas de névrose de contrainte, trois pages introductives, sans titre, débutent le récit qui se poursuit par le chapitre : “À partir de l'histoire de malade”. Dans le récit de “L'homme aux loups”, À partir de l'histoire d'une névrose infantile, les “Remarques préliminaires” sont suivies par “Vue d'ensemble du milieu et de l'histoire de malade”. Que contient cette première partie ? Le récit global de la cure, selon les péripéties de son développement. L'analyse du texte du Président Schreber ne fait pas exception. Les Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa décrit de manière autobiographique (Dementia paranoïdes) sont introduites par deux pages de présentation sur quoi la première partie commence, et elle s'intitule Krankengeschichte. Ce n'est pas la relation d'une cure type – de même dans le cas de Hans ; mais c'est un récit qui rend compte des paroles et du travail du patient, ainsi que du travail de Freud, entre autres, du travail d'interprétation, bien que, comme on va voir, là ne soit pas encore l'essentiel. (La cure comme elle a lieu et l'histoire de malade s'identifient. On ne commentera pas cette position freudienne en détail, même si elle est un peu élucidée dans la suite. Mesurons cependant sa radicalité, et combien elle mériterait réflexion et exploitation. Par exemple, que deviennent le temps, ou plutôt les dimensions temporelles pour Freud, du fait de cette assimilation – et par rapport à la statique de la maladie neurologique organique ? Qu'est-ce que la névrose de transfert, selon cette identification ? Y a-t-il métaphore lorsque Freud évoque l'histoire et l'archéologie à propos de psychanalyse, ou bien y a-t-il quelque chose de plus intrinsèque ? Comment les critères de l'objectivité, de l'intersubjectivité et de l'intelligibilité sont transformés par cette identification ?).

4 Histoire et scientificité

Méditons encore un peu le terme d'histoire et son emploi freudien. Au lieu du visible, de la statique du tableau et de la clinique qui s'institue en un corpus théorique stable, voici le temps, la parole et les dynamiques : celle de l'inconscient et celle de la cure. Dès 1895, Freud écrivait ceci, dans l'Epikrisis – le « commentaire critique » –, du cas de Elisabeth von R… : « Je n'ai pas toujours été psychothérapeute, mais j'ai au contraire été élevé dans les diagnostics locaux et le pronostic [de traitement] électrique, comme d'autres neuropathologues, et cela me touche moi-même encore singulièrement que les histoires de malades que j'écris soient à lire comme des nouvelles, et que pour ainsi dire elles manquent de la frappe sérieuse de la scientificité »[10]. Est-ce qu'il ne serait pas question de clinique spécifique, dans l'ensemble de l'œuvre de Freud, parce qu'y manquerait « la frappe sérieuse de la scientificité » – ajoutons immédiatement, au sens de la science classique et de ses référentiels, ceux de Galilée avant Charcot: ceux où prévaut le temps galiléen, temps du Ciel des Idées, comme il disait, temps éternel où rien ne se passe, puisque tout y est éternel (comme la clinique neuropathologique de Charcot), ou réversible (comme la mécanique).

L'histoire est-elle une science ? Beaucoup l'accorderaient. Mais les histoires de malades ? Comment Freud peut-il prétendre en faire une nouvelle discipline scientifique ?… sans clinique ?

5 Divan

Voici un résultat acquis. Pour Freud il n'y a pas à proprement parler de clinique dans son travail, parce qu'il n'y a ni temps arrêté, ni visibilité stable des formes dont il s'occupe… ni lit non plus. Lorsqu'il présente “La méthode psychanalytique freudienne”[11], Freud rappelle l'histoire des transformations de la psychothérapie, depuis l'hypnose et la catharsis, et il décrit ainsi sa propre invention. « Si la méthode cathartique avait déjà renoncé à la suggestion, Freud entreprit le pas suivant, abandonner aussi l'hypnose. Il traite actuellement ses malades en les laissant prendre une confortable position allongée sur un divan (Ruhebett, ce n'est pas un lit, Bett, mais littéralement un lit de repos, la traduction usuelle est un divan, canapé, ou sofa) sans autre espèce d'influence, cependant que lui-même, soustrait à leur regard, est assis sur une chaise derrière eux. Il n'exige pas non plus d'eux qu'ils ferment les yeux et évite toute [forme] de toucher comme toute autre procédure qui pourrait indiquer l'hypnose. Une telle séance (Sitzung, audience) se passe donc comme une conversation (Gespräch) entre deux personnes également éveillées, dont l'une s'épargne tout effort musculaire et toute impression sensorielle distrayante, qui pourraient la troubler dans la concentration de son attention sur sa propre activité de l'âme »[12]. Une conversation se déroule dans un temps irréversible, et deux personnes au moins y participent. Enfin, si c'est une conversation authentique, les deux personnes en sont changées. Exit l'objectivité galiléenne nécessaire à la clinique que la médecine pratique, la situation que Freud crée est d'emblée trop compliquée pour la science galiléenne. Le tableau, l'arrêt sur image, empêche le travail analytique. Freud le découvre et l'explicite, avec Dora.

Avant d'y venir, rappelons que le divan est de tout autre origine et signification que le lit et la clinique. Divan provient, via l'italien divano, du turque divan, qui signifie conseil politique et salle de conseil, garnie de coussins. Le nom turc est lui-même un emprunt au persan diwan, dérivé de dibir, écrivain, scribe. Le diwan est une liste, un registre – sens que l'arabe emprunte au VII° siècle. Par ailleurs, le diwan signifie un recueil de poèmes. En français, le terme signifie d'abord le conseil du grand Turc, puis le gouvernement turc. D'autre part, il signifie une salle de réception en Orient, signification qui dérive du côté du siège confortable, pourvu de coussins et sur lequel on peut s'allonger. Il semble que le divan soit à l'opposé du lit. La vocation du divan c'est l'échange, la délibération politique, voire la mémoire du répertoire et la poésie.

6 Dora et « l'état de maladie », der Krankheitszustand

Revenons à Dora. Le récit du cas ne comporte pas de chapitre “Histoire de malade”. Mais il y a plus. Le chapitre correspondant à celui qui, ensuite, s'intitule “Histoire de malade” porte ici le titre suivant : “L'état de maladie”, Der Krankheitszustand. Ce n'est pas un tableau de maladie Krankheitsbild, on n'est pas dans le visible, mais dans la conversation entre divan et fauteuil, néanmoins, quant à la statique, on ne fait guère mieux. Pourtant, comme dans tous les récits ultérieurs, ce chapitre raconte la cure telle qu'elle s'est développée, dans l'échange entre Freud et Dora.

Ceci serait de peu d'intérêt, sans une autre caractéristique du récit du cas. Freud décèle et explicite en effet, à propos de cette cure, un manque essentiel, qu'il présente d'emblée comme existant à deux niveaux, celui de la cure et celui du récit qui en est fait. Ce manque ne concerne rien moins que la technique de l'analyse, et au cœur de cette technique – défaillante pendant la cure de Dora, et manquante dans le récit qui en est fait – ce qui échoue est le travail du transfert, ou plutôt des transferts, puisqu'à cette date Freud n'a pas encore construit le concept du transfert, qui ne paraîtra qu'en 1914-1915.

7 Exclusion réciproque de la cure et de la structure. Le transfert-contre-transfert

Dans l'introduction du récit du cas de Dora, Freud annonce, parmi d'autres manques – qui sont à entendre dans le transfert-contre-transfert –, celui-ci. « C'est une autre espèce d'incomplétude que j'ai moi-même introduite intentionnellement. Je n'ai nommément pas présenté en général le travail d'interprétation qui était à accomplir sur les idées qui venaient à la malade et sur ses communications, mais seulement les résultats de ce travail. La technique du travail analytique n'a donc été dévoilée, à part les rêves, qu'en peu de lieux. Dans cette histoire de malade, je tenais à mettre en évidence la surdétermination du symptôme et la construction intime (den intimen Aufbau,) de la maladie névrotique; cela n'aurait produit qu'une confusion irrésoluble, si j'avais tenté en même temps d'accomplir l'autre tâche »[13].

Devient-il audible qu'en psychanalyse, selon Freud, il n'y a pas de clinique, parce que le temps est vécu et conçu dans son irréversibilité ? Que, par contre, il y existe une pratique, avec une technique, et une théorie ? Qu'on n'y travaille pas, selon Freud, dans aucune opposition binaire – fascination de l'Un –, mais dans des régimes au moins ternaires ? Procédé. Méthode de traitement. Discipline scientifique. Rappelons la définition de la psychanalyse que Freud propose en 1922, dans “Psychoanalyse” und “Libidotheorie”, et qui rappelle les trois fonctions caractérisant la Policlinique psychanalytique berlinoise. « Psychanalyse est le nom 1) d'un procédé (Verfahren) pour l'investigation de processus de l'âme qui sinon sont à peine accessibles 2) d'une méthode de traitement (Behandlungsmethode) des troubles névrotiques, qui se fonde sur cette investigation 3) d'une série d'apercevances (Einsichten[14]) psychologiques, acquises sur une telle voie, qui peu à peu croissent ensemble (zusammenwachsen) en une nouvelle discipline scientifique (zu einer neuen wissenschaftlichen Disziplin) »[15].

Revenons aux manques de la cure de Dora et du récit. Freud les explicite au début et à la fin de la Postface, puisqu'ainsi s'intitulent les réflexions théoriques terminales. « La technique qui, en aucune manière, ne va de soi (keineswegs selbstverständlich), au moyen de laquelle on peut extraire du matériau brut des idées qui viennent au malade la teneur nette en pensées inconscientes précieuses, a été ici complètement omise par moi, à quoi demeure lié l'inconvénient que le lecteur ne peut confirmer la correction de ma manière d'aller de l'avant lors de ce procès de présentation (womit der Nachteil verbunden bleibt, dass der Leser die Korrektheit meines Vorgehens bei diesem Darstellungsprozess nicht bestätigen kann). Mais j'ai trouvé tout à fait impraticable (undurchführbar) de traiter ensemble (in einem) la technique d'une analyse et la structure interne (innere Struktur) d'un cas d'hystérie. C'eût été pour moi une performance presque impossible, et pour le lecteur une lecture assurément immangeable (ungeniessbar). La technique réclame absolument une présentation séparée »[16].

Néanmoins, quel aura été le prix de cette présentation « de la structure interne d'un cas d'hystérie », de « l'état de maladie », Krankheitszustand – où l'on approche le plus possible de la clinique médicale ? Quel aura été le prix de cette présentation claire et distincte ? Toute la fin de la postface y est consacrée, à partir du moment où Freud pose cette question : « Que sont les transferts ? ». « Si l'on s'engage (sich einlassen, s'embarque, se fourre) dans la théorie de la technique analytique, on en vient à l'apercevance que le transfert est quelque chose de nécessairement requis. Pratiquement (praktisch), on se convainc au moins qu'on ne peut par aucun moyen l'éviter, et que l'on a à combattre cette dernière création de la maladie comme toutes les autres. Maintenant ce morceau du travail est de loin le plus difficile. Interpréter les rêves, extraire les pensées inconscientes et souvenirs des idées qui viennent au malade et autres arts de la traduction sont faciles à apprendre; alors le malade fournit toujours lui-même le texte. Mais le transfert, on doit le deviner presque seul (selbstständig, de manière autonome, en autoréférence et continûment), à partir de points de repère minces et sans se rendre coupable d'arbitraire »[17]. Or, « le transfert, qui est destiné à devenir le plus grand obstacle pour la psychanalyse, devient son plus puissant auxiliaire, si l'on réussit à le deviner à chaque fois et à le traduire au malade »[18].

Dans le cas de Dora, non seulement Freud constate qu'il « ne réussit pas à devenir à temps maître du transfert », mais il précise comment : « Il fallait que je parle du transfert, parce que je ne peux élucider les particularités de l'analyse de Dora que par ce facteur. Ce qui constitue son privilège et la laisse apparaître comme propre à une première publication introductrice, sa particulière transparence (ihre besondere Durchsichtigkeit), cela tient (zusammenhängen, c'est lié, et même c'est une conséquence) intime de son grand défaut, qui conduisit à son interruption prématurée (vorzeitig). Je ne réussit pas à me rendre maître du transfert à temps (rechtzeitig) »[19]. Encore et toujours les paramètres temporels, les paramètres de la dynamique priment. Et pour qu'il n'y ait pas d'hésitation chez le lecteur, Freud ajoute à la page suivante : « Là où les transferts se laissent de bonne heure (frühzeitig) inclure (einbeziehen) dans l'analyse, là le déroulement (Verlauf, le cours) de cette dernière devient non-transparent (undurchsichtig, opaque, le contraire de la cure de Dora) et ralenti, mais son existence est mieux assurée contre de soudaines résistances irrésistibles ». Voilà le prix à payer pour faire, du côté de l'analyse, quelque chose qui ressemble à de la clinique, à la description d'un état ou d'une structure : c'est… de n'être pas analyste !

8 Primat de la dynamique

L'extrême rigueur – au sens scientifique du terme – avec laquelle Freud décrit son travail et évite de le caractériser comme «clinique» mériterait de longs commentaires. À défaut d'y entrer, repérons l'essentiel : Freud s'est engagé d'emblée dans un monde où l'on prend connaissance des processus psychiques de façon dynamique – « la Dynamique (entendue au sens le plus général de science des actions du temps dans les états d'un système) »[20]. Et, dans ce monde, il lui paraît que le terme clinique n'est pas adéquat. Comme notre enquête a avancé, consultons la Concordance anglaise. Une petite série d'occurrences du terme « clinical » se présente, ce qui n'est pas pour étonner ; elles appartiennent souvent à des textes pré-analytiques. D'après quelques sondages, les autres désignent de manière si vague, si peu spécifique, un autre lieu que celui de la théorie, qu'elles ne contredisent pas notre analyse et la confirment plutôt.

Cependant, l'occurrence d'une « psychologico-clinical analysis » dans Les psychonévroses de défense inquiètent. Nous tromperions-nous ? Freud décrit alors le mécanisme du refoulement. « La séparation de la représentation sexuelle d'avec son affect et la jonction de celui-ci avec une autre représentation qui convient mais n'est pas inconciliable – ce sont des processus qui ont lieu sans conscience, que l'on peut seulement supposer mais qu'on ne peut démontrer par aucune analyse clinico-psychologique »[21]. Freud abonde dans notre sens; d'autant plus que le sous-titre de l'article est sans équivoque : “Essai d'une théorie psychologique de l'hystérie acquise, de nombreuses phobies et représentations de contrainte et de certaines psychoses hallucinatoires”.

Ainsi, le travail nosographique, où les hystérie de conversion, névrose de contrainte et phobies sont distinguées n'est pas de la clinique aux yeux de Freud, mais de la théorie. De fait, Freud aborde et différencie les situations – et les névroses – par l'histoire des patients, et par une voie étiologique. En outre, l'étiologie s'avère une dynamique de conflit. L'hystérie est une vieille connaissance du monde médical, lorsque Freud la désigne comme hystérie de conversion. Mais il crée une nouvelle nosographie, parce qu'il construit une intelligibilité des symptômes grâce à une dynamique de conflit sous-jacente. Il suffit de rencontrer un hystérique pour constater que la nosographie freudienne n'est pas reconnue dans le monde médical – de fait, ce n'est donc ni de la nosographie, ni de la clinique. Le patient que j'ai reçu il y a peu a déjà coûté des milliers de francs à la sécurité sociale, parce que ses demandes, adressées au monde médical, n'ont pas cessé de donner lieu à des actes, prescriptions, etc., qui n'en peuvent mais et laissent le patient… stable. En outre, lors de notre première conversation, et bien qu'un trouble fonctionnel de la marche fût évident, je ne me suis pas dit que ce patient était hystérique. Je ne l'ai pensé qu'après l'entretien… et j'aurais été gênée plus qu'aidée dans mon travail de l'avoir pensé avant. Freud reconnaît d'emblée, et souligne mainte fois qu'il ne se situe pas là où un tableau clinique peut se construire, « sans lacune dans la déduction et la conclusion ». Même dans le cas transparent et sur-stabilisé de Dora, n'écrit-il pas que : « le lecteur ne peut confirmer la correction de ma manière d'aller de l'avant lors de ce procès de présentation » ?

9 Ternarité minimale. Freud avec Aristote

À défaut de clinique, voire de lien théorico-clinique, quel genre de termes distinguer, entre lesquels la psychanalyse s'élabore ? Freud constitue la vue qu'il a des processus psychiques et de la psychanalyse avec au moins trois termes. (Une analyse métapsychologique n'est construite que si l'on décrit les trois points de vue topique, économique et dynamique). Quant aux articulations plus générales, constitutives de la psychanalyse nous avons rencontré : Procédé. Méthode de traitement. Discipline scientifique. Puis : Cure. Enseignement théorique et transfert des expériences. Progrès de la connaissance des névroses et de celle de la technique. Pourrait-on distinguer : la pratique, la technique et la théorie ?

Rappelons les modes, non d'être, mais d'agir, qui constituent notre relation au monde, selon Aristote : la praxis (dont le but est la phronesis, la prudence, peut-être la sagesse) ; la poiesis (la création, dont l'un des buts serait l'art) ; enfin la theoria (où la dialectique est centrale et dont le but serait l'épistémé, le savoir, et peut-être la contemplation). Il semble qu'il y ait une parenté avec Freud qui n'a sans doute pas été assez étudiée. Elle mériterait d'autant plus d'être exploitée que, si Freud brocarde la philosophie et les philosophes tout au long de son œuvre, cependant « le vieil Aristote » échappe à ce traitement, en 1915, pour d'excellentes raisons[22]. En outre, fréquentant les cours de Brentano pendant deux ans, au début de ses études à Vienne, Freud aura entendu parler d'Aristote de la bouche d'un des meilleurs aristotéliciens de ce temps-là[23].

Aristote rencontre des difficultés analogues à celles de Freud. Si l'on ne transige pas sur le temps, sur la variabilité des phénomènes tels qu'on peut les connaître, cependant que soi-même on change aussi, alors il est difficile d'articuler d'une manière simple les médiations selon la praxis, selon la poiesis et selon la théorie qui sont à l'œuvre dans toute connaissance authentique. En somme, les espaces dans lesquels on prend connaissance du monde, des autres et de soi sont beaucoup plus grands que la linéarité de l'écriture, voire la bidimensionalité de la page ou celle des tableaux cliniques.

Freud n'a jamais transigé, en créant la psychanalyse, en décrivant sa pratique, en élucidant sa technique et en déployant peu à peu un corpus théorique relativement stable. Il a simplement noté qu'il n'arrivait pas à rendre compte de la simultanéité de leurs fonctionnements. Un domaine théorique s'il en fût lui donne raison, quant à ses décisions épistémologiques majeures. Ce domaine s'appelle – ça tombe sous le sens – celui de la dynamique qualitative, en mathématique. On y trouve pourquoi et comment Freud fit de la haute science, contemporaine de celle des mathématiciens dynamiciens (Poincaré, Lyapunov, etc.). Mais cette science n'est pas nécessairement galiléenne, elle est en général plus compliquée et, selon les mathématiciens qui la pratique, elle est aristotélicienne.

10 Apologue du contour apparent. Esquisse d'une stylisation du transfert-contre-transfert

Revenons au(x) transfert(s) et contre-transfert(s), ainsi qu'à l'identité remarquable entre l'histoire de malade et le déroulement de la cure, selon Freud. À la fin de son œuvre, dans les Constructions dans l'analyse (1937), Freud rappelle que ce qui est « souhaité » par le travail analytique est « une image digne de confiance et complète dans tous les morceaux essentiels des années de vie oubliées du patient »[24]. Voilà une autre image ; mais elle est conceptuelle, comme il s'avère à une lecture soigneuse du texte, construite et reconstruite à plusieurs[25]. En outre, ceux qui ont pratiqué le divan savent que cette image est construite et reconstruite pour sombrer dans un authentique oubli, au fur et à mesure qu'elle paraît. Il s'agit en effet qu'elle s'estompe et cesse d'intervenir de manière intempestive dans la vie quotidienne. Au moins, si elle y intervient, qu'on en reconnaisse la patte, et qu'on puisse s'en dégager tant soit peu.

Cette image, en un sens absente, ressemble à un contour apparent[26] que plusieurs personnes contempleraient de points de vue différents, tout en se communiquant ce qu'ils voient et en réussissant à comprendre pourquoi ce qu'ils voient est différent, cependant que ce que chacun voit se modifie au cours de l'échange, soit que la forme vue se transforme, ou qu'eux-mêmes changent. (L'apologue est rudimentaire car la vue sur le contour apparent d'une forme quelconque dans l'espace-temps ne dépend que d'une source d'énergie primaire qui s'y dépense : la lumière. Au contraire, « l'histoire de malade » dépend des motions pulsionnelles diverses de tous ceux qui ont participé et participent à sa création-disparition.)

À cette première différence près, tout se passerait dans la cure un peu de la manière suivante. Le patient connaît son histoire, même si, simultanément, il ne la connaît pas. Quant à l'analyste, à coup sûr, au début des conversations, il n'en connaît rien. Alors s'ébauche un premier récit, des événements se dessinent. Chacun de son côté, patient et analyste commencent de s'en construire une façon de vue. Celle de l'analyste et celle du patient sont différentes, parce que l'analyste insère dans la sienne de la technique analytique et de la théorie analytique – sans le savoir, au moins pendant les séances –, tandis que le patient, en général, manque de la plupart des affects, ou du moins des intensités des affects correspondant à ce dessin évolutif qui s'ébauche. Puis, à certains moments du récit, l'analyste bronche ; il est touché d'une manière ou d'une autre : il perd le fil ; il ressent un affect apparemment incohérent avec ce que l'autre raconte ; un détail soudain ne colle pas ; un lapsus s'est produit, bref, il se produit pour l'analyste une singularité – affective –, et en un certain sens, les événements, le contour apparent qui se construisaient côté fauteuil changent brutalement, voire, cessent d'être intelligibles. Alors, l'analyste intervient; il signale au constructeur et autre voyant, tout en respectant des règles techniques précises, que là, il y a eu singularité. C'est le travail que le contre-transfert permet. Le patient, côté divan, peut reprendre ce qui venait d'être dit, éprouvé et construit.

En un sens, et là les choses se compliquent, le patient aura toujours présupposé un lieu à partir duquel l'analyste contemplait les événements et leur donnait une certaine forme – ce serait une manière de dire le transfert. Et l'analyste aura à déceler les places où il aura été ainsi comme fixé à son insu, à les communiquer au patient, tout en signifiant qu'il voit les choses d'ailleurs et autrement – analyse du transfert. Ce jeu des changements de contours apparents, vus de points de voir différents et évolutifs, dont l'intelligibilité échappe puis resurgit, durera jusqu'à ce qu'ils aient réussi tous les deux à déplier toutes les singularités et tous les affects que les événements successivement dépeints suscitaient. À la fin, ils seront d'accord. Ils auront épuisé toutes les singularités des contours apparents des événements et ils les auront en un sens recollés entre eux. Ils pourront se séparer et oublier.

Aux origines de résultats essentiels en dynamique qualitative, il y eut cette question de géomètres italiens : peut on épuiser, dans l'espace-temps usuel, toutes les formes de contours apparents, et toutes les modalités de changements qui ont lieu lorsqu'en se déplaçant autour d'un objet on le voit changer ? La réponse, récente, est oui. On peut construire un espace – à un très grand nombre de dimensions – où figurer un objet, tous ses contours apparents, tous les changements possibles d'une vue à une autre, enfin comment ces changements se produisent.

L'image des changements des contours apparents d'un objet, pour le travail du patient et de l'analyste, est simpliste. On travaille en analyse avec des affects de qualité et d'intensité diverses, alors que les contours apparents d'un objet ne présupposent qu'une sorte de lumière pour exister. Il serait plus convenable de dire que chacun de son côté, analyste et patient construisent des formes différentes mais corrélées. On pourrait alors styliser le travail de chacun comme une analyse de contours apparents – des strates – créant, du fait des dynamiques pulsionnelles sous-jacentes diverses, deux formes différentes. Leurs échanges témoigneraient alors des modalités selon lesquelles, tout en étant corrélées, les dynamiques et les formes construites par chacun divergent. Là, le référentiel galiléen ne suffirait plus, et il faudrait évoquer le terme technique de connexion (qui subsume celui de changement de repère galiléen comme cas particulier), pour rendre compte de leurs échanges. Les connexions peuvent n'être pas « holonomes » – plates et régulières – au contraire des changements de repères galiléens ; elles peuvent styliser que des temporalités et des énergétiques diverses distinguent les objets et les singularités que cependant elles… connectent. Selon cette ébauche de stylisation, l'histoire de malade et le récit de la cure s'identifieraient dans l'exacte mesure où la connexion entre le travail du patient et celui de l'analyste finirait par devenir… holonome. Viendrait un moment où les formes construites côté divan et côté fauteuil seraient les unes par rapport aux autres dans le rapport de répétition que la science classique institue comme critère de la scientificité. Ce serait le moment de conclure, la cure serait finie !

Rendra-t-on hommage, un jour, à Aristote, à Freud, aux géomètres italiens et aux mathématiciens de la dynamique qualitative, pour avoir inventé des sciences des formes évolutives ? Des sciences où la répétition cesse d'être le critère de validité, sans que les énoncés se soustraient pour autant au contrôle formel.

Références

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Veszy-Wagner L., 1968, Sigm. Freud Gesammelte Werke. Chronologisch geordnet. Achtzehnter Band. Gesamtregister, dritte, korrigierte Auflage, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1977.

[1] Cet article reprend le thème d'une conférence prononcée le 10/XI/1999, au cours, “La psychanalyse dans la recherche”, organisé par le Pr. Sophie de Mijolla-Mellor, au DEA “Psychopathologie fondamentale et psychanalyse”, Université Denis-Diderot Paris VII. Thème : “Le lien théorico-clinique”.

[2] Michèle Porte est psychanalyste ; psychothérapeute à l'Hôpital Paul Brousse, Service du Pr. Guelfi, 94800 Villejuif. Docteur d'État, elle enseigne à l'École Normale Supérieure de Fontenay Saint-Cloud et à l'Université Denis-Diderot-Paris VII, où elle est directeur de recherches dans le DEA de Psychopathologie fondamentale et Psychanalyse.

[3] Freud S., 1930b.

[4] «zweitens eine Stätte herzustellen, an der die Analyse theoretisch gelehrt und die Erfahrungen ältere Analytiker auf lernbegierige übertragen werden können», ib.

[5] Freud S., 1893f, Charcot, G.W. I, p. 23, c'est moi qui souligne.

[6] Ib., p. 22.

[7] Ib., pp. 22 et 23, c'est moi qui souligne.

[8] Ib., pp. 33-34, souligné par moi.

[9] « Le miracle de la physique – que Kant lui-même s'était résigné à laisser inexpliqué – ne paraît pas pouvoir s'étendre aux autres disciplines scientifiques (même celles dites exactes). On peut je crois en donner la raison. En physique, objectivité et intersubjectivité s'identifient ; c'est le principe de relativité cher à Einstein » Thom R., 1985, p. 13. Thom déploie ensuite les raisons pour lesquelles le principe de relativité ne vaut ni en mécanique quantique, ni dans les sciences humaines, et comment on pourrait substituer au référentiel galiléo-einsteinien un autre référentiel, bien sûr plus compliqué, qui permette de construire une objectivité, une intersubjectivité et une intelligibilité renouvelées pour ces disciplines. Nous nous inspirerons plus loin de ses suggestions.

[10] Freud S., 1895d, Studien über Hysterie, G.W. I, p. 227, souligné par moi.

[11] Freud S., 1904a, Die freudsche psychoanalytische Methode. Publié d'abord dans un ouvrage collectif, en 1903, cet article est écrit par Freud à la troisième personne.

[12] Ib., p. 4-5, souligné par moi.

[13] Freud S., 1905e, Bruchstück einer Hysterie-Analyse, G.W. V, p. 170, souligné par moi.

[14] Étant donné que Saint-Simon use du terme « apercevance » comme d'un exact synonyme de l'Einsicht allemand, si souvent employé par Freud, et qui ne cesse de poser problème à ses traducteurs – un « point de vue » est bien faible, là où il s'agit certes de voir mais surtout de comprendre –, pourquoi ne pas ressusciter ce mot de la langue du Duc ?

[15] Freud S., 1923a, “Psychoanalyse” und “Libidotheorie”, G.W. XIII, p. 211.

[16] Freud S., 1905e, G.W. V, p. 275, souligné par moi.

[17] Ib., p. 280, souligné par moi.

[18] Ib., p. 281.

[19] Ib., p. 282.

[20] Thom R., 1971, Le rôle de la topologie dans l'analyse sémantique, p. 165.

[21] Freud S., 1894a, Die Abwehr-Neuropsychosen, G.W. I, p. 67, souligné par moi.

[22] Freud S., 1917d, Metapsychologische Ergänzung zur Traumlehre; voir aussi Porte M., 1994, La dynamique qualitative en psychanalyse, pp. 132-134.

[23] Cf. McGrath J., 1986, Freud's Discovery of Psychoanalysis : The Politic of Hysteria, qui étudie l'influence de Brentano sur Freud.

[24] Freud S., 1937d, Konstruktionen in der Analyse, G.W. XVI, p. 44.

[25] Porte M., 1999, Les preuves en psychanalyse, étudie une partie des Constructions dans l'analyse en détail.

[26] On appelle « contour apparent » d'une forme de l'espace-temps la géométrie qu'elle offre au regard, vue d'un point déterminé de l'espace-temps. La plupart des lecteurs se souviendront de ce jeu d'enfant où l'un demandait à l'autre ce que représentaient deux cercles concentriques. « Un mexicain » était la réponse : un mexicain vue d'en haut et portant chapeau. C'est bien l'un des contours apparents d'une personne, vue d'en haut et portant un chapeau assez vaste pour masquer ses épaules.