Production du social : tendances actuelles

RUPTURES DES LIENS, CLINIQUES DES ALTÉRITÉS

Psychologie Clinique 16

décembre 2003

Production du social : tendances actuelles

Par Gérard Althabe[1]

Résumé : La globalisation est le règne sans partage du capitalisme mondialisé qui, libéré de toute altérité, fabrique désormais la société selon ses propres lois. Les mécanismes de son fonctionnement produisent hiérarchies et dominations, mode d'individualisation. Une des conséquences de cette hégémonie est, dans certains pays du sud, le remplacement de l'État par l'humanitaire. Les recherches menées au Laos et au Vietnam par Monique Sélim et Bernard Hours montrent que ce qui est appelé le communisme de marché est un des chemins pour le moins paradoxal emprunté par le mouvement de globalisation.

Mots clés : Altérité ; anthropologie ; capitalisme ; communisme de marché ; humanitaire.

Summary : Globalization seems to be the era of world capitalism free of any alterity building society according to its own rules producing hierachys and domination, ways of constructing the individual. In some places humanitarian actions are replacing the state capacities. Research dare in Laos and Vietnam by Monique Selim and Bernard Hours shows that market communism is a paradoxal way to reach a planetary globalization.

Key-words : Alterity ; anthropology ; capitalism ; market communism ; humanitarian action.

La globalisation est devenue depuis quelques années l'objet d'une torrentielle réflexion. Parmi ces publications l’ouvrage de Bernard Hours[2] apporte un regard original : il est une tentative qui nous permet de construire le sens d'un processus qui le plus souvent relève de descriptions structurées entièrement par l'économisme et les explications se réduisent à montrer une logique économique qui sert de clé ultime à la compréhension du social, du symbolique, du politique. Le processus de globalisation doit être considéré comme une étape dans une logique dialectique de la continuité et la discontinuité dans le cadre de la construction d'une société capitaliste : l'horizon en serait un univers social et symbolique entièrement produit par le capitalisme et non point une société dans laquelle le capitalisme se développe dans une altérité dans laquelle il est contraint de s'articuler avec des dimensions qui sont en dehors de lui, entre autres la dimension politique concrétisée dans l'État nation. Cette articulation a été la condition de son fonctionnement et ainsi, dans le mouvement historique des deux derniers siècles, le capitalisme passe progressivement d'une position subordonnée à une position dominante ; et maintenant l'accomplissement de ce mouvement serait en cours avec un capitalisme ayant résorbé en lui toute altérité. On peut s'interroger sur le monde qui serait imposé à la planète : la transfiguration en marchandises de tous les aspects de l'existence depuis celui des tranches de temps vendues par les agences de tourisme bientôt jusqu'à celui de morceaux du corps devrait se poursuivre sans entraves, mais le rapport marchand serait la matrice du lien social à travers l'individualisation de l'individu auto référencé. Les cadres d'échanges seraient alors extérieurs aux acteurs qui ne communiqueraient entre eux qu'indirectement par des symboliques imposées du dehors. Il s'agit d'une figure exemplaire de l'aliénation. L'émergence de cette société capitaliste se produit dans une rupture drastique, dans une discontinuité absolue et elle réinvestit en elle à la fois la continuité historique et les dimensions culturelles qui en sont le terreau. Il suffit d'évoquer le Disneyland historique qu'est devenu le centre de Paris avec ses millions annuels de touristes.

Pour comprendre ce processus, il faut établir la comparaison avec les deux autres formes de domination qui ont marqués la siècle dernier : la domination coloniale et le système communiste. Dans les deux cas, il y a eu la volonté de créer une société nouvelle, avec d'ailleurs des différences considérables. Le système communiste a été un effort extraordinaire pour créer une société fondée sur le rapport politique auquel la dimension économique était subordonnée ; dans la domination coloniale a été manifeste la volonté d'accompagner l'introduction des rapports marchands par la réorganisation autour d'eux des univers sociaux existants. Est frappante en revanche la discontinuité du mode de domination actuel, souligné dans l'ouvrage précité, à travers l'anonymat et l'impossible identification du maître : on a affaire à un Olympe peuplé de cotations boursières, de sigles et de logos d'entreprises multinationales. Les politiciens étatiques sont visibles mais ils sont des faux maîtres, des valets qui se font passer pour le patron comme dans quelque commedia dell'arte. Ce constat amène à parler de domination sans rapport de dépendance, ce qui d'ailleurs rend obsolète les modes antérieurs de résistance et de révolte. Ce nouveau mode de domination est la conséquence directe de la recomposition présente du capitalisme fondé sur le refus de quelque altérité. La globalisation actuelle apparaît neutraliser tous les obstacles pour imposer à la population de la planète une société capitaliste : l'extérieur, le dehors sont phagocytés pour éviter qu'ils ne soient la source d'une subversion, avec l'épilogue figurée dans l'image des barbares wisigoths s'emparant de Rome. Dans le même temps le dehors est inclus dans le dedans, ce qui est la manière la plus sûre de pacifier ce danger. Les ONG sont installées dans ce point d'articulation décisif, elles occupent ce front pionnier. La dualité du dedans et du dehors n'est pas traduisible en termes géographiques, elle est partout aussi bien dans le nord que dans les sud, New York est une ville double avec ses luxueuses tours et ses petites boutiques, on parcourt deux mondes en remontant Broadway ou quelque autre rue. Semblablement il suffit de prendre la ligne 2 du métro parisien entre Nation et la Place Clichy. À chaque fois, il y a une différence de degré, de localisation de la frontière, on tend à intervenir sur ce front d'une manière identique, comme le montre l'apparition d'ONG dans les banlieues de la région parisienne. Ainsi se révèle clairement l'effacement de la perspective tiers-mondialiste antérieure. Les interventions se jouent dans cette frontière à travers l'action des ONG humanitaires, selon les deux axes qui sont la santé et la nourriture. On voit – en faisant du camp de réfugiés le lieu emblématique de ces opérations – comment les individus sont constitués comme des victimes. Ils ne sont plus des sujets sociaux et politiques, ils sont réduits à leur condition d'individus biologiques ; et la pratique des actions humanitaires décompose de façon paradigmatique les sociétés existantes. La santé est une source infinie de métaphores habillant les interventions et les actions. Par ce biais la Banque Mondiale traite la pauvreté ou l'ultra pauvreté comme une maladie et met fin à l'idée de développement qui supposait un but à atteindre et donnait sens aux interventions dans l'anticipation de l'intégration des “ bénéficiaires ” dans le système global. Le modèle de la thérapeutique médicale englue dans un temps cyclique, une maladie suit une autre, il enveloppe dans un mouvement de décomposition jusqu'à la mort à laquelle nul n'échappe. Le passage dans le dedans se joue dans la pédagogie démocratique dont les ONG sont les opérateurs pédagogiques majeurs. On quitte alors le camp de réfugiés qui est censé être un lieu de passage, mais le modèle de l'intervention reste identique : on constate un manque, une absence et on les comble tout en niant l'existant qui est le produit d'une histoire. Ce processus est une des conditions de la construction de la société capitaliste.

L'ensemble de ces interventions véhicule une pression idéologique qui semble se fixer autour de deux points stratégiquement décisifs. Le premier concerne la construction de l'individu en dehors du social donc du politique, dans la société capitaliste.La figure de la victime en est en quelque sorte une des expressions les plus achevées et, lorsque les victimes sont regroupées en troupeau, elles ne forment une société que dans le cadre imposé du dehors et elles ne communiquent plus entre elles que comme victimes. Cette figure s'élabore dans la pratique médicale et s'implante partout. Le passage du dehors au-dedans se traduit par le déplacement de la victime coupable de son sort à la victime qui a des droits et peut les revendiquer. À un second niveau, l'individu désocialisé s'édifie sur le terrain du normatif, de la morale ; tout ce qui le concerne est retraduit dans les termes de la responsabilité personnelle et l'idée de responsabilité collective progresse : on devient coupable d'être malade ou pauvre, d'être sous le joug de pouvoirs politiques despotiques. Les normes qui définissent cette responsabilité et cette culpabilité créent la marge, la frontière et alimentent la stigmatisation de ceux qui sont en dehors, tout en hiérarchisant ceux qui sont dedans dans la logique de la proximité et de l'éloignement. Les mises en scènes médiatiques de l'humanitaire nous offrent des descriptions épouvantables de mondes que l'on nous dit ainsi être le dehors du notre, elles nous confortent, nous les spectateurs des pays riches, dans la bulle protégée dans laquelle nous sommes persuadés de vivre. C'est une manière d'occulter que nous sommes nous aussi pris dans un même destin. Les signes de notre enfermement dans cette condition commune se multiplient. La chronique des inondés de la Somme est ainsi exemplaire : ils sont victimes pèle mêle de la nature, d'un complot de l'administration et des politiques pour protéger Paris, ils sont aussi coupables de leur malheur pour avoir construit leur maison à tel endroit, c'est un récit sans fin. Ou bien la santé prend une place grandissante dans le théâtre médiatique, elle est présentée sous toutes les formes de la mise en scène, les fictions comprises, l'annonce quasi quotidienne de découvertes thérapeutiques, et elle est devenue un des points centraux du débat public et un des facteurs décisifs de sa dépolitisation.

Depuis deux ou trois décades la tendance à extraire la solidarité du mode de collectivisation dont l’État est l’agent et le garant s’est de plus en plus affirmée. Cette collectivisation s’était instaurée à travers le refoulement des solidarités élaborées dans des univers sociaux produits par le développement des relations personnelles. La solidarité est aujourd’hui replacée dans un modèle dans lequel les individus prennent en charge la totalité de leur existence en tant qu’agent d’une économie capitaliste, ce jusqu’à payer leur propres obsèques et leur pierre tombale. La solidarité est ainsi dissoute dans la logique marchande : elle est un exemple de l’expansion endogène du capitalisme fondée sur l’invention permanente de marchandises (comme les services, le tourisme et les loisirs, la sécurité devenue de nos jours un marché particulièrement juteux, l’enjeu des débats actuels sur les biotechnologies etc…). Ceux qui sont dans l’incapacité d’être les agents de cette prise en charge d’eux mêmes en tant qu’agent d’une économie capitaliste et marchande, sont enfermés dans la relation caritative avec le débat récurrent sur la limite qui est produite par l’évaluation de cette incapacité. L’exemple de la réduction des aides sociales aux USA montre que cette limite peut être repoussée très loin. Avec le caritatif la solidarité est également coupée de la collectivisation étatique. Cette dialectique entre une logique marchande – qui transforme la solidarité étatique en un domaine du marché et le caritatif qui devient le mode de mise en œuvre de la solidarité envers ceux qui sont exclus du domaine précédent – témoigne de l’impossibilité pour l’économie capitaliste de prendre réellement en charge la solidarité. Elle ne peut relever de l’incertitude constitutive de l’investissement capitaliste et les victimes des fonds de pension qui se retrouvent sans retraite en font l’amère expérience. Le déplacement dans un autre terrain est donc obligatoire et la collectivisation étatique est un déplacement de ce type qui répond sans l’effacer à cette contradiction centrale. La mise en question de la collectivisation étatique n’efface nullement la contradiction, d’où les errances actuelles dans l’élaboration des dispositifs, la localisation du caritatif dans les églises. L’action sociale dans les paroisses chrétiennes ou les moquées, la multiplication des associations et les restos du cœur se présentent comme la vérité du moment. Il faut replacer cette recomposition de la solidarité dans son contexte. Nous assistons à l’épilogue d’une période historique dans laquelle le capitalisme était pris dans une société qui s’était produite dans une dualité entre lui et une altérité qui lui était à la fois nécessaire et contradictoire. Deux modèles d’altérité peuvent être relevés : tout d’abord celui dans lequel le capitalisme s’est développé dans la consubstantielle articulation avec le politique structuré dans et par l’État et, deuxièmement, celui dans lequel ce même capitalisme a été introduit par la conquête militaire et s’est imposé du dehors à des société locales relevant d’une logique et d’un historicité qui lui était étrangère.

La globalisation désigne un processus dans lequel le fonctionnement même du capitalisme s’affirme comme producteur de la société et du social. Celle-la est de moins en moins le produit d’une dualité, l’altérité est lentement résorbée. L’émergence d’une domination diffuse enveloppe et pénètre l’existence de chacun jusqu’à son intimité. Elle n’a pas de centre de pouvoir clairement identifiable contre lequel pourrait s’édifier la résistance et la subversion. Dans les effort d’extraction de la solidarité du champ d’intervention de l’État intervient la décomposition d’un mode de légitimation de l’État qui lui permettait d’agir sur la composition même de la société nationale : la redistribution permet de maintenir les écarts de richesse dans des limites le plus souvent évaluée selon les nécessités de l’ordre public. D’autre part dans les sociétés démocratisées, cette même redistribution est le terrain du conflit politique tel qu’il est traduit dans la démocratie représentative : il est objet de délibération et de dénouement dans des compromis conjoncturels. La décomposition de cette légitimation, partant de l’ État comme agent participant à la production d’une société nationale a pour conséquence de faire du territoire de celle-ci un champ dans lequel la production du social par le fonctionnement mondial du capitalisme tend à être mise en œuvre sans obstacle. Ainsi l’espace national est devenu, par certains côtés, une composante du territoire planétaire produit par le capitalisme. L’État dans le modèle en train d’être mis en place n’intervient plus dans la production de la société : il se contente d’en assurer la perpétuité du dehors, pourrait on dire, l’exercice de la violence (police et justice, armée) et l’organisation de la charité. Quand on examine le paysage social tel qu’il est dessiné dans l’espace national, les effets de la mise en œuvre de l’hégémonie du capitalisme sont spectaculaires. Dans une première approximation l’accroissement de l’écart de richesse entre les riches et les pauvres recouvre une multiplicité d’univers sociaux et symboliques, de modes de vie qui se placent le long d’une échelle hiérarchique partagée (ceux qui sont au plus bas n’élaborent pas d’alternative, mais aspirent à améliorer leur position). Le lien entre cette pluralité de mondes sociaux est à rechercher dans un mode de consommation engendrée dans le développement capitaliste désormais partagé par tous. Le processus qui est à la base de cette recomposition sociale réside dans un mode d’individualisation tel qu’il est crée par le rapport marchand et dans l’émergence d’une scène publique fragile dans laquelle interviennent des collectifs éphémères crées autour d’un intérêt conjoncturel.

La construction de la séparation est le cœur du fonctionnement d’une telle société. Ainsi la ségrégation spatiale – tendue vers le regroupement des semblables et l’exclusion des différents – se renforce et se cristallise dans les agglomérations urbaines à mesure que la logique du marché immobilier et foncier se déploie librement. L’État (dont la municipalité) abandonnant peu à peu ses pratiques d’intervention, on en trouve une forme emblématique dans les quartiers fermés qui sont en train de disloquer la ville en tant qu’espace dans lequel coexistent les différences. Dans un paysage social ainsi recomposé, la domination s’exerce à travers l’articulation de deux dimension : d’une part une production symbolique torrentielle (grâce aux moyens techniques de communication, la télévision pour le moment joue un rôle décisif) à travers laquelle on produit et reproduit un dedans (un champ social et symbolique partagé) en construisant ceux qui sont dans les bas de l’échelle en étrangers dangereux (la mise en scène de la violence et de l’ethnicité), en autant de peuplades qui se pressent aux portes de notre monde et contre lesquelles il est impérieux de se défendre. D’autre part la justice, avec les lois qui classent et excluent (la figure du réfugié par exemple) et la police deviennent les instruments principaux de l’intervention de l’État. On peut suivre les transformations de l’État : il maintient le paysage social tel que le fonctionnement capitaliste le produit et il a entériné son impuissance à agir dans la composition de ce paysage. Ainsi ces dernières années en France est frappant l’abandon dans la pratique de la perspective de l’intégration des migrants, l’abandon de l’espoir de réintégrer les pauvres dans le bateau de la croissance, l’abandon des tentatives d’éradiquer la violence sociale. L’État se contente de gérer, de maintenir dans des niveaux acceptables l’ethnicité, la pauvreté et la violence. Dans ce rôle l’État est nécessaire, il reste le garant de l’existence d’un espace national modelé socialement par le capitalisme international. Les processus présentés sont décelables au niveau mondial, ce dans la mesure où l’espace social national étant produit par des mécanismes capitaliste internationaux est de plus en plus une composante de l’ensemble planétaire. La même impuissance que celle dans laquelle l’État national a été réduit se retrouve dans l’action des organismes internationaux : ils accompagnement ce que produit le capitalisme, ils en atténuent parfois les effets. La pauvreté est gérée, ses conséquences extrêmes sont parfois édulcorées, mais en aucune manière sa disparition n’est sérieusement envisagée : on est définitivement sorti de la perspective du développement. La notion de gouvernance est la traduction emblématique de cette impuissance, elle est élaborée dans les officines de production intellectuelle de ces organismes, le camp de réfugiés est la mise en scène archétypale du caritatif, l’intervention des ONG qui sont les agents (de par leur financement) des organismes internationaux illustrent exemplairement l’effacement de l’État.

Arrêtons nous quelque peu aux territoires et aux populations dans lesquels dans le cadre de la domination coloniale le capitalisme a été imposé et maintenu par la violence militaire et qui sont devenus dans les années 60 des États indépendants. La colonisation (instaurée à la suite de la conquête militaire) était fondée sur une domination qui s’exerçait par un appareil administrativo-militaire, une domination qui était conservatrice des sociétés locales et qui se reproduisait à travers des mécanismes de captation de processus internes à ces univers. Le capitalisme sous la forme de l’exploitation et de l’échange marchand qui se développait était la condition de son existence. En aucune manière il ne structurait d’une manière dominante la production de la société, il était réinvesti dans des logiques et des historicité qui lui étaient étrangères. Dans les années 60, la décolonisation se traduit dans l’émergence d’États nationaux. Elle vise à sortir de la situation antérieure et l’État national est censé dissoudre la dualité, l’altérité constitutive de la domination coloniale. Or l’inverse intervient, l’État est investi et recomposé par des processus issus du pouvoir élaboré dans les société locales, cet État bifron doit assurer le maintien d’une pluralité de sociétés locales dans un espace national et il ne pourra le faire que par le despotisme et la gestion toujours recommencée des divisions ethniques et religieuses. Quand il ne peut plus assurer ce rôle précaire, les guerres internes éclatent (dans certaines régions elles deviennent endémiques et perdent leur enjeu qu’est la prise du pouvoir politique). Actuellement ces États en haillons – ils sont parfois réduits à n’être que des références symboliques – sont mis hors jeu par l’intervention des ONG qui sont directement au contact de la population. En dehors de l’État – ignoré ou neutralisé par la corruption – les firmes multinationales s’installent dans les territoires d’où elles peuvent exploiter quelque produits intéressant le marché mondial. Elles s’implantent en dehors de l’État, de ses lois et de ses agents. Là s’exerce spectaculairement à l’échelle mondiale le caritatif et la police. Les ONG et les interventions des armées occidentales bloquent parfois le développement de certaines guerres internes. Ainsi de vastes espaces de la planète sont constitués en un dehors nécessaire par rapport auquel le dedans du système peut se reproduire. Quelque soit la situation considérée, les analyses doivent s’extraire clairement de la perspective de l’altérité, éviter d’interpréter les phénomènes advenant dans le présent – comme le font beaucoup d’anthropologues – comme résistance socio culturelle (donc promesse d’une alternance) dans une continuité historique que l’on espère restaurer. En fait l’altérité a été décomposée à la fois dans le développement du capitalisme et dans le communisme : ceci est une autre histoire qu’il faudrait prendre en compte. Nous devons accepter que ce que nous observons – dont les mode de dépendance relevant du patronage, clientélisme – doit d’abord être considéré comme produit par le processus hégémonique à travers lequel le capitalisme est devenu la matrice de la société. Ensuite seulement nous pouvons prendre en compte les modalités locales de la recomposition sociale qui est ainsi introduite et rompt avec une histoire particulière et qui redéfinit dans un autre registre certains éléments issus de l’univers local comme la famille pour en revenir à la solidarité. Écrasant, dominant, envahissant, le phénomène humanitaire dans lequel se cristallisent ces évolutions est principalement l’objet de gloses qui restent prises dans le cadre d’auto-légitimation qu’il se fixe lui-même. Présenté comme l’évidence morale par excellence, il s’impose aux consciences individuelles et collectives sur le mode d’un impératif catégorique renouant avec l’éthique kantienne. Ainsi n’est il pas discutable, encore moins contestable : seules sont permises une infinité de gammes sur un même thème.

Bernard Hours[3] introduit une rupture dérangeante dans les sermons développés à satiété par les médias et les nombreux exégètes. Le titre à lui seul accouplant l’humanitaire et l’idéologie brise un interdit, et l’on ne peut que souligner le courage partagé de l’auteur et de l’éditeur d’introduire une voix discordante dans une chorale qui se voue à la répétition d’une étrange complainte. L’humanitaire est sorti du sacré et il est constitué en objet d’analyse. Son historicité est d’abord restituée : l’origine chrétienne en est soulignée, elle se présente comme la créature d’un tiers mondisme qu’il va détruire. La défaite du tiers mondisme français dans la période charnière des années 80-90 est démontrée avec précision. Dans le même mouvement la complexité est mise en évidence à travers la conjonction entre les pratiques de plus en plus massives des interventions par les ONG et l’offensive libérale actuellement en pleine expansion. La temporalité est introduite dans le processus d’ascension des ONG : l’urgence et le médical en sont le point de départ et la démonstration qui en est faite est particulièrement pertinente. Vient ensuite l’humanitaire militaire, extraordinaire rencontre surréaliste entre deux mots qui semblent n’avoir rien à voir l’un avec l’autre. Est brossé le tableau général d’un mouvement de professionnalisation, des modes et des origines des financements. Enfin, et ce n’est pas le moindre, la continuité temporelle entre l’intervention humanitaire autour de la santé et la domination coloniale dans ses usages de prévention et d’hygiénisme est restaurée. L’axe de la perspective analytique réside dans la distinction entre le sens des interventions humanitaires tel qu’il est élaboré dans les pays dominants et ce qu’elle sont pour ceux qui, dans le Sud métaphorique, en sont les soi-disant bénéficiaires. Au Nord, l’idéologie humanitaire offre au regard plusieurs aspects. Les deux faces de la mise en scène télévisuelle sont bien étudiées : tout d’abord les images du malheur lointain sont une manière de refouler les spectateurs de l’ici dans le confort de leur bonheur, ils sont ainsi confortés dans leur volonté de le protéger à tout prix. Le malheur endogène est gommé par l’outrance de l’image du malheur exogène. D’autre part on voit bien comment le mode d’existence télévisé de l’humanitaire pèse sur les opérations elles mêmes : on est toujours dans l’urgence, le spectaculaire, l’oubli aussi etc… Mais se profile à l’horizon le retrour des modes d’action humanitaire dans notre propre monde subissant lui aussi la violence du capitalisme libéral, les ONG apparaissent dans les banlieues de nos villes, amorçant là aussi l’installation de nouveaux modèles de médiation excluant le politique. Au Sud, où les interventions humanitaires opérent au sens propre, leur signification essentielle s’inscrit dans la mise en question destructrice de l’État. C’est là, rappelons le, le terrain principal de l’offensive libérale. L’humanitaire se substitue à l’État, dénoncé, démonisé à travers les accusations de dictature, de corruption et d’incompétence. On oublie que la constitution de ces États, souvent issus de la décolonisation, de leurs turpitudes relèvent d’une histoire dans laquelle l’occident est partie prenante. Éliminer l’État , c’est effacer le lieu de la production d’une histoire endogène.

Les interventions humanitaires s’offrent au regard comme une négation de l’altérité : les populations sont assignées au rôle de victimes, elles ne sont plus des sujets historiques ni des acteurs sociaux, elles sont arrachées à leur passé, à leurs continuités culturelles. Elles sont enfermées dans un espace crée de l’extérieur. C’est une autre manière de les exclure de leur propre histoire comme l’avait fait à sa manière la colonisation. En conclusion est pointée l’exclusion planétaire, actuellement en cours : les ONG seront là pour maintenir un semblant de survie, le camp de réfugiés est la meilleure métaphore du monde que nous prépare le libéralisme vainqueur. Cependant il existe d’immenses zones qui restent potentiellement ouvertes à l’exploitation et à l’échange marchand, en particulier les pays ex-communistes : là on retrouve les ONG financées par les États dominants et leurs institutions fédératives (telle l’Union Européenne) qui ont pour charge de recomposer ces sociétés sur la base d’une acceptation de règles pour les rendre aptes à être intégrés, dans une position subordonnée, dans le système économique mondial. C’est pourquoi l’étude de l’évolution de pays relevant toujours d’un régime communiste, obligés de se transformer en profondeur pour s’intégrer dans les échanges internationaux, révèle un mode important du mouvement de globalisation. Ainsi en est il du Laos[4]. Très mal connu, ce pays apparaît à la fois exemplaire et marqué par des singularités fortes. Deux périodes sont bien distinguées : la première, de 1975 à 1986, au cours de laquelle se met en place une tentative de constitution d'une société communiste selon les schémas habituels ; la seconde, à partir de 1986 où s'instaurent de nouvelles régulations entraînant des changements profonds qui se présentent de plus comme les conditions de possibilité des enquêtes menées. Dans les années qui ont suivi la prise du pouvoir par le parti communiste, on assiste à la recomposition d'une nouvelle couche dirigeante qui s'institue sur la destruction des anciennes élites dominantes. Il s'agit de reconstruire l'ensemble des rapports sociaux dans le cadre de la relation à l'État, dans une rupture affirmée avec la situation antérieure. L'utilisation des monastères bouddhistes en lieux centraux de pédagogie révolutionnaire en est l'illustration au même titre que la multiplication des réunions de formation politique dans les institutions administratives, dans les entreprises et dans les villages. L'analyse effectuée des modes de légitimation du pouvoir met l'accent sur une logique de discontinuité dans la continuité dont la figure synthétique du Prince Rouge Souphanouvang est l'emblème. Dans ce contexte, la richesse des investigations réside en particulier dans les enseignements retirés des biographies effectuées : on perçoit en effet comment la mise en œuvre du projet révolutionnaire de l'État est immédiatement réinvestie dans la configuration existante et surtout comment se trouve de fait neutralisée la rupture voulue et planifiée avec l'ancienne société. Les solidarités familiales se retissent dans le rapport à l'État, des groupes familiaux entiers de combattants s'emparent des postes de fonctionnaires. La perspective totalitaire est ainsi rapidement engluée et s'enlise dans des réseaux relationnels communautaires qui ont pour effet d'en atténuer les effets négatifs. L'échec de l'État communiste est donc flagrant et de multiples exemples pertinents nous en sont donnés : citons parmi d'autre le récit d'une campagne de vaccination qui nous montre un rapport inchangé entre le pouvoir et les paysans, objet d'un mépris flagrant identique à celui qui était appréhendé dans les années 65-70. La substitution d'une couche dominante par une autre, l'identité des positions structurelles du pouvoir sont particulièrement bien mises en évidence par les auteurs à partir des situations concrètes observées. L'ouverture au marché introduit dans ce paysage des remaniements importants : l'autonomie de gestion des entreprises, la libéralisation des projets commerciaux – venant à l'encontre du précédent contrôle de l'échange commercial par l'État – entraînent un recul des privilèges de la couche dominante révolutionnaire, partiellement disloquée et des compromis émergent entre des fractions antérieurement antagonistes. Un recul historique conduit à considérer que les espoirs idéologiques actuels de l'État communiste – voyant dans la monétarisation généralisée, dans l'insertion des acteurs au sein des échanges marchands une possible intégration sociale (en particulier pour les minorités) – constituent une reprise des thématiques coloniales : rappelons en effet la mythologie coloniale du développement économique comme facteur primordial de destruction des rapports intracommunautaires et d'intégration nationale.

Les champs microsociaux des hôpitaux et des entreprises ont pour intérêt de faire percevoir de manière fine le rapport des acteurs à l'État et les modifications actuelles liées aux finalités différentes de ces dispositifs institutionnels dans la nouvelle conjoncture d'orientation vers le marché. L'atmosphère délétère qui règne aujourd'hui dans les hôpitaux – qui ont été pensés dans une relation de maîtrise et de domination rigide de l'État sur les villageois – la désertion présente des patients sont des symptômes majeurs d'une décomposition sociale profonde : l'annihilation de la compétence technique au profit de l'adhésion politique et du consensus relationnel a en effet conduit les acteurs à ne percevoir leur trajectoire que sur le mode d'une élévation hiérarchique dans le cadre des trois niveaux de diplômes institués après 75. Ainsi, aujourd'hui, la nostalgie des réunions passées d'autocritique où il était possible d'interpeller les chefs est-elle réelle. Deux points importants doivent être soulignés : les pratiques de collectivisation instaurées en 1975 sont réduites à des rituels administratifs et des discours dénués de sens. Les rapports mis en scène montrent le personnel de santé comme une caste supérieure coupée définitivement des paysans, et obsédée par la visualisation de sa place dans la construction hiérarchique d'un organigramme radicalement éloigné de la quotidienneté. Dans les entreprises, contraintes à la nécessité de la production pour se maintenir en vie, on appréhende des différences significatives. Dans la première usine offerte au regard, une discipline rude a été imposée dans le cadre d'une élimination du contrôle de l'État, remplacé par le contrôle du marché. Ainsi les acteurs évoluent-ils hors du rapport politique constitutif antérieur, dans une égalisation inédite des positions de chacun, précarisées par la productivité et la compétence. La notion de travail, au sens proprement capitaliste du terme émerge et le marché est alors producteur d'une réelle rupture sociale et symbolique. La seconde entreprise est au contraire, comme les hôpitaux, plongée dans une décomposition notable : face à la crise qui frappe l'usine les modes d'interprétation émis par les acteurs qui puisent dans les registres antérieurs des croyances (âmes errantes) manifestent une absence de transformation déterminante et plus globalement la faillite de la pédagogie communiste. Bien articulés avec ce théâtre miné d'une production improductive, les génies introduisent un autre angle dans le rapport à l'État qui constitue l'axe principal. Après 1975, les cultes de possession, centrés sur les génies territoriaux ont en effet fait l'objet d'une tentative d'élimination par l'État communiste qui, parallèlement s'est efforcé d'assujettir les bonzes à sa propagande révolutionnaire. Dès les années 1990, on assiste à un renouveau de ces cultes et à une prolifération des médiums. Des changements décisifs sont néanmoins intervenus à deux niveaux : celui des génies tout d'abord, marqués par une déterritorialisation relative, une bouddhicisation et le développement des génies ethniques ; celui des médiums par ailleurs, qui ne sont plus comme auparavant des femmes, inscrites dans leur village, mais aussi des hommes et des jeunes célibataires. L'analyse proposée rompt fructueusement avec une ethnographie à nouveau très en vogue aujourd'hui et qui fait de la possession un champ autonome et isolé dont le sens ne serait qu'intérieur à sa propre scène. Les cultes au contraire sont présentés comme un langage des transformations du rapport à l'État : leur logique interne désigne l'édification d'un autre pouvoir – imaginaire – contrôlé par les acteurs dans une confrontation au pouvoir de l'État contrôlant leur quotidienneté. Ainsi, le maintien des décorations des génies, axées sur la royauté et l'armée n'est-il pas le signe d'une pérennisation de l'idiome culturel, mais retire son ampleur symbolique de la situation politique existante, fictivement annulée. La rencontre entre les échanges contractuels avec les génies et la reprise des échanges marchands, l'hypothèse peut être émise que se joue là l'amorce d'un retour aux anciennes formes de contractualisation avec l'État royal, marquées par l'échange classique domination/protection.

Les conditions très difficiles d'enquête ethnologique se lisent comme autant de facettes instructives des rapports en jeu entre les acteurs et l'État. Très rares sont les recherches d'anthropologie qui permettent de réfléchir avec autant de clarté sur les fonctionnements internes de la domination politique dans des contextes communistes pour comprendre les contradictions engendrées par la propagation du marché dans le cadre de systèmes communistes qui tentent de conserver le monopole du pouvoir politique. Une configuration différente est offerte avec le Vietnam confronté avec le mouvement de globalisation[5]. Le paysage social vietnamien est né dans la conjoncture née du nouveau cours (le doi moi) annoncé en 1986 : il entraîne une recomposition profonde des modes de collectivisation et d’appartenances individuelle dans le cours des années 90. À travers la présentation de destins individuels, celle des transformations des entreprises et des quartiers urbains dessine avec force et nuances le nouveau cadre social et symbolique produit par cet objet mal identifié qui semble relever de la tératologie : le socialisme de marché. Une étude menée dans une usine comptant 3000 salariés et située à 10 kilomètres de Hanoi montre les changements faisant suite à la suppression des rémunérations en nature et des tickets de rationnement. L’entreprise se retire de la gestion des quartiers qui avaient été construits autour d’elle. Une action volontaire est menée pour transformer les salariés en consommateurs avec la création en 98 d’un club de femmes dans lequel est prônée l’élégance vestimentaire et sont donnés des cours de maquillage, de cuisine et autres. Plus globalement, la création du marché ressort de l’installation de panneaux publicitaires dans les rues des villes. Cependant ils cohabitent avec des panneaux où sont dessinés les slogans écrits ou iconiques du régime et cette rencontre est le symbole du socialisme de marché. Les conséquences en sont l’augmentation considérable de la circulation monétaire, manifeste d’une part dans la généralisation de l’achat de l’accès à l’emploi ou l’achat de diplôme et de soins médicaux, ou du moindre papier administratif. Les liens de parenté sont utilisés pour accéder à celui auquel on doit acheter son emploi. Par ailleurs, la corrélation entre la position dans la hiérarchie de l’État-parti et l’enrichissement qui se construit à travers la participation au marché est évidente : ainsi on constate l’accaparement des terrains continuant à appartenir à l’État par les notables étatiques pour construire leur villas ou encore par ceux là même la création de petites entreprises, d’ateliers, phénomène général à toutes les sociétés post-communistes. On assiste à l’émergence d’une minorité de riches qui manifestent leur position à travers l’ostentation de leur demeure (par exemple la petite rue dans le quartier d’Istion ou le deuxième quartier étudié : cette minorité à travers ses pratiques ostentatoires s’érige en référence pour l’ensemble, ce qui, semble-t-il, est de plus en plus accepté. Le développement du culte des divinités et des génies, sa visibilité torrentielle actuelle suit une période pendant laquelle il était interdit et réduit à la clandestinité. Une extrême brutalité de la relation de domination s’instaure dans le déroulement du culte, qui se traduit dans une expérience personnelle impressionnante de l’anthropologue. La création par les instances officielles et le fonctionnement d’un Centre de recherche des tombes des soldats morts pendant les guerres à travers la pratique de médiums transformés en fonctionnaires et elle offre à l’observateur l’extraordinaire décoration scientifique de l’opération destinée à esquiver son implication dans la catégorie des superstitions. Le nouveau cours est visiblement l’échec du projet totalitaire de construire, une fois la paix revenue en 75, une société nouvelle dans laquelle les différenciations sociales auraient eu pour matrice la soumission à l’État-parti. La mise en œuvre de ce projet était conditionnée par le refoulement – marginalisation, puis destruction – du mode de communication structuré par des relations personnelles autorégulées, avec les liens familiaux et leur dépassement dans le culte des divinités et des génies. L’ouverture sur le marché capitaliste introduit potentiellement un mode d’individualisation et de collectivisation qui est construit en dehors de la relation et de la soumission à l’État .À terme il ne peut que l’investir, ce qui amènera la dissolution du système despotique. Pour répondre à ce danger le pouvoir très classiquement se lance dans des opérations périodiques de purification interne dans le parti et dans l’administration, mais c’est évidemment insuffisant. D’un autre côté, le marché et les mécanismes internes de recomposition du social contiennent dans le futur la dissolution progressive des relations personnelles autorégulées. Pour maintenir son contrôle sur les effets prévisibles du marché – alors qu’il a abandonné son ambition totalitaire – l’État-parti permet le développement du culte des divinités et des génies et facilite ainsi – en une sorte de retournement stratégique – le renforcement des liens familiaux dans la mesure où le culte des divinités et des génies est le produit du dépassement conservateur des liens familiaux. Conjointement, en créant le Centre de recherche des morts, il renforce directement les liens familiaux construits autour des morts et du culte qui les entoure. Le maintien du contrôle étatique sur ces pratiques qui visent à enfermer le marché dans une altérité est symbolisé par la sanctification du personnage d’Ho Chi Minh. Il fait partie du monde des divinités et des génies, son buste est placé sur l’autel. Il est la seule divinité présente dans le Centre de recherche des morts. Le buste du président fondateur défunt, sa photographie, sont la figuration de la présence de l'État , il est la transfiguration de l’État dans le registre du religieux. D’autre part, ces pratiques sont la mise en scène rituelle de la soumission. Ainsi s’offre à l’observateur la brutalité extrême des médiums et celle des administratifs du Centre de recherche des morts. Peut-être l’individualisation mise en scène est celle qui se construit dans la soumission par le culte des divinités et des génies. Dans le Centre de recherche des morts la famille est ainsi prise en tant que telle dans la soumission bureaucratique.

Pour conclure il faut revenir sur le socialisme de marché et son énigme : il représente l’effort d’un pouvoir politique – institutionnalisé dans l’État-parti – qui a été construit comme le lieu exclusif de la production du social, donc comme centre du paysage social, alors que le capitalisme tend de par sa nature même à devenir à travers son développement la matrice dominante de la production du social et de la société et à subordonner le pouvoir politique à l’ordre qu’il engendre. Dans ce contexte, la place attribuée à l'anthropologie pourrait être grandiose. La chute des dominations coloniales et des systèmes communistes européens doivent être une leçon pour l'approche du présent. Ces projets de production d'une société nouvelle ont échappé à leur propre programmation. Leur mise en œuvre dans les situations locales n'a été nullement linéaire et elle a créé une dynamique détentrice de sa propre autonomie. Cette magistrale leçon doit être réinvestie dans la période actuelle marquée par le capitalisme mondialisé. Il se crée toujours de l'inattendu et l'histoire reste ouverte. L'anthropologie, avec ses méthodes de terrain et ses concepts élaborés dans l'échange avec les gens est un instrument permettant de faire ressortir et de penser cette dimension où en dernière instance est en jeu l'avenir.

[1] Directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Centre d'Anthropologie des Mondes Contemporains.

[2] Bernard Hours, Dominations, dépendances, globalisations.Tracés d’anthropologie politique, L’Harmattan, 2002.

[3] B. Hours, L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, L’Harmattan, 1998.

[4] Hours B. et Selim M., Essai d’anthropologie politique sur le Laos contemporain, L’Harmattan, 1997.

[5] Selim M., Pouvoirs et marché au Vietnam – 2 volumes, L’Harmattan, 2003.