De la corruption du goût dans la musique française

Par Louis Bollioud de Mermet

(Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences et des Belles Lettres de Lyon & de celle des Beaux Arts de la même Ville)

Lyon, Impr. d’Aimé Delaroche, Libraire ordinaire de l’Académie des Beaux Arts, 1746

On peut dire, avec vérité, que les arts ont fait depuis deux Siècles des progrès considérables. Les Modernes ont enchéri les Anciens ; et nos fameux Artistes n’ont pas moins brillé en perfectionnant les découvertes de leurs prédécesseurs que lorsqu’ils ont fait usage de leurs propres idées. En effet, jamais on n’a vu autant de génie pour la correction, pour l’imitation, pour l’invention.

Cependant, d’où vient que de tant d’artifices il en est si peu qui approchent de la Vérité, et que le plus grand nombre est de ceux qui s’en éloignent ? La raison est qu’ils tendent au même but par des routes différentes ; que la plupart négligent de suivre la seule qui y conduit ; et que, dans la vue de surpasser les plus habiles, ils se fraient de nouveaux sentiers dans lesquels ils s’égarent.

Or ce qui arrive dans la profession des Arts en général est facile à remarquer dans la Musique de Notre Siècle. On ne fait jamais tant d’efforts pour perfectionner un Art qui entre dans l’éducation des jeunes gens, qui fait les délices des Nations policées, qui fournit un amusement noble et légitime, un délassement même nécessaire aux hommes les plus sérieux et les plus occupés. Milles auteurs nous étalent à l’envi leurs productions nouvelles : ceux qui les exécutent se disputent avec chaleur l’avantage d’exceller dans l’expression.

Oserai-je néanmoins le dire, au nom des Amateurs de la véritable Harmonie, et peut-être à la honte de notre temps ? Le Goût en ce genre tend à la décadence, pour ne pas dire qu’il y est déjà parvenu.

Il semble qu’on s’éloigne à dessein du vrai, du beau simple, du naturel. La contagion gagne insensiblement ; la dépravation du Goût devient générale.

Je pense donc que ce serait travailler véritablement à la perfection des Arts que de les préserver des abus qu’introduisent ceux-là mêmes qui prétendent les perfectionner. Les Sociétés Académiques destinées à faire fleurir les Arts peuvent s’occuper aussi utilement à les maintenir dans les bornes qu’exige le point de vue de leur perfection, qu’à multiplier, souvent sans succès, les essais et les découvertes.

C’est ce que je vais tâcher de faire à l’égard de la Musique, qui éprouve de nos jours des changements capables de la dégrader et de lui faire perdre son objet et ses agréments.

Considérons donc le Musicien, soit qu’il compose ou qu’il exécute : suivons-le dans l’exercice de la profession : comparons la méthode avec celle des plus grands Maîtres, ses moyens avec le fin qu’il doit se proposer ; et, par les nouveaux effets qui résultent de ses efforts, voyons si au lieu de rendre à la perfection de son Art il ne s’en éloigne point. Par ce moyen nous découvrirons les causes de son erreur, et les suites qui annoncent dans la Musique Française une décadence inévitable.

Première Partie : De la corruption du Goût dans la Composition de la Musique

La première fonction du Musicien est la composition : s’il veut exceller dans son Art, il faut nécessairement qu’il soit Harmoniste par règles et par principes. Les qualités les plus indispensables du compositeur sont le génie, la méthode, le goût.

Le but qu’il doit se proposer dans son travail est d’imiter la nature, de flatter l’oreille, de toucher, d’élever le cœur, d’exciter à son gré les passions, de donner de l’âme, de l’expression à ses Chants ; de les rendre nouveaux et variés, par ses tours, par le beau choix des chordes et des sujets, d’exprimer avec justesse, avec élégance le sens des paroles s’il compose de la musique vocale ; de prêter, pur ainsi dire, des paroles aux sons, et de la vie aux chordes s’il travaille pour l’Instrumentale, en imitant par des traits vifs et animés, le tendre, le naturel de la voix.

En un mot, son objet principal doit être d’émouvoir et de plaire ; de peindre d’après nature les mouvements de l’âme, les affections du cœur ; de varier ses modulations de telle sorte que son Harmonie satisfasse l’oreille, et soit avouée par la raison.

Telle fut l’intention des grands Maîtres en ce genre. Tels furent les moyens qu’ils employèrent pour exceller. Lully , que nous proposons hardiment pour le modèle de la Musique théâtrale, nous a fait goûter dans les Ouvrages les charmes séduisants de l’Harmonie, le beau tour de ses chants, la noblesse, la force de leur expression, la manière aisée et naturelle de moduler, le caractère de ses Symphonies, la mélodie de ses Récitatifs, les grâces naïves de ses Ariettes, et la belle concordance de ses Chœurs, lui attireront à jamais le titre de l’Orphée de notre Siècle.

Tout plaît dans sa musique, tout charme, tout intéresse. La nature s’y exprime naïvement : l’Art s’y cache habilement. Il y règne je ne sais quel air de décence et de dignité peu commun au Théâtre. Tout y paraît si aisé, si coulant, qu’on serait tenté de ne lui tenir aucun compte de son travail : tant on est persuadé, par le naturel de ses compositions, qu’elles lui ont peu coûté.

Je l’admire surtout dans la préférence qu’il a donnée au genre Diatonique, dans la scrupuleuse sobriété avec laquelle il a usé du Chromatique. La Poésie, dans ses mains, prend une nouvelle force ; la noble simplicité de ses expressions enchérit sur les images et sur les figures du Poète.

Mais, si l’exemple de cet habile Maître ne suffit pas pour rappeler en nous les sentiments du vrai Goût prêt à s’éteindre, tâchons de les ranimer en jetant les yeux sur un autre modèle bien digne de l’estime des connaisseurs.

Lalande, quoique dans un autre genre, peut être comparé à Lully ; et semble même l’emporter sur lui à quelques égards. Je ne parle pas de l’avantage de travailler pour le Temple du Seigneur ; car rien n’est au-dessus de la gloire d’un Musicien qui excelle dans cette sorte de composition, et qui fait retentir les voûtes du Sanctuaire de l’assemblage de ses accords.

Lalande sentit toute la noblesse de cette fonction, et il nous la fait sentir dans ses Ouvrages. Tout y est grand, relevé, majestueux, sublime. Le Roi Prophète s’y fait reconnaître par des traits inimitables.

Tantôt on entend le pêcheur demander grâce : les accents qu’il porte vers le Ciel sont si touchants, que la Musicien semble pour lors disputer de zèle et de force avec le plus pathétique Prédicateur : tantôt l’âme juste répand dans le sein de son Créateur la joie qu’elle a de le connaître, de le servir ; elle épuise toutes les modulations de l’Harmonie pour célébrer ses louanges, et pour publier ses bienfaits.

Le Musicien réussit si heureusement dans les divers sentiments qu’il peint, qu’on l’oublie pour ne plus penser qu’à se livrer aux mouvements qu’il exprime.

Un récit affectueux pénètre de dévotion, un Chœur également spécieux par la noblesse de son Sujet, et par l’Art avec lequel il est traité, inspire de grandes idées des merveilles du Très-Haut, de la gloire des Saints, des délices du Ciel.

Ici, une Symphonie hardie et travaillée annonce la colère de Dieu, la terreur de ses menaces, les effets de sa vengeance ; on se sent ébranlé, saisi d’effroi : là, tout es employé à exalter les miséricordes, on est attendri, touché, consolé.

De pareils coups de pinceau ne peuvent partir que d’une habile main : des traits de cette nature font des impressions qui ne s’effacent pas ; effet ordinaire de la bonne Musique, dont les Chants se gravent dans la mémoire, et éternisent le Compositeur.

La Musique instrumentale a eu aussi des Coryphées : Sénallié, Marais, Couperin, et plusieurs autres se sont distingués dans la composition des Pièces et des Sonates. Le bon goût règne dans ses Ouvrages : chaque instrument y trouve le caractère qui lui est propre avec les avantages qui le distinguent des autres, et qui les rassemblent tous néanmoins pour former les Concerts.

Voilà une légère idée du degré de perfection qu’avait acquis la composition de la Musique dans ces derniers temps.

Mais, qu’on s’aperçoit bien que le Goût dégénère insensiblement ! que dans la vue de perfectionner cet Art, on le dégrade peu à peu : qu’à force de raffiner, de réformer, on a changé si considérablement la constitution de notre Musique, qu’on dirait qu’à cet égard nous avons cessé d’être Français, ou que nous ayons été transportés dans une autre région !

La Mode s’est introduite dans la Musique, aussi bien qu’ailleurs. Elle y exerce un empire absolu. Ce qui touche le cœur, ce qui séduit l’âme n’est plus de saison. On admire ce qui est bizarre, ce qui est singulier, ce qui surprend, ce qui étonne. On n’est guère sensible à ce qui remue, à ce qui flatte.

L’Harmonie la plus naturelle et la plus complète est moins touchante, au sentiment de la pluralité, qu’une Composition chargée de travail, hérissée de difficultés, qui se réduit à faire beaucoup plus de bruits que d’impression.

Le Compositeur ne songe qu’à faire du neuf, et pour y réussir il met tout en usage. Il choisit des Sujets d’un chant bizarre et trivial, persuadé qu’il les embellira à force d’y mêler des traits, des variations, et des fredons. Il sacrifie volontiers la noblesse, la simplicité de l’expression, à quelques saillies échappées à l’imagination que le bon Goût désavoue, mais que l’amour de la nouveauté fait hasarder.

L’on s’accoutume, en composant, à négliger les Règles, à forcer les Caractères, à tordre le sens des paroles, à faire plus d’attention à un mot qu’à l’intelligence entière d’une phrase, à répéter sans discrétion un tour de chant qui cesse de plaire à force d’être entendu, à prodiguer sans ménagement, le fard, l’artifice, le raffinement.

L’imitation de la nature est un chemin trop battu, un moyen usé et trop commun. Le génie du siècle consiste à se livrer à tout ce qui ressemble à rien. Si le Musicien copie la nature, c’est moins pour faire usage des images nobles et riantes qu’elle nous offre, que pour montrer ce qu’elle a de laid et de bizarre. Il affecte d’imiter le cri des animaux les plus vils, ce qu’il y a de plus commun, de plus difforme dans les efforts naturels ; en sorte que le mauvais choix des modèles fait tort au mérite de l’imitation.

On ne cherche plus à tirer des Voix et des Instruments ce qu’ils peuvent produire de flatteur. On ne pense point à les faire paraître avec avantage. On travaille au contraire à étendre les bornes des uns, à reculer l’étendue des autres. On prend plaisir à forcer les limites de la Voix ; à toucher des tons dans les extrémités où les plus étendues sont défectueuses : comme des téméraires qui abandonneraient le bon chemin pour se promener au bords des précipices. On fait exécuter à ces Voix des intonations bizarres et détournées, des passages, des batteries réservées aux Violons.

L’on se met peu en peine si une roulade convient au son de la voyelle, ou à la signification du mot sur lequel elle porte, ou au sens de la phrase, pourvu qu’on exerce à son gré le gosier d’une Cantatrice.

On s’embarrasse peu de donner à la Voix des accompagnements favorables. La mode est de charger les partitions de symphonie, d’accabler la Voix qui chante, au lieu de la soutenir.

Le genre diatonique n’est plus supportable ; trop conforme à la nature il cause des nausées à nos Musiciens modernes : il faut l’assaisonner de dissonances, et l’on ne les épargne pas. Il en est de la Musique comme du goût des Viandes, à force de s’accoutumer à ces assaisonnements, tout devient fade et insipide, parce que le goût est dépravé. Les dissonances destinées à relever les accords naturels, qui servent d’ombre, pour ainsi dire, aux ordonnances, et qu’on n’employait autrefois qu’avec sobriété, sont prodiguées de telle sorte qu’elles forment aujourd’hui le fond principal de notre Musique : et souvent les Accords, en faisant frémir l’oreille, frémissent entre eux de la bizarrerie de leur assemblage.

Aussi ne devons-nous pas nous étonner du peu d’impression que produit cette Musique. Ce sont des sons qui frappent l’air, des traits qui amusent l’oreille, mais il n’en reste rien pour le cœur ; on n’en conserve aucune idée, aucune trace. Dans les moindres choses la Musique penche vers son déclin. On ne voit plus de ces Airs tels ceux de Lambert et de du Bousset , où l’élégance et le sentiment brillait ; où la nature s’exprimait d’un ton si naïf et si aimable. On ne cesse de se plaindre aujourd’hui de la rareté de ces petites Pièces fugitives, qui faisaient les délices des gens de goût : ce qui paraît à présent dans ce genre, est ou grossier, ou bizarre, ou insipide.

Ces chants sophistiqués, ces Modulations barbares, ce travail artificieux et multiplié, loin de prouver l’abondance du génie, en montrent la disette : car rien n’est si facile que de faire du neuf, quand on prend à tâche de s’éloigner des routes frayées par les habiles Maîtres.

La Musique du Sanctuaire n’est pas à l’abri de ces abus : la fureur de la mode s’y glisse comme sur le Théâtre et dans les Concerts. Le faux goût, encore plus blâmable ici que partout ailleurs, introduit jusqu’aux pieds des Autels des Chants dénués de sentiment, d’élévation et de décence, des mouvements qui conviendraient à peine aux Théâtres comiques.

Rien ne nous y rappelle plus à la piété. Des paroles saintes, proférées par d’indignes sons, font souvent retentir nos Temples.

La plupart des Compositeurs de la Musique Latine pourraient, à juste titre, faire l’aveu que Madame de Sévigné met dans la bouche de Lully, lorsque surpris d’entendre chanter dans une Église un Récit de ses Opéras, auquel on avait ajusté des paroles pieuses, il disait : “ Pardonnez-moi, Seigneur, je ne l’avais pas fait pour vous ”.

En effet, là où tout devrait nous élever à Dieu, nous trouvons des objets de distraction, et de simple amusement. Là où la Musique doit imiter les Chœurs des Anges, elle nous fait quelquefois entendre des Chœurs si bruyants, si remplis, de cris et de fracas, que nous serions en peines d’avoir une autre idée des Chœurs des Démons.

Quel succès peut-on raisonnablement attendre d’une pareille Musique : où la mode, la fantaisie, l’inconstance donnent le ton ? où le Goût dicté par la nature, cultivé par les plus habiles, est négligé ?

Mais si la composition de la Musique reçoit des changements qui la dégradent, elle éprouve encor dans l’exécution une altération plus considérable.

Seconde Partie : De la corruption du Goût dans l’exécution de la Musique.

Pour juger de la décadence du Goût à l’égard de l’exécution de la Musique, il convient de faire réflexion qu’il n’en est pas de cette partie de notre Art, comme de la première. Pour la perfection de celle-ci, la méthode, le Goût suffisent, le génie y a peu part.

Pour cette raison la Corruption du Goût y est plus à craindre, et plus générale, parce qu’elle est plus facile. L’Écrivain est gêné, et n’ose pas hasarder toutes les libertés que se permettent les Musiciens qui exécutent. Les Règles la contraignent encore, et l’obligent à suivre les traces des fameux Artistes : au lieu que le Musicien exécutant substitue son goût à celui de l’Auteur, emploie à son gré, et impunément, toutes les variations que son caprice lui suggère : abus très commun en ce Siècle.

Le vrai Goût demande cependant que celui qui exécute, suive à la lettre l’intention du Compositeur ; qu’il entre par son expression dans l’esprit de la Pièce composée, dont tout le mérite dépend de la manière avec laquelle elle est rendue. C’est une espèce d’infidélité, que l’oreille savante ne pardonne point que d’ajouter, retrancher, falsifier la Musique d’autrui ; c’est ce que font hardiment la plupart de nos Musiciens.

Ils viennent à bout d’altérer la plus saine Harmonie, la Mélodie la plus flatteuse, et cela par trois défauts dans l’exécution, dont ils s’applaudissent comme s’ils eussent trouvé des moyens de perfection.

J’adresse ceci surtout à ceux qui professent la Musique instrumentale : ce reproche leur convient plus directement. Ils pèchent le plus souvent par la hauteur excessive du ton, par la vitesse outrée des mouvements, et parce qu’ils dénaturent le caractère propre de chaque Instrument.

Il y a eu de tout temps un ton fixé pour l’accord des Instruments de Musique. Il fut déterminé de telle sorte que les voix des enfants, des femmes ainsi que celle des hommes, y trouvassent leur étendue dans le haut et dans le bas, sans être cependant gênées. La construction et le diapason des Instruments ont été pris sur ce modèle. L’on a cru devoir toujours s’y conformer jusqu’à présent.

La raison de cela est, que la Voix, comme les instruments, ne sauraient former que des sons lourds et inappréciables, lorsqu’ils passent les limites assignées dans les tons graves ; qu’ils forment des sons aigres et choquants pour l’oreille, lorsqu’ils vont au-delà des bornes des tons aigus.

D’ailleurs, si l’on n’était pas convenu d’un ton qui donnât une étendue naturelle à chaque partie, il aurait été impossible de former des concerts de Voix et d’Instruments.

On trouve cependant aujourd’hui le moyen de renverser cet ordre que la nature avait rendu nécessaire. On éloigne les limites fixées aux Voix et aux Instruments. La mode est de s’étendre surtout dans le haut, extrémité la plus désagréable à l’oreille.

Il résulte néanmoins de cette nouveauté deux grands inconvénients.

Comme les Voix extrêmement hautes sont rares, et rarement belles dans les derniers sons aigus, les Musiciens qui portent dans l’accord des Instruments la son plus haut que le naturel, et qui élèvent, en composant les parties au-dessus de leur portée, font paraître à découvert l’extrémité la plus défectueuse des Voix ordinaires.

Le gosier étant plus serré dans les tons hauts, les fibres de la glotte plus tendues, l’air frappé plus violemment produit des sons forcés, quelquefois moins justes, et toujours contre le naturel.

On ne chante plus par ce moyen, on crie : ce ne sont plus des sons pleins et moelleux d’une Voix libre dans son étendue ; ce sont des clameurs, des gémissements.

Le même excès préjudicie aussi à l’Harmonie instrumentale. La Physique nous apprend que plus une Corde est tendue, moins elle est susceptible de ces vibrations propres à former l’Harmonie. La hauteur du son produit des ébranlements plus violents, des secousses plus promptes, des battements plus fréquents ; mais, par cette raison, le corps sonore reçoit moins d’impression des mouvements de la Corde tendue ; et plus cette tension excède les lois naturelles, moins la Corde ébranle le corps sonore, et par conséquent elle opère moins d’effet.

Voilà à quoi aboutit l’excès de la hauteur de ton dans l’exécution de la Musique, que quelques musiciens prétendent rendre par ce moyen plus brillante.

Que dire de la longueur excessive du temps qu’ils emploient à s’accorder entre eux dans les Concerts ? de ces Préludes sans fin, où les Symphonies, chacune sur un mode différent, fatiguent l’Auditoire par leurs effets, et lui font acheter bien chèrement le plaisir qu’il attend : À quoi bon cette confusion de ton, et cette cacophonie ? L’ordre, le silence ne contribueraient-ils pas davantage à faire prendre un accord plus juste, et en beaucoup moins de temps ? Il suffirait pour cela de toucher quelques Cordes à petit bruit, et l’oreille ne serait pas lassée, étourdie, avant que d’être satisfaite.

Mais, si nos musiciens portent dans l’accord des Instruments le ton au-delà de ses limites, ils ne franchissent pas moins hardiment les bornes du mouvement. Tout est précipité dans la mesure, comme tout est forcé dans le ton.

L’on exige de la légèreté des Voix, des traits, des roulements que le Violon trouverait difficiles. On altère tous les mouvements. À force de doubler les vitesses, on en est venu à ne plus connaître le lent et le grave ; et pour garder quelques proportions entre les différentes mesures, il a fallu nécessairement rendre plus légers les mouvements lents et modérés, pour battre extrêmement vite les mouvements gais.

Faut-il s’étonner si la parfaite précision est si rare ! Ne doit-on pas s’attendre à voir échouer pour l’ordinaire dans l’exécution ceux qui ont le plus d’exercice et d’habitude ?

Enfin, la manière nouvelle de toucher les Instruments, les déguise si fort, qu’on n’y reconnaît presque plus de différence de leurs caractères.

Examinons attentivement un Musicien qui joue des Sonates dans le nouveau goût : Nous verrons que des quatre Corde de son Violon, il ne touche presque que les deux Chanterelles. La plus haute surtout est celle sur laquelle il s’exerce par préférence. Il quitte toute l’étendu de son Instrument ; et méprisant, pour ainsi dire, les tons sonores qu’il y trouverait, il s’attache à tirer des sons aigres, souvent faux, d’une Corde que le démanchement à réduite à deux pouces de longueur.

On admire cependant les efforts qu’il fait, comme des prodiges de l’Art. On dirait, à le voir, qu’il a fait une gageure, où il s’est engagé en dépit de l’oreille et du Goût, à grimper au-delà des bornes du manche. Les applaudissements l’encouragent de plus en plus à affronter les voisinage périlleux du Chevalet ; et tous les succès se terminent à faire rendre à une Corde raccourcie des sifflements plutôt que des sons.

L’ambition de briller lui a fait un ton si excessif, que des Cordes d’une grosseur naturelle n’y tiendraient pas ; et qu’il est obligé de monter son Violon, pour ainsi dire, avec des cheveux, des Cordes qui rendent des sons maigres, dont l’Harmonie n’a rien de mâle ni de nerveux.

D’ailleurs c’est une chose trop commune que jouer à la lettre la Note écrite. On veut broder, fredonner, montrer de la main, de l’exécution, du travail. On n’est plus jaloux que la fausse gloire de se familiariser avec des vitesses épineuses, et de braver les difficultés. La rapidité des traits notés ne suffit pas ; il faut la redoubler. Il n’est plus question de toucher, ni de plaire ; il faut étourdir, étonner.

Un Musicien vient à bout dans son Jeu de rendre toute la Musique semblable. Il embarrasse, il enveloppe tellement le sujet de la Pièce par des tours hasardeux, et des ornements superflus, qu’on ne le distingue plus. Il jouerait dix Sonates, qu’on croirait entendre la même ; parce que ces tours sont sous ses doigts et qu’il les place indifféremment partout.

Dès lors plus de Chant, plus de Mélodie. Ces ornements sont des épines, qui par leur abondance étouffent les fleurs : ce sont des grâces fardées qui ne brillent que d’un faux éclat : des traits ébauchés dont l’image est bientôt effacée par d’autres, et dont l’assemblage n’est, à dire vrai qu’un vain étalage d’harmonieuses bagatelles, qu’une ambitieuse cacophonie.

Ambitiosa ornamenta, nugaque camora

Horace, Art poétique

La Musique hérissée de difficultés est si uniquement recherchée, qu’on est dans l’abus de penser que l’oreille tient compte d’un travail et d’un effort qui font même souffrir les yeux. On serait tenté de croire que celui qui exécute ainsi la Musique est un Criminel condamné à cet exercice pour sa punition, mais si ce n’est ici qu’une fiction, pourquoi faut-il qu’il joue dans la réalité pour le supplice de ceux qui l’entendent ?

Que deviendra donc le beau talent de la justesse, de la précision, si estimables dans cet Instrument ? L’Art de tirer des sons fermes et nourris, ne sera donc plus de saison, et cédera la place à celui de rendre le Violon impraticable à la plupart des exécutants, et fastidieux aux amateurs ?

Tel est l’abus qu’on fait aujourd’hui du caractère de tous les Instruments. La Flûte, dont la propriété consiste à former des mouvements affectueux, et des sons soutenus, est employée maintenant à articuler des batteries et des roulades. Las accents tendres et séduisants du fameux Marais semblent devenir insipides. La Viole veut jouer des dessus, et le Violon des basses.

L’Orgue nous fait entendre des tempêtes, des bruits de guerre et de chasse, des Sonates, des Symphonies théâtrales. C’était autrefois un Instrument grave et majestueux, d’une Harmonie pleine et variée. Aujourd’hui l’on le prendrait, tantôt pour une Musette, tantôt pour une Vielle ; et l’Organiste semble se piquer de l’imitation des Instruments les plus vulgaires, des Chants les plus rustiques, qu’on a soin d’exclure des Concerts réguliers.

Son étude serait trop bornée, si elle se réduisait à se perfectionner un trio, à conduire avec art une Fugue, à caractériser une basse-Trompette, un Cromorne, une Tierce en taille.

Que dirons-nous du toucher du clavecin ? quelle idée en aurait un Couperin s’il revivait, en voyant les subtilités puériles dont on s’est avisé d’orner le jeu de cet Instrument ? Les Pièces de sentiment sont négligées. La légèreté de la main a son mérite, mais elle l’emporte si fort sur l’expression dans l’esprit de nos Musiciens, qu’ils oublient que la perfection du Clavecin consiste aussi dans la tendresse, dans la propreté, dans la délicatesse de toucher. Nos grands Maîtres s’attachaient à lier leur jeu : nos Modernes, au contraire, ne s’étudient qu’à détacher les sons, et à rendre par conséquent leur jeu sec sur un Instrument, qui n’a déjà trop ce défaut par lui-même.

La nature présente la main droite pour les dessus, et la gauche pour les basses, mais cet usage est suranné. On croise maintenant les mains pour jouer les dessus de la main gauche, et les basses de la droite. Ce changement réjouit les yeux par sa singularité, quoique l’oreille n’y gagne rien ; et ces tours d’adresse si vantés, ne ressemblent pas mal à ceux des Joueurs de Gobelets dont la subtilité fait tout le prix.

Où en sommes-nous donc venus ? et depuis quand la Musique est-elle faite pour trahir l’oreille et éblouir la vue ? Le Musicien ne dégrade-t-il pas son art, lorsqu’il y joint les frivoles talents d’un Saltimbanque ?

Il n’est pas jusqu’aux Instruments les plus communs dont on ne déguise le caractère, sous prétexte de les perfectionner. La Vielle, la Musette, propres à la Musique champêtre, sortent de l’espèce qui les caractérise. Destinées à la Pastorale et à la Danse, elles entrent dans les Symphonies régulières ; et tandis qu’on ôte le sérieux et le tendre à la Flûte, à la Viole, on transporte ces caractères sur des Instruments rustiques, où le pathétique et l’affectueux pleure, et devient ridicule.

Tandis qu’on s’efforce vainement de faire valoir des Instruments si bornés, on laisse perdre l’usage des plus estimables. Le Luth, le Théorbe si nobles, si propres à l’accompagnement, sont supprimés ; et l’on ne peut attribuer cette suppression qu’au faux goût du temps.

C’est donc là le point de dégradation, où le raffinement a conduit la Musique ? Nous ne sommes plus, il est vrai, dans les Siècles où l’on la mettait au rang des choses importantes.

Les Spartiates condamnèrent autrefois à l’amende et à la peine de l’Ostracisme le Musicien Timothée, parce que pour enchérir sur Simonides, il avait fait quelques augmentation de Cordes à la Lyre. La République le jugea punissable d’avoir introduit une nouveauté superflue, qui changeait la forme et la nature de la Musique Lacédémonienne.

Les altérations que quelques Artistes causent à notre Musique, n’intéressent pas assez sérieusement le Public, pour mériter des châtiments. Les révolutions des Arts destinés aux plaisirs des hommes, font un léger préjudice à la Société et restent dans l’ordre des choses indifférentes.

Mais l’amour du vrai, les charmes de la belle simplicité, le cri de la nature, l’autorité des grands Maîtres, l’expérience et le témoignage des sens devraient préserver la Musique des vicissitudes qui la dégradent. On ne peut opposer pour toute punition aux Musiciens novateurs que le ridicule de leurs innovations. C’est, je pense, le moyen le plus sûr de ranimer le bon Goût qui s’éteint.

Tout ce que je viens d’exposer à l’égard des travers où se jettent les Musiciens de nos jours sert à découvrir les vraies causes de la Corruption du Goût dans la Musique Française. Je les réduis à trois articles.

On change notre Musique de forme. Premièrement, parce qu’on veut faire du neuf ; car nous ne pouvons dissimuler ici l’amour excessif de notre Nation pour la nouveauté et le changement. Il semble parmi nous que le génie pour les Arts ne doive la facilité de l’invention, et le bonheur du succès, qu’à notre inconstance naturelle. On cherche, pour nous plaire, quelque chose qui réveille, qui surprenne. Les tours de l’Harmonie sont usés ; on veut en forger de nouveaux. L’usage du Diatonique vieillit ; on prétend se distinguer en frayant des routes détournées, des sentiers escarpés. On donne la torture à l’imagination pour enfanter des Chants, pour inventer des combinaisons d’accords ; pour lier, pour enchaîner, par de nouveaux traits, les Modulations.

On exerce la voix par les passages les moins usités pour acquérir de la légèreté. Jusqu’à présent les Instruments imitaient les accents de la Voix : maintenant c’est la Voix qui cherche à imiter les Instruments dans les batteries, dans les vitesses, dans la bizarrerie des intonations.

L’on accoutume la main sur l’Instrument à des positions gênantes, à des situations forcées, à des progressions épineuses, à des modes transposés : Et tout cela pour ne rien faire de ce qui a été fait ; fut-il cent fois plus conforme à la nature, et plus agréable à l’oreille.

Secondement, on change notre Musique de forme, parce qu’on n’a plus d’attrait que pour le difficile. Tout ce qui est aisé est rejeté avec dédain ; comme si la Musique flatteuse n’avait pas ses difficultés ; comme si le degré de plaisir qu’elle nous procure se mesurait sur la peine qu’elle coûte, et qu’il ne pût s’acheter qu’à ce prix.

Que ceux qui aiment les difficultés comprennent une bonne fois, qu’une cadence bien battue, un port de Voix bien filé, un son bien enflé, est incomparablement plus difficile que tous les fredons, et plus digne de leur étude.

Turpe est difficiles habere nugas ;

Et stulus labor est ineptiarum.

Martial

S’il doit être question d’introduire des nouveautés, j’aimerais bien mieux qu’on inventât quelques Méthodes qui tendissent à faciliter les progrès de l’Art, plutôt que d’effrayer par mille efforts d’en multiplier les obstacles.

Enfin, l’on change la forme de notre Musique, parce qu’on aspire trop à l’imitation des Étrangers. C’est là l’écueil de nos Musiciens. Le Goût italien les séduit tellement, qu’ils le répandent sans discernement dans leur jeu & dans leurs compositions. Ils prêtent même souvent aux Italiens, en voulant les imiter, des défauts qu’ils n’ont pas. La bonne Musique Italienne n’est point si bizarre qu’on nous la suppose. Corelli nous servira d’exemple. Cet excellent Homme a mis lui seul dans ses Œuvres plus d’Harmonie, plus de ces beaux Chants dictés par la nature, qu’on en trouverait peut-être dans toutes les Sonates de nos Harmonistes. Ils font un mélange bizarre et mal assorti du goût Français et de l’Italien : tandis qu’ils négligent de faire valoir le premier, comme le talent que la naissance leur a donné, et pour lequel ils ont plus de dispositions. Car il ne faut pas se flatter jusqu’au point de croire que nous imitons bien la manière Italienne ; il ne nous est pas possible d’en juger. Mais les Italiens sentent bien la distance qui nous éloigne de leur génie, et de leur Goût qu’il nous sera toujours impossible de saisir.

Nous pouvons cependant nous former une idée du ridicule de cette fausse imitation, par celui que nous trouverions dans un Italien qui voudrait copier la Musique Française. Il nous servirait de risée : portons de nous-même ce jugement. Au reste, cette Nation est en ce point plus sage que la nôtre. On n’entend pas dire, à parler généralement, qu’elle tende à nous imiter en ce genre.

D’où vient donc que le Français fait su peu de cas de son Goût, qu’il lui préfère celui des Étrangers ? Chaque Peuple traite les Arts selon son génie. Laissons les Italiens avec leurs manières, sans les trop admirer, ni les condamner, et bornons-nous à maintenir, à perfectionner les nôtres.

Je vais répondre, en finissant, à quelques objections qu’on ne manquera pas de me faire.

“ Le Siècle de Louis XIV, me dira quelqu’un, est donc à votre avis la dernière période de la perfection de la Musique ? Il faudra donc en rester là, et ne plus penser à y rien ajouter ? Cependant, en matière de Goût, les temps varient à leur gré les usages : l’on ne saurait rien déterminer à cet égard, et les comparaisons d’un Siècle avec un autre ne prouvent rien contre le Goût dominant. ”

Je réponds à cela, que je n’ai pas prétendu assigner des bornes si étroites au progrès des Arts, ni faire tant d’honneur au Siècle dernier que d’y fixer l’époque et le terme de leur perfection. Je conviens que la Musique fut tout, a beaucoup acquis depuis ce temps-là, et peut encore acquérir. Tant qu’il naîtra des hommes, on verra de grands génies en tout genre surpasser leurs devanciers. Mais je fais cet aveu avec restriction.

Je dis qu’il y a un certain vrai dans les Arts comme ailleurs, qui est de tous les temps, de tous les pays. La raison, la nature qui ne changent point, ont établi des lois, contre lesquelles les variations et les bizarreries qu’introduisent les Artistes ne sauraient se prévaloir.

La Musique s’est, à la vérité, beaucoup perfectionnée depuis cinquante ans. Mais ce qu’elle a gagné du côté de l’exécution, elle semble l’avoir perdu du côté de la composition. La facilité, la légèreté dans le toucher des Instruments ; la propreté, la méthode dans le Chant, sont augmentées considérablement. Les meilleurs Symphonistes d’autrefois tremblaient à la première vue d’une ouverture d’Opéra : et nos Musiciens découvrent aujourd’hui les Sonates les plus travaillées.

La Théorie de cet Art est aussi arrivée à un degré de perfection, qui le met de niveau avec les hautes Sciences. Jamais il n’y eut plus de lumière, ni plus de méthode dans l’Harmonie. Mais le point essentiel dans lequel notre Siècle pèche, c’est le Goût ; c’est le vrai Goût. Or le temps où vécurent Lully, Lalande, et quelques autres, est le temps, où la Musique, au sentiment des connaisseurs, a le plus approché de ce bon Goût, de ce Vrai qui ne vieillit point. D’où il résulte, que si le Siècle dernier n’a pas atteint la plus grande perfection, il n’en est pas moins vrai que le nôtre, en ouvrant des routes nouvelles, non seulement n’avance pas du côté de la vérité, mais qu’il s’en éloigne peu à peu.

On me demandera : Mais quel est ce Goût ? à quels signes certains le distingue-t-on ? Je répondrai que sans entreprendre de donner une définition courte et exacte du bon Goût en tout genre, je pense qu’à l’égard des Arts et de la Musique, le bon Goût est ce qui est conforme à la nature ; ce qui est éprouvé par la raison ; ce qui n’est, ni outré, ni affecté ; ce qui séduit notre cœur ; ce qui nous intéresse ; ce en quoi nous ne trouvons rien qui nous choque, rien qui nous révolte ; ce que les fameux Artistes ont le plus universellement pratiqué ; ce que les vrais connaisseurs estiment. Tout ce qui n’a pas ces qualités ne peut être que de mauvais goût.

“ Vous imputez, m’ajoutera-t-on, aux Maîtres de l’Art généralement, tous ces défauts dans la composition, ces nouveaux usages dans l’exécution de la Musique ; et c’est plutôt aux Écoliers, aux Musiciens peu renommés qu’il conviendrait de les reprocher ? ” J’avoue que ces derniers introduisent plus ordinairement ces abus que les Maîtres : mais ce que je ne puis pardonner à ceux-ci, est qu’ils souvent le torrent, qu’ils se laissent entraîner au faux sentiment qui domine, tandis qu’ils devraient, et qu’ils pourraient s’y opposer ;

D’ailleurs, ce ne sont pas les défauts ordinaires contre la perfection de l’Art que j’attaque : c’est la perfection même qu’on prétend lui donner ; ou, pour mieux dire, les moyens nouveaux qu’on met en usage pour y réussir.

Or, qui est-ce qui doit travailler à perfectionner le Musique, si ce ne sont ceux qui s’y distinguent par leurs talents ? Il est inutile de les nommer, ces Maîtres estimables à d’autres égards, mais trop reconnaissables par leur facilité à se livrer aux caprices du Siècle ;

“ Quelqu’un, pour les excuser, me répondra : Ils sont forcés de se livrer à ses caprices. On veut du neuf à tout prix ; ce qui ressemble même aux plus grands modèles, est devenu fade et ennuyeux, ”

J’accorde aux Partisans du neuf, qu’il faut que l’Artiste mette de son génie, de son invention dans ses opérations, qu’il évite d’être copiste et plagiaire ; qu’il crée de son propre fond des idées nouvelles, des tours de Chants, ces inventions seront subordonnées aux lois de la nature, et conformes au bon Goût.

Il faut faire du neuf ; soit, mais il faut aussi faire du bon, ou tout au moins du raisonnable ; et voilà le point de la difficulté. Le beau et le nouveau ne se rencontrant pas aisément, on se console de la privation du premier par la découverte du second : comme si la nouveauté d’une production pouvait remplacer les perfections les plus essentielles.

“ Mais enfin, c’est le Goût du temps, m’objectera quelqu’un d’autre : on plaît, dès qu’on s’y conforme ; et en ceci tout est gagné, quand on est venu à bout de plaire ”

Mais je me demande : À qui plaît-on ? Est-ce aux véritables connaisseurs ? non sûrement. C’est à une multitude avide de nouveautés, incapable de consulter le sentiment, de distinguer le bon du mauvais.

On en sait assez, qu’en fait de Goût, ce n’est pas la multitude qui juge sainement. D’ailleurs je n’ai rien exagéré dans ma Critique : Je n’ai rien avancé dont je ne puisse trouver des témoins et des garants.

Car je ne parle ici que d’après les Amateurs expérimentés et intelligents ; capables de savourer la saine Harmonie, de décider du mérite et des talents en ce genre : ils gémissent tous de voir la Musique dégénérer.

Au reste, si c’était le Goût général, en serait-il meilleur, puisqu’il est diamétralement opposé à celui du Siècle dernier ?

Et après tout, où aboutira la licence de ces excès, et la bizarrerie de ces usages, s’ils continuent à faire des progrès ? Que nous annoncerait ce changement, sinon une décadence générale dans les Arts : ils ont entre eux des rapports trop intimes pour ne pas participer mutuellement aux variations qui les dénaturent.

Nous ne sommes déjà que trop menacés de cette décadence. On ne recherche plus n tout que le superficiel et l’affecté : on sème partout à pleines mains les faux brillants. L’Éloquence, la Poésie, l’Architecture ressentent depuis quelque temps des atteintes d’altération trop sensibles.

Ce sont de nouveaux mœurs ; c’est une espèce de luxe, d’autant plus facile à s’introduire, qu’il est moins coûteux, et plus à la portée de tout le monde.

Il est donc convenable d’opposer des digues à ce torrent. C’est aux habiles Connaisseurs d’élever leurs Voix contre des coutumes abusives : C’est aux Académies de protéger les efforts des Partisans du bon Goût ; et à tout homme capable de sentiment, de se déclarer hardiment pour la Vérité.

FIN