Monique Sélim, Pouvoirs et marché au Vietnam
Tome 1 « Le travail et l’argent », Tome 2 « Les morts et l’État », L’Harmattan, 2003.
Par Olivier Douville
Monique Sélim fait partie de ces rares anthropologues qui ont su nouer un rapport d’échange et de travail avec des cliniciens. Son travail mené au Viet-Nam, et de même celui qu’elle mena à bien au Bangladesh et au Laos, s’éloigne, à son tour, de tout folklorisme ethniciste. Ceci est d’importance, tant cette dernière approche est encore trop surestimée par les cliniciens français. Une autre anthropologie nous est présentée ici, qui, dans le droit fil de Balandier et d’althabe, se conçoit comme l’analyse des émergences de rapports sociaux et de processus sociaux dans les espaces industriels et résidentiels.
Cette optique est puissamment développée dans le premier tome. Le second prend appui sur les nouvelles formes du religieux et de l’occulte.
L’objectif de l’auteur est de proposer une analyse anthropologique e politique des nouvelles mises en place des cultes des morts et des cultes des ancêtres, ces derniers étant les morts convenablement traités et honorés. Une anthropologie de l’actuel, non des permanences inentamées des rites, mythes et coutumes. Pourtant, ce qui frappe l’observateur, à peine est-il arrivé au Viet-Nâm est la luxuriance d’un retour en force des pratiques magiques, profusion qu’indiquent cette génération de nouveaux médiums, cette multiplication des fêtes et des rituels, ces cohortes qui se pressent vers les temples, ce ruissellement de couleurs chatoyantes, coruscantes et criardes qui fulgure dans les processions, de jour en jour plus denses, tout cet empressement et, parfois, toute cette ferveur, tout ce commerce de la piété, enfin, n’indiquent-ils pas la résurgence des formes les plus pérennes de l’organisation culturelle de base de la société vietnamienne ?
Loin de se laisser duper par le fond atemporel qui cristalliserait la psychologie des peuples, Monique Sélim situe cette reprise de la religiosité populaire pré-coloniale comme un symptôme, et en cela elle très proche de la clinique vivante. Les lecteurs qui miseraient sur les forces supérieures de la continuité culturelle seront attristés. Il s’agit bien d’une étude qui indique ce qu’ont d’actuel et de légitimant les manigances occultes. Le regard d’observatrice (et parfois de participante à des rituels) que porte M. Sélim suppose un détournement des codifications dogmatiques internes à l’anthropologie puisque la division épistémique entre l’anthropologie du religieux et l’anthropologie du politique est subvertie au point qu’une telle distinction apparaît virtuellement ruinée.
La jonction entre les deux tomes de ce livre se marque en ce point : comprendre de l’intérieur les logiques mises en œuvre par la population face à de nouveaux agencements sociétaux qui mobilisent autrement le rapport au passé encore récent qu’est celui de la guerre contre les USA, antérieurement contre la France. On sait maintenant que le déclin du communisme et l’ouverture au marché s’accompagnent d’une mise en fonction autre des rapports aux morts, aux ancêtres et aux génies, et au passé historique et politique de façon plus large. De sorte que le travail de l’anthropologue dont témoigne l’auteur est d’aller à la recherche de ces « nouvelles capsules interprétatives » qui disent les bouleversements des liens aux biens, à l’altérité et à l’identité. Voici donc l’argumentaire : considérer que ces capsules interprétatives sont d’autant plus lourdes d’assignation de sens et de légitimité qu’elles se produisent dans des scènes censées présenter les crises subjectives et les modes de résolution de ces crises.
Chacune de ces capsules interprétatives et chacune de ces nouvelles institutions médiumniques sont centrées sur un Réel récurent : celui de la retrouvaille et d’identification des lieux où sont tombés les morts durant les deux guerres mentionnées plus haut. Aussi le plus subjectif est lié au plus collectif, ces nouveaux cultes restant tout à fait encadrés par les tentatives du régime de forger de nouveaux instruments et de nouveaux scénarii de légitimité.
Une anthropologie de l’État est rendue possible qui fait de ce dernier le sujet obscur de ces pratiques en même temps qu’un promoteur d’imaginaire, un souverain qui règne sur la mise en circulation marchandes des imaginaires et des traumas.
Les morts de guerres d’indépendance sont donc aujourd’hui convoqués à devenir les militants suprêmes, la caution ultime du rapport actuel de l’État à une historicité officiellement romantique et héroïque, légitimant la force actuelle idéologique de cet État Viet-Nâmien. Cependant, en lisant attentivement M. Sélim, il ne nous a pas semblé que la force de la métaphore spirite dans la fabrique actuelle de scénarios porteurs, pour le consultant vietnamien, d’identités et de liens avec une histoire commune pisse être totalement disjointe de tout ce qui, à la surface de la planète, communique avec les morts dans la mouvance du New-Age. La démarche anthropologique voulue par l’auteur spécifie, quant à elle, les contextes politiques. L’État Viet-Nâmien surgit comme le terme inattendu. Quoi de plus privé, en effet, que la pratique magique ou médiumnique ? Pourtant, l’État joue un rôle central comme autorité de référence dans le champ des représentations des entités symboliques : il a toujours été doté de la faculté constitutive de légitimer ou d’exclure les génies.
Une anthropologie de l’État est rendue possible qui fait de ce dernier le sujet obscur des ces pratiques en même temps qu’un promoteur d’imaginaire, un souverain qui règne sur le mise en circulation marchande des imaginaires et des traumas. Aujourd’hui, sur la scène vietnamienne, les morts des guerres reviennent. Des institutions et des directions étatiques font broderies de mythes, d’épos, opérant dans le lien, à partir de cette réalité irruptive et parfois orchestrée.
Bien entendu le texte de l’anthropologue n’empiète pas sur les prérogatives du clinicien. Et la fameuse efficacité symbolique de tels rituels n’est pas objet de discussion. C’est très clair. L’approche clinique serait ici de reconsidérer ce qui opère dans chaque consultation. Ce qui toutefois, nous est donné à lire, car l’auteur est une observatrice, permet de dire que ce n’est pas une interprétation révélatrice ou une simple imposition de rituel qui soignent. Il y a des médiums qui pourront utiliser les mêmes techniques que certains de leurs confrères réputés à juste titre, sans être pour autant à même de susciter du changement psychique. Ici comme ailleurs on n’opère pas de changements avec une administration de sens commun.
Les enfants dont la folie dit aussi la carence des générations précédentes à être responsables de leurs morts ou encore les personnes moins insérées dans les réciprocités et les contraintes familiales et sociales proches jouent un rôle de caisse de résonance de ces violences de l’histoire. L’anthropologue qui rencontre des sujets et des médiums n’est pas à l’abri de l’angoisse universelle qu’il y a à redonner parole et corps aux morts mal-morts, à ceux qui insistent encore comme cadavres errants à défaut de fonctionner comme ancêtres localisés. Ce que je souhaite souligner, c’est qu’une recherche anthropologique sur les facteurs religieux impliqués dans des scènes de reconstitution des identités se réalise précisément à partir d’un modèle exemplaire de division subjective, celui de la médiumnité. D’où une possible connivence entre ce qui serait une idéologie de la bonne personne et la popularisation de théories toutes faites sur la synthèse psychologique. Ce qui est alors mis à l’arrière-plan c’est la dimension de l’influence de cette idéologie de la personne sur la consultante, tant qu’elle demeure masquée par l’évidence de la révélation faite au consultant puisque chaque révélation, concernant le plus souvent les lieux où l’on peut identifier le corps d’un disparu, se double de prescriptions de comportements.
Pour autant dès qu’un(e) anthropologue parle des cultes des morts, que ces cultes soient considérés comme ayant lieu de toute éternité, ou que leurs formes récentes fassent l’objet d’une analyse politique c’est de nous aussi qu’il est question, à travers nos passages de frontières et nos ancrages généalogiques.
Faire parler l’inanimé, rechercher l’imaginaire par le réel, retrouver la trace et sauvegarder ce qui résiste à l’effacement, individuer, au un par un, les morts en masse détruits : toutes ces opérations supposent une institutionnalisation de la référence généalogique afin de conforter l’idéologie des morts comma garants de l’État, de sa légitimité et de sa mémoire héroïque. Au strict plan du sujet, le proche ou l’aïeul qui a perdu al vie au combat n’étant alors jamais supposé l’avoir perdu pour rien. Les anciens mis à morts, voilà qu’on les entend à nouveau et comme jamais auparavant, mais à une condition : leur trouver un tombeau, un lieu où les entendre, un lieu où leur parler. Et c’est depuis ce tombeau retrouvé et recrée que ces morts narrent l’histoire, la leur, la grande histoire aussi, l’une à l’autre étroitement tressées, l’héroïsme vertueux, bref, ils déclinent les arcanes les moins contestables et les « sacrées » de l’institution moderne de l’État post-colonial. S’agit-il alors de faire parler les morts ou de faire vibrer encore le cadavre du communisme « à la Oncle Ho » ? le lecteur appréciera, ou pas, selon se culture politique, ses croyances, son impertinence…
Une chose est patente : : les systèmes qui renouent une activité de mémoire collective aux édifications de sépultures ont, au-delà du bric-à-brac qu’ils font pulluler, au-delà même des formes contingentes de leur calcul, des incidences subjectives à comprendre. Ces dernières laissent un degré de liberté au sujet lequel n’est jamais totalement jointoyé aux expansions mythiques élaborées pour les besoins de la cause.
Au clinicien maintenant de savoir ce qu’il attend des anthropologues : de l’imaginaire éternel, ou un apport irremplaçable sur le sujet dans le monde d’aujourd’hui ? Qui parmi les cliniciens ne se sentirait pas concerné par ces travaux d’envergures qui portent tout d’abord l’accent sur notre lien aux altérités actuelles ?
Olivier Douville