Paul-Laurent Assoun, Lacan
Paris PUF, collection “ Que sais-je ” 2003, 128 pages
Par Olivier Douville
Les ouvrages qui se donnent comme tâche d’exposer l’évolution de la pensée de Lacan ne manquent pas. Ils font la part plus ou moins belle au contexte intellectuel, à la biographie, à l’histoire des institutions psychanalytiques, à la diffusion internationale des thèses et des inventions propre à l’École de Lacan. J’avais souligné ailleurs à quel point le texte de Milner l’Œuvre claire avait, en raison de sa périodisation argumentée faisait référence.
L’ambition de Paul-Laurent Assoun est autre, qui prend son départ dans une question tout à fait soutenue : qu’est-ce qu’encyclopédiser la “ pensée Lacan ” ? Défi plus que projet, dans la mesure où la thèse, centrale, chez Lacan, fait de l’ignorance, non un manquement, mais une passion et implique que la tentation d’une totalisation participe d’une méconnaissance de l’incomplétude propre à tout
discours venant serrer de près le Vrai. Mais il ne s’agissait pas non plus, pour Lacan, de faire l’apologie, somme toute factice mais répandue, du conformisme du non-savoir. Peu d’auteurs manièrent avec un tel brio (un art d’illusionniste parfois) les références littéraires et culturelles, peu encore ont su se montrer à la hauteur d’un dialogue exigeant avec les représentants des disciplines proches de la psychanalyse (philosophie, phénoménologie) ou destinées à se rapprocher, le temps que se mette en place l’écriture de formalisation théoriques (anthropologie structurale, puis mathématique)., formalisations que dédaigne notre époque amnésique
On peut donc produire du savoir, le construire et le raisonner, ayant comme objet la pensée de Lacan et sachant rendre lisible l’effet, l’impact, de cette pensée sur le monde intellectuel.
Une méthode est alors à choisir qui n’empile pas les anecdotes ou les inventions, mais médite sur la généalogie de concepts, leurs cartographies et leurs dépliements, leurs métamorphoses tout au long du corpus. Les Séminaires, par exemple, encore inédits en grande part, font se répondre des trouvailles, avec des sauts d’un an ou deux, ou plus encore parfois. Il en est ainsi de l’objet “ a ”, annoncé lors du Séminaire sur l’Éthique, il en est ainsi des discours sur l’amour, et de l’évolution par exemple donnée au style et à la fonction de l’amour courtois, … Avec ceci, qui peut servir de fil rouge, que Lacan a, à plus d’une reprise, considéré que “ topologie ” et “ corps ” donnaient l’assise de ce qui traverse et informe son œuvre, écrite et parlée - c’est en toutes lettres dans ses conférences aux Universités américaines.
Examiner le work in progress de la pensée Lacan part d’un point essentiel : le dégagement de la triade borroméenne : Réel, Imaginaire et Symbolique. C’est bien ainsi qu’il fallait introduire : dégager l’imaginaire selon Lacan de ses racines psychologiques, expliquer en quoi la pensée de l’ordre symbolique se disjoint d’une pensée de la transcendance, comprendre comment le réel (dont Lacan parle pour la première fois en 1952 dans un travail centré sur la formation du psychanalyste) ne se définit pas seulement comme ce qui résiste à la symbolisation. Montrer, plus exactement comment, au-delà de ce que donne à comprendre ce lieu commun (le réel comme résistant à la symbolisation), le Réel a des fonctions.
Le second mouvement proposé par l’auteur retourne aux racines phénoménologiques de la notion de conscience et d’altérité et indique comment la notion de sujet divisé entraîne nécessairement une refonte des catégories de l’Autre et de l’objet. Le Séminaire La logique du fantasme sera un moment central de l’exposition et de la mise à l’épreuve de cette refonte ; antérieurement la leçon unique du Séminaire interrompu Les Noms-du-Père verra le passage de l’Autre comme trésor du signifiant à un Autre épuré jusqu’à l’ensemble vide.
Un troisième mouvement du travail de Paul-Laurent Assoun, cerne un point essentiel. Lorsque Lacan parle à des psychanalystes c’est tout de même autour de la dimension de l’acte analytique que sa parole gravite et fait effet. L’héritage de la leçon lacanienne est immense. J’énumère : refonte possible d’un clinique psychanalytique (projet que prolongent aujourd’hui P.Julien, J.-C. Maleval, M. Czermak, J.-J. Rassial et bien d’autres encore), redéfinition de la situation de cure psychanalytique (dont le fait qu’elle a pu être ramenée à une épure à pu contribuer au déplacement de la présence du psychanalyste ailleurs, dans les institutions de la cité, reprise à nouveaux frais de la formation du psychanalyste (dont la cohérence proposée est étroitement dépendante d’un “ pré carré ” de la pensée lacanienne : il n’y a pas de méta-langage). On sait qu’un tel héritage a pu être violemment contesté, et parfois assez rapidement dilapidé. On comprend tout à fait que le projet de Paul-Laurent Assoun n’est pas ici, dans son livre qui voir le jour dans cette collection “ encyclopédique ”, de prendre parti, mais d’indiquer des logiques et des cohérences – ce qui à tout le moins devrait permettre l’argument et limiter les facilités coupables des procès d’intention dès qu’on parle de la formation des psychanalystes lacanien.
Que cet excellent ouvrage se conclut, en un premier temps, sur une présentation parallèle des mathèmes et de la topologie souligne tout le sérieux, le respect et le probant avec lesquelles sont considérées les inventions de Lacan. Je reste, pour ma part, perplexe quant à la possibilité d’un usage harmonieux des deux références (le mathème et la topologie) et ai plutôt le sentiment que les psychanalystes lacaniens qui travaillent avec Lacan et inventent avec lui utilisent de façon plus importante ou exclusive l’un ou l’autre des systèmes (avec, parfois, ce genre de pont qui consiste à travailler le schéma topologique comme une écriture, comme une lettre). Mais une fois encore l’objet du livre de Paul-Laurent Assoun n’était pas de nous informer sur la situation actuelle du lacanisme mais bien d’expliquer pourquoi Lacan a ressenti la nécessité de présenter des modélisations et des formalisations qui s’évadaient des contraintes imaginaires de nos topologies et de nos logiques ordinaires (sphérisme, linéarité).
Je vois encore deux raisons qui m’incitent à recommander sans réserve au profane comme à l’esprit chevronnée cet excellent livre. D’une part, est remarquable l’importance du corpus considéré et qui va du Sonnet paru dans l’éphémère revue surréaliste Le Phare de Neuilly, jusqu’au tout dernier Séminaire datant de l’année 1980 Dissolution. D’autre part, le lecteur se sentira accueilli et guidé par une écriture très claire et dont le constant didactisme ne manque pas d’élégance.
Le pari est réussi et il y a de l’audace dans une telle réussite
Olivier Douville