Claude Rabant - Métamorphoses de la mélancolie
Préface de Jean Oury, Paris, Hermann, collection Psychanalyse
Par Olivier Douville
Le livre de Claude Rabant s’ouvre par une lecture serrée d’Imre Hermann, un psychanalyste contemporain de Freud qui, bien avant Bion puis Lacan, était soucieux d’une modélisation des espaces psychiques prenant appui sur les sciences topologiques. Hermann, dans l’Instinct filial, contraste deux espaces non-euclidiens qu’il tient pour représentatif des formations psychiques. L’un, sphérique, ne peut que se refermer sur lui-même, l’autre, a-sphérique et hyperbolique, tend à sa dilatation infinie. Mais Rabant ne se limite pas à commenter ou à illustrer cette tentative de modélisation, il ajoute à l’observation qu’il fait touchant à ce psychanalyste un peu oublié d’autres idées où la philosophie et l’esthétique ont leur part. De sorte que, dès ses premières pages, le livre de Rabant, s’annonce comme une accumulation dynamique de lectures qui fusionnent dans une spatialité expansive. Et chaque référence considérée partiellement se déplie dans une unité générale. C’est ainsi que, guidé par sa lecture de l’Ethique de Spinoza, Rabant voit en cette opposition topologique des espaces décrits par Hermann la rythmicité du pulsionnel, qui tantôt se replie sur soi, tantôt s’ouvre à la saisie d’une altérité. Cette rencontre inédite entre Spinoza et Hermann devient pour lui l’occasion de penser la vie psychique et le pulsionnel comme on pressent la dynamique d’un univers en mouvement et en métamorphose selon la bipolarité de la tendance sphérique et de la tendance hyperbolique. À la fin de son livre, Hermann traite de la question du facteur d’élargissement de l’espace propre au psychisme humain et souligne, la qualifiant de « magique », le rôle central de la parole, ce surplus symbolique, contribuant à l’extension hyperbolique de cet espace mais sans pour autant se conjoindre à l’objet qu’elle évoque mais ne touche que d’une façon asymptotique. Le monde symbolique est alors traversé (d’aucuns diraient enchanté) par la dimension de l’illusion. Ce qui implique que la fécondité de la violence symbolique soit traduite en conflictualité groupale et psychique pour se donner à lire. L’illusion comme milieu et support du processus de pensée, Winnicott n’est pas loin non plus.
Que voulait traduire Hermann sinon la notion freudienne d’ « élargissement » du concept de sexualité proposée dès les Trois Essais… ? Proposer l’idée d’une sexualité infantile plonge l’appareil psychique compris selon les thèses de Freud dans une spatialité croissante. La sexualité infantile étant le substrat de la pensée, son fonds. L’élargissement ici n’est pas échappée maniaque où coïnciderait enfin, mais pour des noces si consumables, le moi l’idéal et le monde. Il suppose, plus même il nécessite, ces deux processus de restriction que sont l’amnésie infantile et la cryptomnésie. Tel serait le démontage de la pulsion proposé par Rabant: une énergie qui s’injecte dans les formes qu’elle produit, liée à des processus temporels contingents et partiellement aléatoires. Polymorphie originaire des pulsions, plasticité. Doublure quasi immédiate de la source pulsionnelle par une zone érogène. Le corps humain disait Bataille dans son Dictionnaire commence par la bouche. C’est non seulement que les découpes de l’anatomie accorderaient au pulsion les provocatrices faveurs de leur topos ouvert mais plus encore parce que le double fond de chacune des sources pulsionnelles en vient, de par sa rythmicité érotique, à donner au corps humain sa profondeur et sa temporalité.
Il est alors possible de proposer la lecture d’un premier moment du livre de Rabant, même si cela n’est pas commode et risque d’être réducteur tant Métamorphoses de la mélancolie est d’une construction très peu linéaire, tant sa respiration se fait dans les dépliements de ses métamorphoses, tant ce livre attaque la structure conventionnelle de la démonstration se présentant au lecteur comme un kaléidoscope parfois erratique, un flux éclairé de mille sources et de mille citations, d’allusions ou d’incises …Ce moment reviendrait à considérer que l’espace pulsionnel, qui est celui du chaos fécond du corps, est toujours en état d’être scindé sur le mode binaire d’une partition spatiale dont Hermann nous a légué l’intelligence du bâti. Et Rabant trouve à cette topologie primitive une généalogie prestigieuse qui va non seulement de Spinoza (opposition de la joie et de la tristesse) à Freud (opposition des groupes des pulsions) mais s’en va cheminer encore avec Kierkegaard (opposition encore entre le désir sensuel et la mélancolie). Dialectisable, cette opposition se saisit quasi-intuitivement comme la projection hyperbolique d’un espace, soit, rajoute, l’auteur ce que Freud nomme « le moi-corps » .
Il s’en déduit alors, et c’est le second moment de ce livre, que le dépliement hyperbolique d’un tel espace n’aurait pu être psychanalytiquement pensable sans l’introduction du concept de pulsion de mort. L’on voit que la logique des propositions que soutient l’auteur ne saurait manquer provoquer plus d’un débat avec les quelques psychanalystes qui refusent encore cette notion ou qui -et c’est encore ne rien vouloir en savoir- la confondent avec une tendance à la destruction. La pulsion de mort devient sous la plume de l’auteur un concept limite, un concept à la limite permettant d’établir la plus grande extension à l’intérieur de laquelle se produisent les évènements de désir. « Pure » spatialité (le terme de « pur » étant souvent utilisé par Rabant), la pulsion de mort est aussi ce qui détermine la temporalité psychique : le désir parce qu’indestructible crée le présent, par un gigantesque retour en arrière, dont le terme se trouve, lui, situé dans l’avenir. Cette temporalité est la projection phénoménale d’une condition paradoxale de la pulsion de mort dont la limite est le retour à l’inorganique et qui trace en avant de nous un ouvert infini. Topologie et temps se pensent à partir de cette détente hyperbolique dans le cours des choses. L’espace et le temps ainsi constitués, en un jeu de mémoire et d’inconnu, excluent toute transcendance.
Ce temps du désir n’est pas le temps pseudo-cyclique de la consommation, la mémoire reprend et réorganise les traces, toute signification reconduit l’énigme qu’elle tente de conjurer. Ce travail du psychisme a pour conséquence que les versions de l’Autre, ne le subjectivant pas, le laissent comme une énigme incomprise ou capricieuse. La structure se déplie. Que me vaut l’autre, ce fameux Che Vuoi ? ne reçoit aucune réponse univoque. L’être est livré à cette question, il n’en est pas pour autant captif à tout jamais. L’Autre n’est pas fixé, ni figé, il se retire dans l’inaccessibilité d’une énigme, son « caprice » ouvre à un espace de jeu qui rend possible et active une présence temporelle du sujet. En ce point, nous pourrions nous demander si l’auteur n’indique pas une double situation de la mélancolie. Celle qui vire la sujet à la méchanceté d’un Autre souvent idéalisé et qui veut sa ruine, et une autre apte à la métamorphose. Plus de l’ordre d’un mouvement, d’une protension à partir de la dépression, sur ce fond dépressif qu’induit le retrait de l’Autre, elle pourrait refusant la mascarade de l’idéalisation monolithique de l’Autre, en inventer les mirages. Cette vision d’une sublimation qui ne se fait pas arme répressive contre la jouissance, débouche, très vite, sur la pensée d’un risque, d’une panne qui rétrécisse l’espace d’une telle assomption. Soit celui d’un repliement tout de même de cette faconde mélancolique à la métamorphose, là où la signification s’alourdit d’une mélancolie de la mémoire, là où il n’y pas assez de réel pour soutenir le désir. En ce point une question ne manque de surgir que nous aimerions poser à l’auteur, s’agit-il dans la mélancolie d’un défaut de réel ou d’un défaut de semblant ? Toujours est-il que le distingo que nous faisons jouer entre deux sens possibles du vocable de mélancolie dans ce livre, permettrait un discernement entre une mélancolie qui ne trouve son issue que dans un terrain où la persécution fixe un point de réel à quoi s’accrocher et à partir de quoi peut s’organiser une pseudo consistance du monde, et une mélancolisation de la langue et de la mémoire qui pourrait refuser les séductions enivrées et vaines de la manie autant que la mécanique du renversement en pseudo-paranoïa. Nous commenterons ici ce livre en posant l’hypothèse qu touchons là à un paradoxe fécond : la mélancolie peut-elle faire acte, elle dont on entrevoir, le redoutant, qu’elle se résolve dans un passage à l’acte ?
Rabant poursuit alors son cheminement par l’exposé des conditions métapsychologiques qui permet au sujet de faire acte de parole. Faisant mention du primitivisme, Rabant, ne pétrifie pas cette notion en faisant du primitif ce rebut qui résiste et échappe à la symbolisation. Est nommé primitif ce qui renvoie à la magie du signifiant, à son pouvoir créateur et évocateur. Sont primitives la force et la tension d’invocation du signifiant. Il faut ici revenir, une fois de plus, à l’indice d’une supériorité qui à la fois exalte un tel pouvoir, et le dépasse et l’enjambe, et l’annule pour se porter plus haut, soit la sidération de la mort. Ce temps qui glaçait de stupeur la horde des frères devant le cadavre d’un père primitif, avant que les forces nommantes de la totémisation le transmue en ancestralité. Cette puissance originelle du mourir c’est aussi la civilisation des mortels qui, la reconnaissant, s’en dégage y faisant pièce par la ritualisation. De même que de l’impossibilité qu’il y a à penser la mort se dégagent les conditions de la pensée.
Il y aurait quelques choses neuves à dire, à partir de là, sur le trop fameux parallèle entre ontogénie et phylogénie qui nous distrairait salutairement de toutes ces réductions du paradigme freudien à une histoire orthopédique de stades et seraient de la sorte apte à la rincer de son « illusion archaïque ». Même si le rappel du mythe freudien ne constitue plus depuis belle lurette un argument définitif, l’usage que Rabant fait du terme de « primitif » et les développements qu’il lui donne permettent de poser une analogie qui ne met pas en couple l’enfant et le « sauvage » mais le développement de la civilisation et la genèse de la parole.
A partir de cette solidarité entre la figure du primitif et la condition du névrosé moderne -cet anxieux, ce nerveux ou ce neurasthénique que Beard puis Freud décrivirent déjà- on voit ces deux figures se plier devant cette aphanisis de la langue, composant avec le réel du travail de la mort, dans un mouvement qui va de la stase mélancolique à la fécondité d’une sublimation. Mais symétrie encore et inversée cette fois, entre la nostalgie du névrosé qui pense en place d’agir et la puissance du primitif qui pense par l’acte. L’anthropologie n’est pas convoquée ici. Non, ici, il faut un poète, un mélancolique point trop guéri, habité et habitant cette nostalgie, la réinsufflant comme mémoire anachronique d’un primitivisme en réminiscence afin de retrouver la puissance du mot, la puissance du dire, la force du vocal, la souveraineté chorégraphique du tracé. Le névrosé, trop vite guéri de la mélancolie, souffrirait de cette puissance du geste perdu, de l’exil de la jointure rimbaldienne entre dire et agir. Sur cette brisée, Rabant nous gratifie d’une définition hyperbolique de ce que serait la puissance du poète et de la poésie. Citons : « Si l’on entend ici poésie au sens propre d’une création de langue, on dira qu’elle se produit au croisement de deux inconnus : notre monde intérieur inconnu se projette au dehors d’abord et contribue à façonner le monde extérieur, puis celui-ci nous renvoie à son tour, par énigme, du sens et du langage qui contribuent à façonner notre langue intérieure, ce qu’on peut appeler notre poésie propre » (page 92).
Nous ne pouvons alors plus nous contenter de reléguer le primitif dans une ancienneté révolue. Ce qui importe est bien ce que le primitif inscrit dans le monde, de violence, d’énergie, de geste et de rites. Il s’agit de trouver le point de tangence entre le primitif et nous. Et c’est bien une question de traduction, donc d’incomplétude des langues en présence, qui surgit face à nous. La façon dont Rabant démontre comment s’instaure une dialectique entre pulsion et libido nous a semblé être sinon le dernier moment de ce livre, du moins une de ses plus fortes articulations qui le relance vers son final. A la constance universelle d’une pulsion de mort qui se réduit à l’exercice d’une volonté de destruction, s’oppose la fragile renouvellement de l’Eros. Le deuil est alors tenu par l’auteur comme l’agent civilisateur par excellence, une théorie de la sublimation s’en déduit, qui, et c’est le point où nous ne saurions confondre ce destin du pulsionnel avec une idéalisation ou un mécanisme de défense, compose avec le pulsionnel, compose avec la pulsion de mort. Traversée de la mélancolie lorsque le sujet peut composer avec la pulsion de mort, stase mélancolique lorsque la libido est mise au service de thanatos. Telle serait l’alternative qui, au terme de la lecture, donnerait rétrospectivement à l’ensemble de ce beau livre la charpente de son argumentation décisive.
Sans doute Rabant nous permet-il ici de faire un pas de plus concernant la théorie freudienne de la culture et de la sublimation. Et cela donne à ce livre un caractère de nécessité.
Olivier Douville