Les infidèles - Jean-Michel Hirt
Grasset, 2003
Par Olivier Douville
Ce livre de Jean-Michel Hirt est le dernier volet d’un triptyque que composent aussi Vestiges de Dieu et Le Miroir du Prophète. L’ensemble du parcours de cet auteur a sa logique et son intérêt.
Le travail que Hirt poursuit depuis de longues années fait valoir ici, au travers d’une série de portraits, une méditation sur l’Altérité. L’Altérité n’est pas à définir comme le dissemblable ou le différent. Elle serait plus à entendre, au-delà de toute figure figée de l’étranger, comme le site de l’étranger. Je reprends là une expression de P. Fédida.
Se laisser interroger par l’autre, en profondeur, suppose une disponibilité certaine. L’attitude psychique qui donne la mesure de cette épreuve de l’étranger est celle d’un éveil, c’est-à-dire aussi d’un accueil à l’événement. Les Infidèles : le titre est provocateur, nécessairement. Nous lirions mal Hirt en faisant de cette provocation un accident, un luxe ou une parade. Car ce dont il nous parle depuis le premier des trois livres évoqués est essentiel. Il s’agit de l’altértié de la parole. Rien de moins que de la vie psychique telle qu’elle se transmet d’une génération à une autre, et telle qu’elle accepte de prendre acte de la rencontre avec le nouveau.
On saisit alors l’entrecroisement des deux axes qui ordonnent la composition de ce présent livre : l’invention dans la déformation de l’héritage et la saisie d’un soi “ inédit ” dans la rencontre avec un étranger radical. Un tel entrecroisement concerne la vie psychique, ici ou ailleurs, mais il est bien, sur un autre plan, au cœur des grandes scènes de la révélation, il est bien au principe même du monothéisme. Une double infidélité certes, mais à quoi ? Car être “ infidèle ” pourrait se réduire à un slogan épris de maîtrise et de volonté d’appropriation d’un signe de l’humain, et aucun pas décisif n’aura été même esquissé.
L’éloge de l’infidélité ne doit pas nous faire oublier que le sujet parlant ne peut pas - sauf à se momifier dans un idéal funèbre – être strictement fidèle à quoi que ce soit d’établi une fois pour toute, et ce pour une raison qui est de structure. Le langage ne vit que par le pouvoir qu’il a de toujours représenter au-delà de l’ordre des représentations. C’est bien la raison pour laquelle la parole donnée force cette indétermination du langage. Le sujet ne sera jamais épinglé par un seul dogme, par un seul signifiant. On voit donc que la fidélité réduite à la répétition est bien un puissant credo idéologique qui vient oblitérer la saisie de ce que chaque identité, individuelle ou collective, a de fragile et d’inachevé, c’est-à-dire d’ouvert. les implications d’une telle ouverture de la notion d ”’infidélité ” sont si nombreuses que je ne saurai les épingler en un résumé trop commode. Qu’on me permette, à partir de ce livre une provocation : je différencie l’infidélité, condition nécessaire à l’invention de l’héritage, de la pire trahison qui soit du mouvement même du travail de la culture, à savoir la trahison intégriste.
“ Être infidèle à soi-même pour ne pas détruire l’étranger en soi et hors soi ” écrit Hirt. Et nous revoilà revenu, mais c’est une retrouvaille, à la dimension de la reconnaissance de la différence et de la pensée du sexuel. Ou, plus exactement à saisir que c’est notre incapacité à penser en termes de totalisation et d’achèvement le sexuel et la mort qui incite la pensée au déplacement et à l’amour de la différence.
Une extrême fidélité au dogme révèlerait en ce point qu’elle vaut pour un slogan de retour, sinon à l’indifférencié, du moins à ce que Freud nommait le “ moi-plaisir purifié ”. Cette fidélité n’est pas fidélité à la parole donnée, mais aliénation aux prescriptions immobilisantes du Surmoi : jouir du commerce du même au même. Cette fidélité aliénée vocifère mais il se cache dans ce vacarme qu’elle est mutique dépourvue de parole pleine. Prôner alors l’infidélité, en reconnaître son travail dans le psychisme signe le respect pour la dimension psychique du vivant, cette dimension à la fois essentielle et fragile et souvent mise à mal. Les spéculations toutes métapsychologiques que j’avance jusqu’ici ne sont pas sans prolongements politiques. La fidélité au dogme, au texte clos, à la terre éternelle, à l’Origine, ou même à la “ race ”, voilà bien des slogans que notre modernité n’a pas peu contribué à remettre au goût du jour, massacres ou ségrégations à l’appui. J’irai ici simplifier ma lecture des propos touffus et érudits de Hirt en proposant que orsque s’évanouit la dimension créative et responsable politique qui est d’instituer aussi la pensée de l’écart et du différent, une zone psychique, nommée transitionnelle, est tout à fait menacée.
Hirt suit son sillon sans se jeter tête en avant dans des dissertations sur la dite « post-modernité » au demeurant assez dégoulinantes ici ou là sous la plume de psychanalystes nostalgiques du bon vieux temps où l’ordre symbolique et le patriarcat c’était paraît-il tout un (j’ajoute qu’au marché des idées creuses on nous met aussi en promotion l’article « hypermodernité » et son paquet cadeau « la surmodernité »…). La tâche que se donne ici l’auteur est de traquer, à travers les récits visionnaires des trois monothéismes les stratégies du déplacement et de l’absence. Il laisse alors à penser (ou à rêver) que la condition ouverte et inachevée du vivant-parlant (condition qui est son seul vrai pouvoir) a été pensée et voulue par les auteurs de ces récits et par leurs plus intelligents et inspirés exégètes. L’auteur, enfin, a brossé le portrait et laissé place à ces quelques autres qui, selon lui, ont fait de “ l’infidélité de la pensée ” un choix, une responsabilité, un destin. : Sigmund Freud, pionnier, Wladimir Granoff, des écrivains puis des auteurs marqués par le désir de l'étranger tels Victor Segalen, Thomas Edward Lawrence, Louis Massignon et Simone Weil
Une fois ce beau livre refermé j’ai eu envie de relire quelques autres psychanalystes qui avaient, il y a des années, travaillé sur l’étranger et la crise de la représentation, dont Philippe Lévy, Michel Guibal, Alice Cherki et Radmila Zigouris
Olivier Douville