Les Cahiers du GRAPPAF « De Freud au Trauma africain »

Collection psychanalyse et tradition, n°7, 2005, Paris, L’Harmattan, 225 p.

Par Olivier Douville

Le sigle « GRAPPAF » désigne Le Groupe de Recherche et d’Application des Concepts Psychanalytiques à la Psychiatrie en Afrique Francophone. Ce groupe réuni autour du psychanalyste et africaniste Yves Kaufmant [1] a décidé de fonder en 1999 sa revue, Les Cahiers, afin de favoriser les recherches et les échanges entre praticiens français et africains et de promouvoir la publication des textes qui en sont issus.

Une telle initiative répond a plus d’un besoin, selon nous. En effet, si la littérature ethnologique sur l’Afrique n’est pas inaccessible au lecteur européen, on pourrait dire que les nombreux cliniciens qui travaillent avec des sujets issus des migrations africaines se trouvent souvent en manque de données utiles concernant le rapport de ces hommes et de ces femmes à leur culture, à leur histoire, à leur exil.

L’imposition d’un modèle fondamental d’une anthropologie villageoise s’est révélée sans grand probant pour comprendre ces incidences qu’ont sur le sujet les traumas de l’histoire et les diverses expériences de l’exil. Le modèle idéal, tenu déjà pour obsolète dès le milieu du siècle passé par Georges Balandier, puis par son élève Gérard Althabe, d’une société africaine entièrement et unimement construite par les cosmogonies et les ritualités de la tradition est, pour le clinicien, une incongruité totale dès lors qu’il veut entendre le singulier du cas. Or, qu’avons-nous pu récemment lire de sérieux et de probant concernant les systèmes de soin coutumiers en Afrique, leurs évolutions en fonction des impacts de la modernité ? À part les livraisons attendues, qui sont de belle facture, de la revue Psychopathologie Africaine et les ouvrages de C.-H. Pradelles de Latour [2], on ne trouve rien ou si peu. La vulgate dite “ ethnopsychiatrique ” ou “ ethnopsychanalytique ” (selon les modes ou les occasions) a, certes, tenté de comprendre les logiques des thérapies à rationalité traditionnelle, mais ce fut le plus souvent afin de les réduire à des modèles de prescriptions de comportements ritualisés. Les simplifications faites de la sorte rendant mal compte des temporalités logiques spécifiques d’un art du guérisseur qui, souvent, se montre plus soucieux du transfert et de la singularité des paroles subjectives et des causes particulières. Certains chercheurs et cliniciens ont su montrer en quoi de nombreux guérisseurs ont le souci de la dimension subjective. Ils le firent en allant régulièrement sur “ le terrain africain” (c’est le cas de Pradelles de Latour, de Le Roy [3], et de quelques autres) ou en écoutant les parcours de soin de patients en exil, ici, en France (ce que fit Z. Dahoun [4], par exemple). D’autres, encore, examinèrent en détail les littératures ethnographiques qui ont prolongé, tout en le discutant, le chapitre fort célèbre que Lévi-Strauss a intitulé “ L’efficacité symbolique ” (il en est ainsi d’un article de R. Rechtman[5]). Aujourd’hui le projet d’une comparaison éclairée entre psychanalyse et thérapie traditionnelle doit être considéré de façon extensive, à nouveaux frais.

S’agit-il de trouver les arguments pour faire s’abattre la psychanalyse “ standard ” sur le continent africain ? Certainement pas. Examinons donc comment se poursuit l’aventure de ces Cahiers afin de situer le renouveau de problématiques qui pourraient s’y faire jour. La septième livraison des Cahiers du GRAPPAF a pour idée centrale de rendre compte des effets cliniques qu’ont des meurtres de masse et des génocides récents, dont celui des Tutsi au Rwanda sur le rapport des sujets à leur parole, à leurs ancestralité et à leurs semblables. Une appréhension des modalités d’inscription du collectif au singulier s’en dégage autour de la dimension des traumas historiques. Une réserve peut-être avancée, ici. Ainsi, est-il noté en quatrième de couverture qu’en Afrique le mot « trauma » n’existe pas. Ce genre de propos surplombant peut gêner. Il faudrait, pour soutenir une telle assertion, recourir à des analyses linguistiques plus fines des divers langages africains, d’autant que bien des mythologies, de celles des Dogons à celles des Bambaras, par exemple, parlent de brusques ruptures des liens et des dettes entre les vivants et les morts et traitent des désordres et des sidérations devant l’émergence d’un Réel lié au sang, au sexe et à la mort. Il suffirait ici de relire Griaule ou Paulme. D’autre part, il est des chercheurs qui parlent des effets de trauma liés aux diverses traites esclavagistes[6] : ces razzias, venues de la Mauritanie et du Maghreb ou internes au continent noir, puis, bien plus meurtrière encore, cette mise en coupe réglée de populations et de cultures, situées de la Casamance au sud du Tchad, par les phases de commerce triangulaire qui confortèrent les capitalismes naissants de l’Ancien et du Nouveau Monde.

Les cliniciens rwandais inventèrent l’expression « itsembabatutsi » à partir de l’expression « itsembatsenba » qui veut dire massacre pour signifier ce génocide.

Ce numéro qui n’est pas un numéro d’histoire tient, avec rigueur, audace et honnêteté à exposer, expliquer et commenter les réponses inventées pour les prises en charge psychologiques des victimes. Il peut être lu en parallèle avec le très documenté et pertinent numéro de la revue Adolescence sur les Enfants et adolescents sous la guerre[7]. P.-G. Despierre dégage de l’ensemble des théories freudiennes et contemporaines du trauma ce qu’ont de spécifique les traumas de guerre et d’attentats : situations où le sujet est confronté à la mort comme Réel. Avec ceci que l’expérience de l’effroi est, de plus, une expérience déshumanisante du moment où le sujet se sent abandonné par le langage commun. De là s’ensuivent des remarques très fines sur le lien entre trauma et « culpabilité du survivant ». Le trauma excluant de la communauté, la culpabilité étant un des moyens d’y faire retour ; des notations liminaires précises nous renseignent sur les façons coutumières de sortir de cette culpabilité sans virer dans le risque de la vengeance sans limites ou de l’autosacrifice mortifère, ou même létal. Parfois le traumatisé demande pardon au génie, censé le protéger, de s’être mis dans une situation si dangereuse. À l’inverse, certains jeunes sujets apparaissent alors comme coupés de tous les recours qu’offrent ces ruses traditionnelles. Il s’agit, le plus souvent de ces « enfants-soldats » qui se vivent souvent comme ayant tué leur génie de protection et sur qui les rituels de réintégration dans la communauté ne jouent plus leur rôle.Seuls face à l’effroi ils usent de drogue qui masquent (mal) les tourments du Réel qu’ils ont provoqués et subis. Ce sont bien eux, ces grand exclus dangereux, à la dérive, qui sont l’enjeu d’une psychopathologie clinique et d’une sociothérapie complètement à réinventer. Inventer une nouvelle relation thérapeutique propose M.-O. Godard, à propos des rescapés du génocide, au Rwanda. Et, pour cela, reprendre un lien de montage à l’ancestralité et à la sépulture. La guérison d'un sujet, quand elle est possible, valant également par ses effets de guérison d'une groupalité. Si cette guérison réordonne le rapport à l'ancestralité, c’est bien parce que la parole qui dit la folie des liens et la dérive des lieux peut avoir valeur de vérité pour le social dès qu'elle éloigne des charmes, trop apaisants, du bon sens et de l’amnésie, prescrite pour des raisons d’ensommeillement des consciences et de pacification politique forcée. Cet aspect collectif ou groupal de la guérison est autre que la mise en place de machinations suggestives telles qu’on les voit fonctionner dans bon nombre de traitements reposant sur les méthodes et théories comportementalistes ou bien encore dans d’autres dispositifs d’influencologie variés. Lisant en ces Cahiers les travaux de Mazima et Silber, il nous revient que, de ce soin du singulier en lien avec le collectif, il en a été fait autre chose dans la psychothérapie institutionnelle et aussi (mais n'est-ce pas lié) dans certains soins prodigués en direction des traumatisés de guerre. Ce fut le cas autrefois avec Rivers ou encore avec la psychiatrie de guerre anglo-saxonne (cf. "La psychiatrie anglaise et la guerre" de J.Lacan). C’est aussi ce qui se passe aujourd'hui avec le dépliement de cette question du soin psychique, au Rwanda par exemple avec des cliniciens rwandais et d'autres, qu’ils soient congolais ou français, qui travaillent merveilleusement avec eux.

L’ensemble des contributeurs illustre et annonce un projet ambitieux autant que nécessaire, militant, disait Y. Kaufmant tout au début de la parution de ces Cahiers « pour la rencontre avec ce savoir culturel et la façon dont ils sont utilisés, remaniés par chaque sujet dans l’inconscient pour modeler son rapport avec l’extérieur ”. On souscrit.

Olivier Douville

[1] On connaît les articles de lui précédemment parus sur cette question, ainsi « Y a-t-il un symptôme ethnologique ? », à lire dans Pas Tant, n°34, Toulouse, P.U.M., décembre 1993, :44-52 et toujours actuel.

[2] Pradelles de Latour Ch H. : Ethnopsychanalyse en pays Bamiléké Paris, E.P.E.L.; 1991.

[3] Le Roy J., « Espace transitionnel et processus d'individuation. Deux séminaires interculturels d'analyse de groupe. », Connexions 1991 ; 58, (2) : 9-20.

[4] Dahoun S., Les couleurs du silence. Le mutisme des enfants de migrants, Paris, Calmann Lévy ,1995.

[5] Rechtman R. De l’efficacité thérapeutique et “ symbolique ” de la structure. Évolution Psychiatrique, 2000, 65 :511-30

[6] Cf les huit numéros de l’association « Les anneaux de la mémoire » publiés avec le concours de l’UNESCO (Association Les Anneaux de la Mémoire –Nantes / Unesco –Paris)

[7] Adolescence, automne 2001, Tome 19, n° 2.