Le corps des larmes - Olivier Grignon
Paris, Calmann-Lévy, 2002, 324 pages
Par Olivier Douville
Le livre d’Olivier Grignon rassemble, à côté de longs passages inédits, des essais et des articles, retravaillés, et l’ensemble a comme ligne de traverse, la douleur d’exister.
Olivier Grignon est psychiatre et psychanalyste. Membre de l’École freudienne il est cofondateur du Cercle freudien, des revues Patio et IO. Son livre a un projet : sortir l’expérience de la psychose de toute saisie nosologique qui fait de la psychose une folie déficitaire. Sans sacrifier à l’angélisme antipsychiatrique, ni à la facilité qui nous dote tous d’un noyau psychotique, avec toute la naïveté développementale qui réside en une telle bévue, l’auteur fait de la psychose non folle le moment de rencontre avec le réel, moment qui compte, oriente et fait aussi le poids et le prix d’une cure. On se souvient que c’est dès 1952, que nous rencontrons le terme de Réel chez Lacan qu’il associe à ce que devrait pourvoir être la formation du psychanalyste.
Aussi le livre de Grignon est-il aussi questionnement à ce qui fait dispositif de formation du psychanalyste. À la base de l’engagement du psychanalyste, celui de ne pas céder sur son désir, il y a ce que Lacan a repéré chez Freud d’ “ une expérience privilégiée exceptionnelle et terrifiante ” (le rêve de l’injection d’Irma). Cette expérience, Grignon, la pose comme similaire à celle que Lacan qualifie de “ Passe ”. Une telle analogie est le socle de ce livre. La passe suppose une expérience du terrible, mais elle ne se réduit pas à cette expérience. Elle est le nom du traitement psychanalytique de cette rencontre avec le Réel. Bascule donc entre le moment où le sujet ne trouve pas dans les mondes fantasmatiques et dans les modalités fantasmatiques de son paraître, le support de son existence. Un tel franchissement qui se traduit phénoménologiquement par une extinction du désir, et une façon de mélancolisation, aboutit alors à cette douleur d’exister et met le sujet “ à nu ” et “ à vif ” devant le fonctionnement absurde du langage et devant la structure mutique du symbolique. Souvenons nous ici, même si l’auteur ne le mentionne pas l’effroi qui saisit Freud lorsqu’il voit voleter devant lui un texte où figure une coalescence entre les premiers et les derniers mots (in Contribution à, l’étude des apahsies, 1891, paris PUF, 1969)
Un tel franchissement se ressent dans la douleur d’exister, il peut se signer par l’effroi, ou encore dans cette façon de déclenchement fou de la menace de devenir fou. Il en résulte pour Grignon –et peut-être aussi pour un P. Julien[1]- que la psychose pourrait venir à désigner ce qui peut advenir en chacun confronté à la folie de son désir et à l’incertitude de sa monnaie névrotique. Et c’est ainsi qu’un psychanalyste saisit, à la suite de Freud et de Lacan, comment la passe comme expérience “ passe ” justement assez mal en tant que dispositif institutionnel d’organisation collective des psychanalystes, où elle est devenue écrit-il “ une machine à rendre fou ” (p. 21)
Cet espace qui est celui de la passe comme expérience singulière, là où mène une psychanalyse conduite par un psychanalyste, a été anticipé nous le savons par Lacan dans son Séminaire l’Éthique de la psychanalyse. Cette anticipation a pu avoir un coût terrible, justement souligné par Guyomard, qui était celui de la jouissance du tragique. L’espace d’entre-deux morts devenant ce champ de confrontation tragique entre l’homme et son corps, l’homme et son langage, l’homme et son destin. Mais l’enseignement de Lacan fit un pas de plus à poser l’objet du désir dans les ruses de la demande et dans une forme de topologie des logiques de la demande, ce dès le Séminaire suivent, Le Transfert, précisément.
Cet espace, Grigon ne le positive pas dans la scénographie de la tragédie. Il l’ouvre et le borde, sans le refermer par un usage abusivement anxiolytique ou antidépresseur du maniement du silence et de la parole dans une cure. C’est dans ces espace “ indéfinis ” (même s’il ne le topologise pas, tout porte à penser que ce qualificatif d’indéfini qui est récurent dans ce livre renvoie à un espace non euclidien) que se propose le corps des larmes, cet ombilic du sujet, ce topos du surgissement du signifiant et de ses tout premiers effets de subjectivation.
Si le travail du psychanalyste est bien de créer du symbolique avec des bouts de réel, le corps des larmes est là qui en appelle à ce qui fait parler le symbolique tout en conservant la mémoire que le symbolique est aussi d’essence traumatique, coupure, surgissement, mortification, puis, après et au-delà, lien. Faire parler le symbolique à partir de ce corps qui vient surgir, sauvé ou tout le moins conservé par le symptôme et en appel de déplacement de figuration par les lois du rêve et de la parole. S’il n’y a rien qui vienne donner du corps à un sujet, il ne rencontrera jamais la loi, il ne rencontrera jamais sa prise dans la dette symbolique.
Un des grands mérite de ce livre est à la fois de proposer une relecture assez érudite et très tenace de textes “ difficiles ” de Freud, de ceux qui comme l’Abrégé ou le texte sur le clivage du Moi, incitent à reconsidérer le modèle de l’appareil psychique comme organisé par le refoulement – ce modèle qui le fait tant ressembler à un appareil à rêver.
La psychanalyse parle aux arts, elle parle à l’anthropologie, elle cause dans le poste. Comment sans se rabattre sur de la psychiatrie (par ailleurs nécessaire) peut-elle à nouveaux frais parler à la psychose ? Si je suis peu enclin à étendre à ce point la catégorie de la psychose, il n’en demeure pas moins que je reconnais au beau livre de Grignon le mérite de proposer des lignes de recherche et sa propre réponse à ,ce que serait pour un psychanalyste “ ne pas reculer devant la psychose ”. Que s’en trouve éclairée, aussi, ce qu’implique dans le travail analytique les nouvelles formes de symptômes où le corps réel est en jeu (addictions, anorexies et boulimies) est une raison de plus pour lire et relire Le corps des larmes.
Olivier Douville
[1] Cf. Névrose, psychose, perversion, livre paru chez Érès, l’an passé.