Huo Datong, La Chine sur le divan, entretiens avec Dorian Malovic
Par Olivier Douville
La Chine fascine ou fait peur à l’opinion, elle distrait ou occupe un certain nombre de psychanalystes français. Huo Datong est un personnage obstiné, intelligent, qui est continûment attelé à la tâche de diffuser la psychanalyse en Chine, à partir de l’œuvre lacanienne. Il y parvient. Psychanalyste et enseignant en philosophie à l’Université du Sichuan, dans la bonne ville de Chengdu, il forme des étudiants qui, très vite, se mettent à la tâche d’écouter enfants et adolescents en difficultés scolaires graves, le plus souvent, de plus on les voit fréquenter assidûment les locaux de l’Alliance française où ils apprennent le français pour décrypter Lacan ou Dolto. Ils viennent parfois faire des thèses en France. En retour des psychanalystes français se rendent à Chengdu où ils assurent à chaque fois deux semaines d’enseignement et font quelques supervisions de pratiques aidés par des interprètes dévoués et habiles. Je me suis rendu à l’invitation de Huo Datong en décembre 2006 pour exposer deux semaines durant mes travaux sur l’adolescence des mondes contemporains. Ce fut l’occasion de discussions amples, denses, urgentes qui galopaient à travers les jeunes terres de la psychanalyse là-bas naissante. J’étais chez eux, ils étaient chez moi. On avait le sentiment que tout commençait.
La Chine a pourtant tôt connu le freudisme. On cite communément la conférence de Russel sur l’inconscient qui se tint à Pékin au début des années vingt comme le grand démarrage. Il faudrait ajouter que bien avant cette conférence, en 1912, la revue Dongfanfzashi (Revue de l’Orient) qui a publié l’année précédente un article sur la notion d’inconscient sans le référer au sens qu’il prend en psychanalyse (dans un article « Prospértie et ruine de l’Europe et de l’Amérique »), a mentionné cette fois-ci le nom de Freud dans un texte « L’interprétation psychologique de Roosevelt » qui est la traduction d’un article américain. Et aussi préciser que si la conférence de Russel eut un impact c’est aussi parce que cette même année 1921, le grand introducteur de la psychanalyse en Chine, Zhang Dongsu, philosophe et réformateur social, inquiet de l’éventuelle propagation du communisme en Chine après la révolution bolchevique, a vu dans quelques thèses freudiennes un corpus théorique apte à donner appui à sa propre critique du marxisme. Il publia, en février, dans la revue Minduo (La cloche du peuple) un article, “De la psychanalyse”, mentionnant la collaboration de Freud avec Breuer, la cure de parole, la théorie du refoulement et de la censure. Où en était la psychanalyse en France en 1912 ?
Puis l’histoire chinoise est entrée dans l’Histoire, à tout jamais. Le Maoïsme a bâti sa censure, il a pu nourrir de temps à autre la population, mais a il condamné la pensée, pas uniquement s’acharnant sur la psychanalyse dont le Timonier se contrefichait, mais aussi répudiant et réprimant le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme. Peine perdue. Même un ancien garde rouge, comme la fut alors M. Huo dans l’intrépidité de sa jeunesse, se lasse de la langue de bois. Solitude. Désarroi. Vide intellectuel. Et puis, c’est du moins ainsi qu’il le raconte, l’appel au grand départ, le transfert sur le texte de Lacan, le voyage, enfin ,à Paris et la rencontre de son psychanalyste et maintenant ami, Michel Guibal. Un psychanalyste épris de la culture chinoise, de la langue et de l’écriture de ce peuple et sur les épaules de qui a reposé, du côté français, une rencontre organisée en 2004 sous le nom de l’Interassociatif européen de psychanalyse entre psychanalystes chinois et européens. Histoire de transmission tout autant. Huo ne triche pas, surchargé et surmené, avec le souffle de Lacan dans ses voiles il ramena, on pourra dire rapporta la psychanalyse à l’Université. Un mot sur la rencontre de 2004. Différence de culture, certes, différences de génération tout autant, car si dans nos anciens pays un rassemblement de psychanalystes évoque un peu trop la maison de retraite, on voit que dans la Chine du Sichuan, cette noble discipline ressemble à un sport de jeunes. Il me revient que Huo avait désiré donner comme sous-titre à cette rencontre « L’inconscient chinois ». Cela ne se fait pas. Les français furent contrariés. Mettez vous à leur place, il est si simple de penser que l’inconscient parle français. Quelques personnes déclarèrent alors que l’inconscient parle toutes les langues. Un vent d’œcuménisme passa. On se rabibocha avec la notion de signifiant et un champ s’ouvrit qui fit enfin évoquer l’écriture et la lettre. J’évoquerai aussi qu’à la pause du repas de midi, on voyait nombre de nos amis chinois s’éclipser une fois englouti l’ordinaire –pas mauvais du tout- et s’en aller baguenauder dans les temples que chaque recoin des alentours recélait. De cette manière, ils passaient de la vieille Europe à la Chine ancestrale, de Lacan à Bouddha, ou plus encore Confucius – il a ses temples- ou plus encore Lao Tseu – qui a aussi ses temples, en en nombre. Méfions nous ici du terme de syncrétisme. La Chine ne trie pas, elle absorbe par endosmose et capillarité et, ce, dans un mouvement irrépressible de trouvailles et de re-trouvailles des héritages naguère, mais cela semble jadis, méprisés et bannis.
La psychanalyse est-elle pour Huo cet invraisemblable et nécessaire véhicule qui fait se parler les catégories de pensées d’hier avec celles d’aujourd’hui ? C’est comme s’il fallait non pas édifier la psychanalyse sur le socle des savoirs philosophiques acquis, et en les bousculant et les réduisant parfois comme le fit si habilement le magicien Lacan, mais créer un vaste ensemble où se réfléchissent les monuments de la pensée, sans encore les fondre en un système. A ce régime, la psychanalyse orthodoxe connaît ses résurrections là où elle a ses évanouissements. L’idée de rupture épsitémologique n’est pas pour le vénérable et amical Professeur Huo à l’ordre du jour. Et pour ces élèves moins encore qui acclimatent dans le même élan les formules de la sexuation aux combinaisons du Yin et du Yang. A vue de nez du Lacan chop-suey ou du Freud sauce aigre-douce. A vue de nez seulement car il se joue autre chose.
Freud ou Lacan, Freud et Lacan reconsidérés du haut des promontoires taoïstes, des brisants confucianistes ou des caps d’avancée bouddhistes, mais ce sont des vraies constructions. Multiformes, océaniques, peu soucieuses des contradictions frontales, elles ont l’enchevêtrement des polypiers, l’extravagance des pagodes, la majesté des temples. Une dynamique étale là ses problèmes. Ce n’est pas de la solidité, mais c’est plus. L’honorable professeur Huo donne, dans ce bon livre d’entretiens, la raison de tels affouillements et de tels raccommodages. C’est qu’il a compris, chose que nous perdons de vue, faute de souffle ou de moyens conceptuels, que la psychanalyse était vouée à jouer un rôle dans la culture. Et dans la culture chinoise précisément. Il voit alors son divan, et de même celui de ces jeunes praticiens qu’il forme, comme un lieu de libération de la parole et de la pensée. Renouant avec l’idée qu’une cure permet l’extension du pensable et du dicible, il envisage ce que vaut cette parole libre pour le monde actuel. Là où il vit, travaille et transmet. D’où des prises de position publiques dont on mesure mal le courage et dans lesquelles il avance que la Chine tout comme la psychanalyse a besoin de démocratie. Il range cette position d’intellectuel sur la partie visible et solide de son exercice de psychanalyste. La gauche freudienne retrouverait-elle en Chine ses espoirs ? Ou, face à l’inclémence muette des bureaucraties totalitaires notre collègue plaiderait-il pour un nouvel âge d’or d’un mandarinat guidé par des Lettrés éclairés ? Reich et Fenichel ou Confucius et Mencius again ? Laissons à Huo Datong le mot de la fin : « Je pense aux intellectuels chinois qui pourraient être les premiers à s’allonger sur mon divan de bambou. Les politiciens devraient être des relais de la pensée façonnée par les intellectuels. Pour atteindre ce but, il faut d’abord pouvoir parler librement dans un espace psychanalytique. Les contradictions puissantes auxquelles tout le monde est confronté -éducation, tradition, histoire, morale, influence étrangère…- doivent être assimilées avant de choisir en conscience une voie harmonieuse ; choisir c’est renoncer, n’est-ce-pas ? La Chine va devoir renoncer à certaines pesanteurs afin de choisir un glorieux destin pour les décennies à venir. »
Olivier Douville