Histoire des Aphasies - Denis Forest
Paris, PUF, 2005 collection « pratiques théoriques », 352 pages
Par Olivier Douville
Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, Denis Forest est maître de conférences à la Faculté de philosophie de l’Université Lyon III-Jean Moulin et chercheur associé à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (HPST, Paris). Son livre, de très haut sérieux, parcourt l’histoire de la découverte de l’aphasie et des théorisations dont elle bénéficia ; il est traversé par une question « comment concevoir le rapport entre celui qui parle et ce qui lui permet de parler ? »
Le fil rouge que constitue cette question permet de faire de l’aphasie un objet complexe. Et donc un objet « pour » différentes disciplines. Que les aphasies aient été un objet philosophique n’étonnera sans doute pas. Il est loisible d’affirmer avec l’auteur qu’une part substantielle de la pensée philosophique française non métaphysique s’est définie par rapport aux grandes modélisations neuropsychologiques en général. Il suffirait ici de retracer l’histoire de quelques jalons : Descartes, Diderot, Bordeu, Merleau-Ponty,.
Et il est ardu et stérile de retracer cette histoire des aphasies (le pluriel et important) sans traiter du développement d’une neurologie qui, de Broca à Jackson, a dépassé l’expérimentation animale et l’étude des activités segmentaires du corps pour rechercher une élucidation plus synthétique des fonctions psychologiques. L’ancien organe de l’âme s’effaçant, graduellement, au profit de l’appareil psychique des neurologues.
Trois constats ordonnent la présentation de cette histoire.
Le premier expose les arcanes de la neuropsychologie qui se donne pour objet l’aphasie. Il est constat d’une interdépendance des motifs par lesquels on résume les divers angles de modélisations des aspects du fonctionnement psychique concerné par l’atteinte aphasique : soit le substrat biologique du langage, les niveaux d’élaboration de la phrase, la typologie des pathologies de l‘expression, la perception du langage comme transition du son au sens. L’interdépendance de ces motifs donnant lieu à une série d’élaborations cliniques autour de la pathologie du langage.
Le second est d’ordre de l’histoire des idées. Ces divers motifs pouvant d’autant mieux être isolé qu’ils sont apparus dans des contextes culturels et historiques distincts. L’évolution est nette qui va de l’organologie déficitaire à la critique que Head et Goldstein adressent à la tradition neurologique ouvrant à la clinique de ce qui manque au patient, mais aussi des nouvelles réorganisations dont il se rend capable.
Le troisième reprend l’exposé de chacun de ces motifs en les soumettant aux plus récentes avancées de la connaissance actuelle, s’élaborant aujourd’hui sur plusieurs fronts.
Le lecteur prendra connaissance de l’exposé minutieux et documenté de l’exposé des thèses de jadis, de naguère et d’aujourd’hui. Il situera mieux la place du livre de Freud : Contribution à l’étude des aphasies. Les premières argumentations de Freud sur le travail de la pensée passent par un découpage du concept de représentation. Dans sa Contribution … , il n' y a pas à considérer que les aires corticales contiennent de façon localisée les représentations avec lesquelles oeuvre le langage. La transposition de clarté entre l'évidence de la représentation et l'isolement net de la cellule nerveuse est battue en brèche. On connaît, certes, à quel point les modèles électriques dont ceux de Kirchoff inspirèrent les constructions freudiennes de cette époque, précisément parce qu'ils recoupaient les conquêtes de la physiologie cérébrale. Nothnagel, un des maîtres de Freud resta célèbre pour sa critique de la théorie des localisations cérébrales. La psychologie qui se constitue à l'époque des premiers textes analytiques et métapsychologiques freudiens a été un relais pour l'analytique. Freud était tout à fait attentif à l'aspect rhétorique de la psychologie dans son projet scientifique.
Pour expliquer la modification persistance de la fibre nerveuse, modification dont témoigne les phénomènes écholaliques de l'aphasie, il faut penser l'hypothèse d'un surcroît d'excitation qui a précédé la catastrophe, dans son pressentiment. Ce plus d'excitation est pensé grâce à la persistance des représentations. Le langage sera le seul espace possible de cette effectuation.
Freud livre une lecture clinique serrée de ce point de sidération ou de tristesse dépressive que celui-ci avait repéré chez certains patients atteints d'aphasie. Le tableau clinique observé chez les patients, révèle cette ablation d'un supplément de temporalité signifiante entre mémoire et signes, cette impossibilité d'une mise en paroles du plus factuel des apprentissages et des repérages, deux traits qui signalent l'aphasie. Ces traits descriptifs, par ailleurs, cristallisent un ensemble de signes qui permettent à Freud de proposer une théorie de l'appareil de langage dans l'appareil psychique. Passage du psychopathologique au métapsychologique. Un tel appareil n'est pas simplement conçu comme singulier, enclôt dans cette boîte crânienne plus en très bon état des aphasiques. Le schéma rassemble, dans l'appareil de langage, images de lecture, d'écriture et de kinesthésie, autour de la représentation de mot. L' hypothèse précise de l'existence d' une voie de frayage associatif reliant cet ensemble à l'image sonore dominante, elle-même reliée aux associations d'objet, préfigure ce qui deviendra la topique et le jeu des instances de la première topique.
La mise en parallèle de la lésion neurologique nécessitant la dérivation par d'autres voies associatives du contenu représenté et de ce qui deviendra ultérieurement dans les textes censure psychique, la prévalence accordée à la trace acoustique comme engramme mnésique firent le pont entre conception neurologique, accès à l'inconscient et écriture. Cette dernière dessine le lieu d'accueil du monologue intérieur sans cesse dérivé. L'appareil psychique dont Freud nous parle là, illustre la construction du psychisme humain, conflictuelle et précaire, parce que structurellement soumise à la menace de l'effacement de la trace. L'analyse de la dépression aphasique qui affecte les possibilités de figuration de la parole, dépasse le portrait psychologique des malades, et atteint la description d'un appareil psychique de langage et de pensée en péril lorsque la pensée est inapte à se représenter en modèle avant même de se représenter en sens.
Le tournant freudien proviendrait-il de ce que Freud a bien davantage porté son attention à l’étude de la performance du sujet de la parole qu’à la grammaire universelle et, ce, dès son travail sur l’aphasie. On se réjouira sans doute d’apprendre en ce livre de Forest que deux lignes d’études existent toujours dans l’abord de l’aphasie, sans tout à fait dialoguer entre elles. L’une reconduit tout un faisceau d’intérêt pour l’objet canonique des sciences du langage en tentant de comprendre comment la langue permet d’engendrer des phrases, l’autre s’attache à une question supplémentaire, celle de savoir comment les locuteurs engendrent des phrases.
De récentes recherches (Dominey et Lelekov, Gopnik et Meltzoff) font douter de la thèse encore répandue de l’indépendance réciproque de la capacité linguistique et de la cognition générale. L’examen du patient, au singulier, démontre, à rebours, qu’il y aurait un effet spécial au langage sans qu’il y ait un domaine psychologique de performance propre qui lui corresponde pour autant.
Dans le contexte actuel d’éclatement des savoirs sur le langage, on peut conclure, avec l’auteur que l’étude des aphasies, l’analyse ou l’anatomie de l’expression qui en dérive « appellent une nouvelle cartographie de l’esprit »
Olivier Douville