À propos du livre de Noëlle Châtelet : " Entretien avec le Marquis de Sade". Plon, 2011
Par Olivier Douville
L’éditeur Plon lance une nouvelle collection, site « Entretien » et qui propose, entre un auteur d’aujourd’hui et un autre d’hier, des dialogues construits selon deux principes. D’abord, tout ce qui est donné à lire de l’auteur rencontré est strictement de sa plume et il ne s’agit en rien de lui prêter des propos posthumes ; ensuite, cet art de découpage se fait avec l’exigence que l’auteur contemporain se situe à l’époque de la vie de celle ou de celui avec qui le dialogue s’engage, sans jamais gloser sur les commentaires et interprétations dont a bénéficié ou pâti l’œuvre considérée.
Noëlle Châtelet a fait choix de rencontrer Sade le 2 décembre 1813 soit précisément un an avant sa mort. Nous sommes alors dans son appartement de Charenton, au deuxième étage du pavillon des hommes. Sade aura connu près de trois décennies d’enfermement. Il est usé, obèse, hargneux et vipérin souvent, mais fort émouvant aussi, comme par distraction. Sa vie remonte par bribes dans ces Entretiens : rudesse de sa mère, éducation donnée par son oncle Jacques-François-Paul-Aldonce de Sade, homme de lettre et ecclésiastique plongeant le jeune Sade dans mélange d’érudition et de libertinages bref, une enfance et une jeunesse que seul la goût du cliché pourrait permettre de qualifier de tendre. Mais encore le si délicat et fidèle attachement que lui manifesta sa femme Renée-Pélagie de Montreuil, car Sade fut aimé bien plus que redouté par quelques femmes. Voilà maintenant que se précisent ses engagements révolutionnaires. Ils furent précédés par une vision de la République assez futuriste et clairement exposée dans Aline et Valcourt – rédigé dans les Années 1780. Ils le persuadèrent, lui l’intraitable aristocrate, du bien fondé d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise. L’Entretien permet de préciser aussi un féminisme certes paradoxal mais net chez Sade, mais enfin il était pour que les deux sexes puissent se livrer aux mêmes errements, prônait sur bien des points l’égalité de l’homme et de la femme, se disait ouvertement favorable à l’avortement. Et l’on a beau dire et surtout peu penser, cet égalitarisme n’était guère si courant chez nos hommes révolutionnaires !
L’on redira encore son opposition farouche à le peine de mort – que seuls des cuistres verseront au compte de la formation réactionnelle. Cela lui valut bien des tracas lors qu’il tenait, dans les très rude et très déterminée, violente aussi Section des Piques, la fonction de rédiger des Lois. Au reste il est fort possible qu’un certain nombre de phrases qui se trouvent dans nos législations et nos codes soient de la main même du Divin Marquis.
Sade, reclus, éternel transbahuté de prisons en asiles, se venge. Il le dit sans détour dans une phrase, façon de lumière tranchée qui permet de suivre toute la construction de cet Entretien. « vous avez imaginé faire merveille en me réduisant à une abstinence atroce sur le péché de chair. Eh bien, vous vous êtres trompés : vous avez échauffé ma tête, vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise. »
Sans toutes ces années de réclusion qu’eût été Sade ? un libertin prolongé, un viveur, un maladroit. En prison il écrit, compulsivement, des livres d’un érotisme destructeur, besogneux et glacé, qu’entrecoupent l’exposition de thèses philosophiques, et puis des pièces de théâtre que jouent les fous.
C’est devenu lieu commun de trouver Sade ennuyeux. Et c’est aussi négliger l’examen de ses correspondances. Sade est obstiné, il use et épuise, exténue, pousse à bout.
Athée fanatique, convaincu, écrit-il que « la religion est incohérente au système même de la liberté », soucieux de débarrasser le monde des Dieux et des Tyrans, méprisant ce qu’il nomme « la populace », s’adressent à une fantomatique opinion éclairée, mais trouvant douceur en la compagnie des fous qui exacerbent, en leurs cris et leurs gesticulations ses pièces de théâtres écrites pour eux dans la réclusion de l’asile, Sade est un architecte précis de machineries automates. Il ne montre pas ; il démontre - Pasolini s’est ici fourvoyé d’hallucinante façon. S’il refuse toutes les craintes qui rendent de trop docile, de celles qu’éprouve l’asservi devant le potentat ou l’idole, il tente d’explorer ce qui, dans la raison, fait peur. Haineux du flux de la vie, de l’obstination biologique de la nature, il renverse le postulat qui fonde alliance entre raison et bonté –cette alliance c’est, autrement dit, la vertu- et propose que l’homme est mauvais. Il est mauvais car telle est sa nature. Cela suffit à inquiéter les philosophes, mais point à faire philosophie. Il faut pour cela autre chose que l’effort de fouler au pied toute Théodicée et la joie à réduire en désolation tout humanisme. Qu’ajouter ? L’effort moins scabreux, moins jouissif, aride donc, qui consiste à penser l’universel. De l’Universel, donc, Kant en donne la maxime suivante : « L’homme est vicieux au sein même de la vertu. »
Et voici que Noëlle Châtelet nous propose un Sade penseur de l’ombre, de la part la plus sombre de nous même, de la cruauté comme condition du vrai.
Le lecteur en prendra le parti qui lui convient. Peut-on penser ce théâtre sadien, mathématique nue du désir et du fantasme géométrie tourbeuse de corps fait de peau, de sang et de trous mais presque sans chair, comme l’Autre Scène la plus obscure, la plus inquiétante que l’époque des Lumières ait jamais produite ? Sans doute, mais ne nous hâtons point de trop. Encore faut-il rappeler que dans l’Encyclopédie Diderot préconisait à la rubrique « Anatomie » que le chirurgien puisse, à fin d’enseignement, disséquer le bras ou la jambe d’un condamné vivant en échange d’une remise de peine ; redire à quel point le vol de cadavres était un passe-temps si coutumier qu’il fallut faire garder les cimetières. On appréciait, après le souper, dans certaines réceptions s’adonner au choix de l’exploration anatomiques, stylets en main.
Passons, il faudrait sans doute explorer plus avant comment chaque période qui se croit vouée à la raison aime à s’ébattre dans les ombres. L’enseignement de Sade –un pari que ce livre évoque serait- qu’il existe un éducateur sadien – est de nous infliger l’exploration de cette part d’ombre. En quoi il nous demeure nécessaire, ce qui ne veut pas dire aimable.
Olivier Douville