Jalons pour une anthropologie clinique
PSN Psychiatrie. Sciences Humaines. Neurosciences. Volume 5, Supplément 1. « Jalons pour une anthropologie clinique » (Nicolas Duruz, Raphaël Célis et Vincent Dallèves). Actes enrichis du Colloque International « Psychopathologie et psychothérapie au regard de l’anthropologie ». (Lausanne, 3-5 novembre 2005), Springer 2007.
Par Olivier Douville
Commençons par un rappel. Le mot« Anthropologie » (anthropologéo) viendrait de Philon d’Alexandrie, et signifierait « décrire et représenter comment est fait l’Homme », tandis que l’adjectif « anthropos », dès Aristote, fut utilisé pour qui « parle de l’homme, qui aime converser sur l’homme ». Théophraste le comprit bien dans ses « Caractères » dont La Bruyère s’est tant inspiré. Dans la langue française, le terme d’anthropologie est apparu au début du XVI° siècle et désigne d’abord un « répertoire d’hommes célèbres », puis la science qui étudie l’homme, ce d’assez vaste façon au plan de l’aspect ou des mœurs . Dans le même temps dans les pays saxons, l’anatomiste pré-vésalien Hundt de Leipzig en fait usage dans ses études sur le corps humain. L’un des sens moderne apparaît vers 1756 en Allemagne et il va désigner l’ « étude scientifique des caractères biologiques des humains ». C’est là une tendance de l’anthropologie, éloignée de tout humanisme universaliste et qui ne pouvait être prolongée que par l’anthropologie physique, représentée plus tardivement par Broca. Le projet étant alors d’afin d’établir des différences, les fonder en nature, illustrer par là même une diversité de et dans la nature humaine. Le risque qu’il soit voulu ou ignoré est bien de gommer alors l’écart sémantique nécessaire entre les deux notions de « différence » et d’ « altérité » et de fonder sur cette capture objectivante des supposées différences toute une gamme de hiérarchisations. A ce titre, l’examen des mots, de leur généalogie, de leur contexte philosophique et politique, mais encore de leur destin nous édifie. En effet, ce même mot d’anthropologie, s’il abrite une fétichisation de la différence et son essentialisation, est aussi, dans la plurisémie de ses usages le véhicule d’une toute autre attitude de pensée. Cette dernière s’interroge sur ce qui fait altérité pour un monde, pour un groupe, pour un sujet. Ce n’est qu’à la condition de ne pas réduire l’altérité à la différence que l’anthropologie honore son projet philosophique et devient, conformément à son énoncé, une science de l’homme en ce qu’elle a quelque chose à dire et à défendre de la catégorie de l’universel. Voilà, au fond, ce qu’indique cet excellent dossier au terme d’un parcours dont nous allons rappeler les principales articulations et présenter quelques étapes.
Ce numéro de PSN peut surprendre un lecteur profane habitué à ne voir en l’anthropologie qu’une discipline spécialisée dans l’étude sociétés visiblement autres. Les principaux rédacteurs de ce volume donnent à cette dimension de l’anthropologie qu’ils qualifient de « clinique » le sens et (presque) la mission suivante : repenser la clinique dans une visée plus intégrative mais critique, en évitant le réductionnisme fragmentaire. L’anthropologie clinique n’est pas à situer alors comme une sous-discipline de l’anthropologie trouvant à se loger dans un découpage doctrinal pré établi aux côtés de l’anthropologie culturelle, sociale, politique, etc. Elle consiste tout particulièrement en l’examen clinique et critique des catégories existentielles qui se révèlent dans les grandes déchirures d’une vie, dont, surtout la folie. Cette anthropologie est enclose dans le territoire philosophique de la phénoménologie. Le chapitre introductif de Mesot précise que cette référence situe d’abord la culture dans le sens que lui a donné Binswanger : ce qui permet à chaque existant de s’orienter dans le monde et d’y adopter un système de valeurs. C’est là une anthropologie morale qui sait faire place à l’écart entre le discours social et le discours du sujet tant ce dernier ne s’y trouve pas totalement prescrit ou prétracté. C’est ainsi que l’analyse existentielle -elle est à l’anthropologie clinique autant un de ses supports pragmatiques qu’une de ses garanties- se donne une tâche qui ne se limite en rien à recenser les idéaux et les praxis déjà-là dans le mesure où elle tend à explorer pour chacun les modes par lesquels il est sis dans un monde, de l’amener à mieux penser et comprendre sa facticité et son « projet-de-monde ». Recentrés sur la dimension de l’étant en tension et en devenir, les grands paradigmes de l’anthropologie clinique font, alors, toute la place à une philosophie des structures de chaque existence humaine : le monde, l’espace au temps lié, le corps, la tonalité thymique, l’ipséité et l’altérité. Puisées dans la pensée heideggérienne ces catégories ne sauraient fournir la substance d’un être humain total, mais, dirions nous en clin d’œil au lecteur et en paraphrasant l’aristotélicisme médiéval, que ces catégories parce qu’elles impliquent décisivement depuis Porphyre une pensée de l’accident lequel est sans substance, elles recensent, sans les épuiser, les conditions d’une anthropologie provisoire. Reste qu’un des défauts -ou plus exactement, une des incomplétudes- de cette anthropologie est de déboucher sur une vision abstraite, neutre et asexuée de l’humain.
C’est ici que l’intercession du terme de clinique juste après celui d’anthropologie éloigne d’un idéalisme aristotélicien. Loin de ne se rajouter qu’à celui d’anthropologie, ce terme le décomplète et l’inquiète. Le sujet anthropologique ainsi considéré force la dimension du pathique, la fait rentrer de plein droit dans le champ disciplinaire. S’interroger sur le sens pathique de la rencontre avec l’altérité, inscrit l’étude des liens, montages et fractures des rapports de l’identité à l’altérité dans l’examen de leur densité. Laquelle est multi-factorielle : structurale, phénoménologique et historique.
Une telle construction du champ anthropologique porte à deux conséquences dès qu’il est question de la clinique, c’est-à-dire de la façon d’aller vers et d’accueillir la parole souffrante d’un sujet singulier, parlant, sexué et mortel:
- Le patient comme être humain est saisi dans sa dimension tout à la fois subjective et intersubjective.
-Les divers modèles psychopathologiques et psychothérapeutiques imposent que l’on s’interroge sur leurs fondements historiques, philosophiques et épistémologiques.
Le patient est alors situé dans son expérience vécue d’homme souffrant avant de l’être dans ses fonctions.
Jacques Schotte, dans ce qui sera, hélas, une de ses dernières contributions, défend le terme « d’anthropopsychiatrie », vocable choisi de préférence à celui de « psychiatrie pulsionnelle ». Par ce terme, il synthétise les apports de Szondi, et, surtout de Freud. Nous remettant en mémoire la contribution de Binswanger, « Psychanalyse et psychiatrie clinique » prononcée au Congrès International de Psychanalyse à la Haye, en 1922, il insiste sur la conclusion de ce texte annonciateur : provoquer la psychiatrie à devenir une science autonome, en accord avec son objet scientifique, plutôt que de rester un agrégat de techniques et de méthodes. On sait aujourd’hui que la psychiatrie opte de plus en plus pour l’agrégat et l’athéorisme (ce qui n’équivaut en rien à l’a-dogmatisme). On devrait aussi reconnaître que des psychiatres et des cliniciens résistent, y compris bien sûr aux Etats-Unis à une telle décomposition épistémologique. Ici, Schotte relève le gant que constitue l’invitation de Binswanger et propose son anthropopsychiatrie comme la discipline qui y répondrait au plus juste. Par un raccourci vertigineux de justesse, il souligne qu’avec Freud, puis Lacan les maladies parlent le sexuel inconscient. Freud ce n’est pas seulement une théorie du sexuel, c’est alors aussi ce qui permet une théorie sexuelle de la psychiatrie. Faisant alors un saut attendu vers Szondi, Schotte, prend appui sur les registres pulsionnels du système szondien. Nous les rappelons pour être les facteurs C, S, P et Sch. Le vecteur C (contact ou circulaire) indique la forme (orale ou anale) de la relation du sujet au monde, le vecteur S désigne selon A. De Waelhens « Les attitudes du sujet relatives à la corporéité, attitudes qui ne deviennent sexuelles au sens strict qu’en se combinant aux composantes d’autres vecteurs. C’est la médiation du contact rendra ce rapport au corps intercorporel ». Le vecteur P est tenu par Szondi pour un mécanisme de défense contre les dangers qu’ils soeint externes ou internes, il nous informe sur les éléments constitutifs du contrôle émotionnel. Ce système qui tend à rendre compte d’une théorie harmonique de la psyché dans son lien à autrui fait converger ces vecteurs vers l’instance centrale du système : Le vecteur du Moi qui a pour fonction d'élaborer les autres pulsions, de les soumettre à ses propres processus et de les transformer. Il est le lieu des mécanismes de défense, face aux dangers pulsionnels représentés par les autres vecteurs, mais également face à ceux qui lui sont propres. Dans un tel vecteur, le sujet est réflexif, le moi se pose apr rapport à luui-m^me. Les réactions du sujet dans ce vecteur témoignent d'une tendance à s'exprimer à travers laquelle le Moi se pose par rapport à lui-même, c'est-à-dire qu'il se constitue et s'élabore dans l'interaction avec l'extérieur. "La personne y est en jeu dans ce qui la constitue comme moi et dans le débat qu'elle engage toujours avec la réalité alors même qu'elle se forme en entrant en rapport à soi." (M. Legrand, p.74). C'est de l'ordre de la dimension du sujet. C'est le rapport de soi à soi qui est posé, le style de la personne dans son être-au-monde, son expression même.
Nous ne pouvons pas estimer et situer encore si avec la disparition de Schotte, l’apport szondien s’estompera au sein de nos références doctrinales. En revanche, nous pouvons, ici, entendre comment Schotte fit des ambitions szondiennes, non l’annonce d’une conception totalisante du sujet et du monde, mais la possibilité qu’il voulut féconde d’une retombée des théories de la forme de l’humaine condition dans la clinique. C’est alors que l’ambition de la théorie de Schotte le fait se rapprocher de l’approche psychodynamique dans un refus net de toute doctrines fixiste de la constitution ou de la structure. Il fallait un vocabulaire vitaliste, une esthétique de l’élan vital, pour tenter de décrire, au risque de le paraphraser, ce qui est mobile, inconstant, en évolution chez le sujet. Un tel parti-pris, débouche-t-il sur autre chose, in fine, que sur un grand rêve de l’harmonie des liens entre le sujet et l’Autre, c’est alors faire du symptôme quelque chose qui freine le sujet dans ses prétentions à l’harmonie, alors que la leçon freudienne est autre en faisant du symptôme ce qui permet au sujet de résister à sa dilution dans l’Autre.
On doit à N. Duruz de prendre pied dans un débat actuel et souvent bien réduit par des polémiques peu averties qui est celui du statut des psychothérapies. Rarement on a vu autant de professionnels de la santé défendre ou pourfendre un terme si vaste, si dérisoirement enflé de réalités disjointes et peu comparables, si nécessaire et pourtant si creux que n’est celui de « psychothérapie » ! Il convient, semble-t-il ici, d’en finir avec les protestations vertueuses et les indignations commodes. Il existe des psychothérapies et, donc, des psychothérapeutes. Un bataillon compact s’enfle encore de thérapeutes dont on ne comprend pas trop pourquoi ils rangent leurs artifices techniques sous le terme de « psy » tant ils préconisent des orthopédies a-subjectives. Comment les professionnels du soin psychique peuvent-ils aujourd’hui se parler sans en rester dans l’invective ou dans les attitudes identitaires d’auto-légitimation ? Refusant toute hyperspécialisation du traitement qui réduit l’humain à une machine ou à un fonctionnement animal, Duruz propose de remettre au cœur des diverses perspectives thérapeutiques l’homme en situation, dans son expérience du monde de la vie.
La souffrance psychique est alors reçue et entendue comme une souffrance d’humanisation, un gel douloureux du projet anthropologique interne à chaque vie. Bien évidemment il ne s’agit guère de faire de ce point de départ –et point idéal tout autant- une optique de travail qui, dans l’ineffable réduction du travail clinique à un résidu des modèles, permettrait de se dispenser de tout modèle et de s’affranchir de la nécessité de reconnaître la portée pragmatique des conceptualisations dont on se sert, ou d’oublier d’en débattre. Bien au contraire, il s’agit de repérer, de la façon la plus vigoureuse et la plus nette, les grandes options qui différencient les modèles thérapeutiques. Il convient alors de mettre en lumière des présupposés fondamentaux qui, à chaque fois que l’on parle de techniques psychothérapeutiques, impliquent une vision du fait humain, de la science et du socius. Et l’auteur se fait fort de jeter un doute salvateur sur tout ce qui se présente comme rendu légitime par le bon sens et l’habitude ou la vaine protestation éthique agitée comme un chiffon rouge. Il n’y a pas « la »clinique, quand bien même voudrions-nous la sauver, mais des cliniques. Le simple exemple proposé par Duruz à la page 20 est éclairant. Convenons qu’au regard de nombreux praticiens du soin présenter la psychothérapie comme une technique apte à résoudre des problèmes vécus par une personne n’est rien de plus, ni de moins, qu’une sympathique évidence, un vrai témoignage de « bon sens ». Duruz complexifie cette fausse impression de simplicité. Car, selon lui, un tel énoncé, propre à faire consensus, n’en est pas moins lourd d’implicites dont on peut débattre. En effet, une telle proposition suppose que la psychothérapie est une simple affaire de technique qui peut être administrée par un thérapeute non impliqué et que la vie humaine trouve sa consistance en une suite de difficultés à résoudre dont le ressort est interne à chacun. D’autres présupposés feraient choix de privilégier le relationnel, l’implication, le sens singulier et ineffable de chaque existence, le rôle qui revient à un environnement malsain, à des idéaux aliénants dans la naissance et la cristallisation des difficultés de vie.
Retrouvant cette vieille et nécessaire antienne de l’anthropologie humaniste et qui fait qu’il n’y a aucun travail d’élucidation du « nous » et des « autres » sans des médiations et des confrontations dialectisées par la parole, Duruz propose la constitution de groupes de thérapeutes différents et d’orientations diverses et dans lesquels chacun s’engage à respecter le travail d’autrui, et à présenter une situation thérapeutique où il se trouve dans une impasse. Comme on voudrait que le marché de la psychothérapie ne soit pas non plus ce marché politique qui fait rage dans nos institutions de soin et d’enseignement, tant un tel programme, ambitieux et réaliste, suppose toutefois une certaine « paix des braves ».
Il me semble bien que ces trois articles bien nourris permettent de situer les enjeux et la dynamique d’un tel numéro. D’autres contributions, excellentes (Maldiney sur « Rêve et existence de Binswanger », Schneider sur « L’intersubejctif et l’intrasubjectif dans l’expérience de souffrance ») introduisent à ce que Madioni fera en ce numéro valoir des effets de l’école de la phénoménologie sur le psychothérapeute psychanalyste.
Optant pour la démarche constructiviste de la phénoménologie, Madioni pose l’écart qui existe entre la façon dont la médecine construit la maladie et la façon dont le patient construit son récit de malade. C’est, on le voit, revenir à quelques idées fortes de Canghuilem. La méthodologie de l’étude du cas suppose que le récit du patient s’édifie dans le lien à autrui. D’où une remarque fine sur le transfert : l’interlocuteur du patient n’est pas une plate surface où se projettent les vestiges des conflits avec des personnes importantes de l’histoire du sujet, mais aussi une personne nouvelle. Nous n’irons pas cheminer avec l’auteur lorsqu’il retient un tel critère pour distinguer entre la clinique phénoménologique, aidant à cette rencontre d’une altérité « nouvelle » et la cure analytique, propice à la reviviscence transférentielle du passé. Nous savons depuis Freud que l’analyste est aussi, à un moment du transfert, ce tenant-lieu d’une troisième personne irréductible au moi du sujet comme elle l’est aux restes transférés de conflits infantiles.
Célis, dans un texte documenté sur la dépression, plonge sa réflexion dans les mêmes eaux dès qu’il indique qu’un des traits éminents de la dépression est cette indifférence à ce qui pourrait se présenter comme neuf et énigmatique. « Aller bien » résiderait alors pas tant dans le constat, heureusement irrégulier de se sentir adapté à son environnement que dans la possibilité de passer à autre chose, de faire réponse au réel.
Bovet, réhabilitant la vieille notion de « schizoïdie » et lui donnant le lustre de quelques habillages neufs tricotés d’épidémiologie, se situe dans la droite ligne de la phénoménologie qui donnait tout un relief existentiel aux vieux items de la nosologie en dégageant les facteurs de lien et de négativisme dissociatif. Son texte fait de lui un continuateur averti et inspiré de Minkowski.
On aime la cohérence de cet ensemble, la vigueur humaniste du projet qui s’y dessine et la force de questionnements qu’on y trouve à propos des présupposés anthropologiques des théories et des techniques psychothérapeutiques. Les lecteurs peu familiers de la phénoménologie clinique y puiseront de solides informations.
Olivier Douville