Victoria Spivey - Dope Head Blues
Victoria Spivey - Dope Head Blues (1927)
Accompagnée par Lonnie Johnson (guitare)
Par Olivier Douville
Victoria Spivey. Cette belle nature, énergique, malicieuse et tendre a souvent été définie par la critique bien autorisée sur le mode de la théologie négative. On se plut longtemps à énumérer ce qu’elle n’était pas ou n’avait guère. Compilons donc ou plutôt farfouillons dans le tableau de chasse des grands connaisseurs. Que nous disent-ils après avoir fait trophée de ce grand serpent noir qui s’étire sur deux faces de 78 tours entre Adam devenu homme et Eve devenant femme (avec dans les rôles titres la dear Victoria et le non moins dear guitariste Lonnie Johnson, le visiteur de Duke Ellingtin et l’ami d’Eddie Lang). Qu’on entend décidément rien de majestueux comme chez « Ma » Rainey, de tragique comme que Bessie Smith, de douloureux comme chez Clara Smith, d’acide comme chez Monette Moore, de rustique comme chez Memphis Minnie ou de sophistiqué comme chez Lucile Hegamin ou Ethel Waters. Mais alors Victoria dear n’était-elle rien ? Si c’est le cas on poussera le raisonnement par l’absurde jusqu’à considérer que c’est un rien bizarre, un de ces rôles de rien du genre paradoxal et qui pousse à toutes les comparaisons y compris les plus verbeuses, les plus inutiles ou les plus saugrenues. Le critique désemparé tant sa manie des classifications et des hiérarchies ne trouve pas son compte ne peut hélas trouver chez l’historien un consolateur. Ce dernier est tout chamboulé, lui aussi. Et on dirait que les musiciens s’en fichent. C’est que la chère Victoria, l’adorablement pétillante Victoria, avec son franc sourire à vous réveiller tous vos neurones miroirs, a aussi la particularité d’être née après ces grandes dames du théâtre et du blues. Presque 10 ans après tout le monde, le retardataire, le petiote, et en ce temps-là 1à ans c’est presque plus qu’une génération. Alors dernière survivante de la grande époque que la Dépression économique réduisit en cendres ou pionnière et jeune frondeuse avant-gardiste ? Encore une fois réponse est décevante : ni l’une ni l’autre. Mais Victoria vous qui avez chanté durant quatre décennies, crée votre propre compagnie discographique et avez permis à de vieux camarades fondus dans l’ombre des amnésies injustes de reprendre des couleurs et de la jeunesse dans un studio d’enregistrement, les Louis Metcalf, Darnell Howard ou Brother Montgomery qui revenaient de si loin avec leur musique encore frêle, pudique et chantante, ou encore vos frangines Sippie Wallace ou Lucile Hegamin que vous avez réanimées, Victoria donc, bonne fée du blues et du jazz qui êtes-vous ? Cela même me répondrez-vous, une bonne fée. D’ailleurs ça se voit. D’ailleurs c’est vrai.
Alors ça s’écoute. D’abord la musicalité. Cette fille a une voix qui coule, qui asticote ou qui berce, un voix fraîche, un peu lumineuse. Un peu comme un violon. Victoria connaît la musique. Depuis l’enfance, son père dirigeait un orchestre à corde familial et huit de ses frères et sœurs feront une carrière modeste mais décidée et longue dans la musique. On ne badinait ni avec la mesure ni avec le contrepoint chez les Hunter, cette famille noire pas trop fauchée du Texas. 12 ans déjà, la jolie môme montée en graine doit faire ses preuves. La voilà, c’est officiel, pianiste titulaire de théâtre Lincoln à Dallas, Mais que voulez-vous à son âge on a beau avoir absorbé toute la discipline de papa Hunter, Vitoria ne rêve pas moins derrière le géant au 88 touches d’ivoire, de départ, d’ailleurs et, déjà cabotine, soupire après d’autres audiences. Et la famille laisse partir la toute jeune fille dans les spectacles itinérants de la région. Elle joue aussi dans les maisons de jeux (on a dû truquer pour cela ses papiers d’identité) et autres lieux de plaisir (un ange passe, de toute façon c’est pas on rayon à l’ange ce genre de « conservatoires »). Eh bien voilà qui permet de nouer des liens. Et Victoria reçoit dans sa corbeille de pianiste et chanteuse les bons vœux de Blind Lemon Jefferon, Sippie Wallace ou Bernie Edwards qui la prennent en sympathie. Par la suite l’histoire semble s’écrire toute seule. Victoria remonte le fleuve jusqu’à Saint Louis et se fait remarquer par les tournées d’enregistrement itinérantes des « Race Records ». Okeh est à Saint Louis en 1926 et les producteurs ont la riche idée de l’enregistrer avec Lonnie Johnson. Ce disque « le serpent noir » (à double sens sexuel doit-on répéter pour les plus candides de nos lecteurs) fait un tabac. Lonnie y est parfait. Sa sonorité est ample, les accords sonnent bien, l’accompagnement soutien sans faille une chanteuse qui, de couplets en couplets, se révèle à elle-même et se construit à la perfection : son timbre un peu nasal, hérité de ses origines texanes, ne dépare en rien une voix claire et un acide, supérieurement naturelle. Elle ajoutera par la suite à ses atouts un procédé dont elle fit un usage mesuré et judicieux : un art de chanter presque en marmonnant, une façon noire de « sprechgesang » (cf son « Moanin the Blues »).
La voilà Lancée. New York, Chicago, des accompagnateurs de premier ordre (l’inévitable Clarence Williams certes, mais aussi King Oliver, J.-C. Higginbotham ou Red Allen), un rôle dans le film « Halluluyah ! » de King Vidor.
Victoria Spivey, musicienne, moderne, passe les époques avec cet air de facilité qui provient de la conjugaison continue du travail et du talent. De fait c’est une artiste qui a énormément de savoir faire et d’exigence. Elle compose avec talent la majeure part de son répertoire. Généreuse, elle monta à la fin de sa vie une firme de disque à laquelle elle donna ses dernières œuvres et qui donna à beaucoup de ses anciens commensaux l’occasion de prouver leurs qualités musicales.
Une bonne fée, je vous le disais.
Olivier Douville