Sorry & In a Mist - Bix Beiderbecke
Leon Bismark Beiderbecke dit "Bix" Beiderbecke (1903-1931)
Par Olivier Douville
Sorry - "Bix" Beiderbecke - 78t - New York, 1927-10-25, OKEH - Orchestre : Bix and his Gang : Bix Beiderbecke (cornet) ; Bill Rank (trombone) ; Don Murray (clarinette) ; Adrian Rollini (saxophone basse) ; Frank Signorelli (piano) ; Chauncey Morehouse (batterie)
La séance du 25 septembre 1927 voit l’orchestre de Bix s’attaquer à des thèmes plus actuels que ceux issus du répertoire déjà suremployé de l’ « OriginalDixieland Jazz Band ». Bix est ce jour là détendu et il survole les enregistrements avec autorité et inspiration. Le plaisir qu’ont ces excellents musiciens à jouer ensemble est évident et il est communicatif. Si des plages comme « Goose Pimples » (un thème de Fletcher Henderson) ou Since my Best Girl Turned Me Down » sont des exemples de vitalité et d’inventivité, c’est bien dans cette face « Sorry » que s’irradient au plus toutes ces qualités.
Au point que toute école de jazz pourrait utiliser cette cire (comme quelques autres d’Armstrong ou deMorton) pour illustrer ce qu’est la beauté de ce jazz élaboré de la seconde partie des années vingt : souplesse de l’exposé du thème, chorus impressionnant, sonorité rayonnante, maestria dans le crescendo.
A côté de Bix qui prend un solo le menant à un paroxysme éclatant, l’autre grand musicien de cette session est la clarinettiste Don Murray (à gauche sur la photo "saxophones"). Lui et Bix se connaissent depuis quelques années, ils se sont retrouvés ensemble dans les rangs de l’orchestre de Jean Goldkette. Sa trop brève carrière , il est mort en 1929 à la suite d’une chute, lui a toutefois laissé le temps de graver de somptueux chorus ductiles, mélodieux et swingants à loisir. Son style des plus clairs s’inspire de Shields et de Roppolo. Le fait de jouer avec Bix lui a certainement permis d’enrichir et d’assouplir les articulations rythmiques de son discours.
Sa disparition voua Bix à une profonde saison de languissance.
Ici les deux amis, s’écoutent, se répondent, bref, se stimulent. Rarement on entend Bix aussi avide de jouer. Sa subtilité, son sens irrésistible des accélérations, sa façon de jouer avec la métronomie du tempo, son autant d’éléments qui se subliment en un sentiment d’évidence.
Olivier Douville
In a Mist - "Bix" Beiderbecke
"Bix" Beiderbecke - In a Mist - 78t - New York, 1927-10-09, OKEH - Orchestre: Bix Beirderbecke (piano)
Bix fut, au piano, l’élève attentif et original du professeur Crade dans les années 1911, alors qu’il était au collège. Il prolongeait ainsi le vœu maternel et étonna son entourage par sa disposition à jouer selon ses propres critères n’importe quel morceau une fois qu’il ne l’avait déchiffrée que d’un seul coup d’œil. Seule la fréquentation d’Elizabeth Irwin le poussa à adopter une démarche plus académique. « Lorsque nous étions à Saint Louis, Bix me jouait souvent des solos de piano et je lui avais suggéré d’en enregistrer un lors d’un prochain passage en studio », se souvient Frank Trumbauer. Il est établi que Bix se rend aux vues de son ami ce jour de septembre 1927 où la firme OKEH recueille l’unique solo de piano qu’il ait jamais enregistré. « In a Mist » (« dans un brouillard » ) est la plus fameuse des rares compositions de Bix. C’est une pièce très pensée, que Bix a certainement médité et mis au point depuis trois années au moins. Le pianiste Jess Stacy se souvient d’avoir entendu Bix au piano jouer un morceau, alors intitulé « Baby Blues Eyes », et qui articulait et développait les mêmes séquences harmoniques que cet « In a Mist » de légende. Mezz Mezzrow dit aussi avoir entendu les fondamentaux de ce thème joués par Bix au tout début de l’année 1926. Bix n’est pas un virtuose du piano et le rôle de sa main gauche ne se cantonne qu’à souligner des harmoniques de base. Ce morceau fait appel à des procédés de composition droit issus de la musique occidentale de la fin du XIX°siècle, et, tout particulièrement de Debussy (utilisation de la gamme par tons, phrase joué en « arabesque ») plaqués sur une trame encore très ragtime. L’ensemble est non seulement cohérent, mais captivant.
Cet emprunt à la musique occidentale va au-delà du simple détour et n’a rien d’une coquetterie pour faire sérieux. Ce paysage debussyste complètement réinterprété vaut comme un radical écart et « manque à être » du jazz de Bix par rapport à la cohésion et à la structure symbolique établie du jazz noir. Ce disque révèle un compositeur déchiré qui se tient dans une ombre, un retrait par quoi il peut ressentir sa musique et son atopie fondatrice. Ce disque et la composition qu’il fait apparaître est certes un brouillard, une promesse d’aube et une latescence fugace, mais aussi et plus encore un médiateur instable et évanouissant entre des univers musicaux qui traversent le style, l’œuvre et la vie de Bix.
Depuis plus de soixante versions de ce thème furent gravées, par des pianistes solistes (dont le délicat Ralph Sutton) ou des orchestres (dont une version pudique de Trumbauer). Ces charmantes re-créations n’arrivent pas, en dépit de leurs charmes et de leurs atours, à nous faire oublier cet entre-deux où, tissé de spleen et seul, Bix se recueille et émeut.
Olivier Douville
Tiger Rag - "Bix" Beiderbecke
Tiger Rag - "Bix" Beiderbecke - 78t - Richmond, 1924-06-10, Gennet - Orchestre : « Bix » Beiderbecke (cornet), Jimmy Hatwell (clarinette ), George Johnson (saxophone tenor) Dick Voynom (piano), Bob Gilette (banjo), Min Leibrook (tuba), Vic Moore (batterie), Richmond, 10 juin 1924
Cornettiste, pianiste et compositeur, Bix Beiderbecke naît, à Davenport, dans une famille immigrée d’Allemagne où la musique est considérée. Sa mère joue de l’orgue et du piano, un de ses grands pères était à la tête de l’orchestre philharmonique de Davenport. Enfant prodige du piano, il s’achète à quinze ans un cornet et, parfait autodidacte, invente sa propre technique et ses propres doigtés ; il libère le troisième doigt ce qui rend son jeu plus mobile que s’il avait été soumis à un apprentissage académique. A l’écoute des faces gravées dès 1917 par le trompettiste Nick La Rocca, attentif aux orchestres des bateaux à roue qui remontent le Mississipi, il perfectionne son style en s’imprégnant des solos deEmmet Hardy, cornettiste blanc de la Nouvelle-Orleans, vedette de l’orchestre deCarlisle Evans. A l’âge de 22 ans, Bix Beiderbecke, étudie à l’académie militaire de Lake Forest. Il y fait connaissance de ses premiers commensaux jazzophiles. C’est le plus net de ses acquis à Lake Forest, Académie intraitable qui ne le gardera qu’un an. Commence alors l’errance jazz et le voyage à Chicago. Emploi précaire dans l’orchestre d’un bateau à roue, qui lui permet de connaître un jeune clarinettiste prometteur : Benny Goodman. En 1923, il se joint à un groupe d’étudiants, rencontrés pour certains à Lake Forrest et assez doués pour la musique, les Wolverines (« Les gloutons »), Bix , encouragé par son ami le pianiste Hoagy Carmichael (connu des profanes pour sa participation au film Le port de l’Angoisse), en devient très rapidement la valeur phare et la vedette.
Le thème enregistré, "Tiger Rag", est déjà une scie du jazz naissant. Ce thème fut rendu très populaire par l’interprétation rudimentaire et truffée d’effets comiques des plus datés de l’orchestre de Nick la Rocca. C’est en raison de sa notoriété que l’orchestre des Wolverines qui finançait ses enregistrements jeta son dévolu sur lui : cet enregistrement étant destiné à faire valoir les talents de l’orchestre à jouer dans la cour des grands auprès d’hypothétiques employeurs. Sa valeur va bien au-delà. Le tempo est enlevé, l’exécution techniquement au point sur un fond de riffs très ciselés et hardis. Un écrin des plus acceptables pour une des premières aventures enregistrées de Bix. Son solo est souverain. Les huit premières mesures sont libres et semblent s’étirer. La sujétion aux clichés dixieland devient impossible. Un futur s’ouvre.
Olivier Douville