Pour un oiseau Charlie "Bird" Parker
Charlie "Bird" Parker
Par Olivier Douville
La musique de Charlie Parker est probablement celle qui a exercé l'influence la plus décisive sur le jazz depuis plus d'un demi-siècle. Cette musique qui se nomme Be-Bop, par onomatopée dérivée, semble-t-il d'une figure rythmique, est élaborée par Charlie « Yarbird » Parker et John Birks « Dizzy » Gillespie et elle est préparée par tout un groupe de musiciens qui, sous le signe de la compétition et de la stimulation, inventent un autre langage à Harlem au cour des années 40.
Jusqu'en 1940, aux USA, le jazz est surtout pensé et vécu, et vendu, comme une musique de danse, la guerre, avec l'interdiction de danser dans les cabarets va changer la donne du jazz et inciter aussi à ce que se développent des expérimentations entre musiciens et « pour » musiciens. Un des laboratoires majeurs de ces innovations est le club du saxophoniste Teddy Hill : le Minton's Playhouse. Ce musicien est une figure du Jazz, et il en est, déjà, une part de sa mémoire alors que Be-bop perce à peine sous le swing. Hill fit ses classes avec le père du piano harlémite, James P. Johnson, et en la compagnie du vieux complice de King Oliver et de Louis Armstrong, le pianiste Luis Russel, avant de passer à la tête d'un grand orchestre qui mena D. Gillespie en France jouer à Paris, au Moulin-rouge, et enregistrer ses premiers solos en 1937. Au tout début des années 40, Hill, maître de cérémonies de son propre club, fait la part belle aux jeunes talents qui se précipitent chez lui. Charlie Christian invente la guitare électrique qu'avaient déjà frôlée les doigts d'Eddie Durham chez Lunceford ou de Floyd Smith chez A. Kirk, Thelonious Monk se cherche et se trouve, Kenny Clarke, Joe Guy sont encore du nombre, et souvent, après le travail, tard la nuit, les anciens s'invitent et se défient. Don Byas, Chu Berry, Coleman Hawkins, Roy Eldridge et Lester Young lui-même se toisent, se provoquent et s'écoutent. Tous, ils s'inventent une actualité qui, pour certains dont Hawkins, futur sideman de Monk, Miles, Coltrane et Rollins, ne les quittera jamais plus. Ils inventent leur « fighting days », lèvres au vif des anches des saxophones et des embouchures des trompettes. Et c'est à chaque fois l'heure de vérité. De pauvres magnétophones installés là par J. Newman ont retranscrit la vie foisonnante de ce laboratoire unique, à partir de ces installations de fortune, des disques, maintenant CD, portent jusqu'à nous les traces étouffées de flots d'improvisation qui sidèrent encore, tant ce qui jaillit semble déjà une écriture gorgée de générosité et pliée par une rigueur conquérante. Lors de ces sessions « after-hours » les vieilles et belles ficelles du swing, déjà académiques, ne servent plus à grand chose. Chacun s'avance avec sa voix, son phrasé, son articulation, et chacun, exténuant les vieilles formules harmoniques, découpant les anciens thèmes standards, transcendant les anciens soutiens rythmiques confortables, intangibles et presque usés, sait qu'il s'installe dans un ailleurs qu'il anticipe.
C'est dans cette atmosphère urgente d'amarres larguées et de paysages neufs que se crée, contre le show-business, la première révolution de la musique noire américaine. Surgissent des gammes par tons, des accords de passage qui infiltrent des compositions nouvelles ou qui permettent la reprise et la réécriture de thèmes anciens ; les quatre temps réguliers de la batterie sont désormais confiés à la grande cymbale ride, caisses grosses et claires, toms aigus et bases, servent, eux, à des ponctuations, la cymbale charleston marquant les temps faibles (2° et 4° temps). C'est ce que K. Clarke a inventé faisant de la batterie un instrument mélodique, audace que des batteurs proches de l'aventure parkérienne comme Blakey, Rich ou Roach pousseront au plus loin.
À Charlie Parker, qui reste pour de nombreux critiques et musiciens le plus grand improvisateur du jazz, prestidigitateur qui est capable de faire surgir un thème, de le dérober et de le restituer avec une fièvre, un lyrisme et une densité peu commune, on doit des innovations rythmiques décisives. Qu'y – a-t-il dans cette musique, dans ces solos de saxophone alto (très rarement on entend Parker au saxo ténor) ? Un sens majeur de la composition, et un chant. Un chant qui ne pouvait être que celui d'un musicien de jazz noir dans la seconde moitié du vingtième siècle. Et plus que cela encore. Un chant qui s'enchante, qui coalise les bruits de la ville, les cris des enfants spoliés, les refuges que le gospel offre à l'espoir, les fables et les chroniques que les bluesmen se refilent. Et une activité : mentale d'écriture, activité de plus en plus prenante pour Parker, et qui transcende l'héritage sans le renier jamais.
Nul « souffleur » avant lui n'a su mettre en valeur, en tant qu'élément constituant du discours, la valeur brève (croche ou double-croche), nul n'a su exploiter avec autant de justesse et de sens de la progression les différences de valeur entre les notes. Parker, il est vrai, appartient à une autre génération que celle des premiers fondateurs, et il peut circuler un peu moins rudement dans divers monde sociaux et esthétiques, quoique la ségrégation montre encore partout son masque de chien. La musique classique le soucie puis l'enchante et le met au travail. Vaste est la culture musicale de Parker, bien qu'il ait quitté l'école à 14 ans. Sa sensibilité profonde le porte aussi à entendre et étudier ce que les musiciens européens d'« avant-garde » créent alors. Il aime Hindemith, au point que sa fille Pree fut inhumée aux accents de la Petite Musique de ce compositeur, vénère Stravinsky et se passionne pour Varèse.
Qui donc était C. Parker ?
Nous sommes à Kansas City (Kansas). Le père, Charles Christopher Parker joue du piano danse et chante dans les théâtres de « Vaudeville » (rien à voir avec Feydeau ce ne sont que l'équivalent de nos Cabarets). La mère, Addie Boyley, a 17 ans lorsque Charlie vient au monde, en 1920. Le ménage a déjà un enfant, John dit Ikey, fruit d'une liaison que le père eut avec une Italienne, lorsque naît Charlie La naissance de l'enfant est un tracas supplémentaire. Il sera confié à la Charles Summer Elementary School où il se conduit de la plus policée des façons. À huit ans, il sort de cette école et travaille, il aide à la cuisine dans des wagons-restaurants. De retour chez lui, il entend les grands disques « noirs » de l'époque, ceux donnés à la cire des 78 tours par les jazzmen Louis Armstrong (qui a gravé ses chefs-d'œuvre avec le pianiste Earl Hines), et Duke Ellington (qui, avec le trompettiste Bubber Miley, le tromboniste Joe Nanton et, déjà, les souffleurs Barney Bigard et Johnny Hodges, invente un style de grand orchestre complètement original dit « jungle ».)
Addie fait des économies, les études reprennent dans des établissements à compétence réduite, réservé aux seuls noirs. Charlie s'ennuie. Il se meut en cancre méthodique, ses intérêts dispersés se coalisant vers une seule passion : la musique. Charlie joue du tuba dans la fanfare de son école. L'instrument l'écrase un peu. Une partie des économies maternelles file dans l'achat d'un saxophone alto, plus maniable, plus seyant, de fabrication française, datant de la toute fin du 19° Siècle. Et c'est déjà la vie nocturne. L'adolescent se grime en adulte, se drape dans un trop long manteau, enfonce un chapeau sur ses yeux, se pique aux lèvres une cigarette, et s'évade aisément de la tutelle maternelle, Addie ayant trouvé un emploi de nuit. À Kansas-City, disait Mary-Lou Williams « on n'a pas le temps d'être égoïste » -Mary-Lou Williams la pianiste qui tient alors le clavier dans l'orchestre d'A. Kirk dont elle était le cœur et la mascotte et qui, à la fin de sa vie, a enregistré un duo avec le pape du piano free-jazz, C. Taylor. La vie n'y est pas tendre pour autant. La sélection sociale est raide. La drogue circule. Mais la cité crépite de musique. Count Basie ici, Andy Kirk, là, et encore Bennie Moten. Charlie obtient un emploi dans la formation du pianiste B. Channings. Il a 15 ans. Quelques mois plus tard, au Reno Club, c'est un tout jeune musicien qui vient se frotter aux grandes gloires de l'orchestre de Basie. Il est sûr de lui, croit maîtriser son instrument et a décortiqué sans relâche avec le pianiste Carrie Powwel les solos enregistrés du grand Lester Young, alors chez Basie. Il se jette à l'eau. L'orchestre joue I got Rhythm, de Gershwin. Que se passe-t-il ? Décalage entre les tonalités, mal perçu par l'altiste débutant ? Il joue comme un boxeur, comme un damné, comme un qui souffle dans son saxo pour une seule fois, une fois dernière, une ultime fois encore, et qui ne sait construire sa progression, encore mois amorcer une conclusion. Un fracas alors arrache de sa lèvre fusionnée empourprée d'impatience, le bec de son instrument. Joe Jones, le batteur de Basie et donc le batteur des batteurs, le maître des tambours de tout le continent jazz de cette époque, Joe Jones, donc, du gros bout de sa baguette, frappe un coup violent sur la cloche de sa cymbale. Fin du round. Humiliation. Courte retraite. Charlie n'avait pas encore accouché de Parker.
Par la suite la progression fut rapide, vertigineuse. Les obstacles innombrables s'accumulent aussi, des emprisonnements pour rixes ou usages de stupéfiants, des vexations ségrégatives qui poussent tant de musiciens à se convertir à l'islam ce qui leur permet d'écrire « muslim » en place de « black » sur leurs papiers d'identité. Des points d'accueil aussi, intercommunautaires, et qui voient Charlie Parker jouer dans les Bar Mitzvah new-yorkaises en compagnie du batteur P. Joe Jones (rien à voir avec le batteur de Basie), lequel apprend ainsi rapidement à parler un peu de yddish – mais, remarque incidente : vous connaissez beaucoup de batteurs qui ne soient pas doués pour les langues, ? Des gags : ainsi, en tournée dans le sud profond, ce Deep South des USA, pour permettre à son trompettiste blanc Red Rodney de loger dans les mêmes hôtels que le reste de l'orchestre, Parker prétend-t-il, face aux tauliers surpris ou bluffés que Rodney est un… noir albinos. J'ai personnellement rencontré Rodney à New-York, il y a longtemps de cela alors qu'il jouait au Five Spots avec Cécil Payne et il m'a confirmé cette semi-légende, en en riant encore.
Quant à la musique, il faut reconnaître que Parker seul n'a pas fondé le be-bop. Il y eut aussi Dizzy, sa faconde, sa rigueur professionnelle, son intelligence rythmique incomparable, son goût pour ce qu'on nomme aujourd'hui sottement la « world music ». Dizzy qui bien plus que Parker (lequel a tout de même joué et enregistré avec Machito) a offert le be-bop à la musique latine, et la musique latine au be-bop, faisant jouer au clair jour ces franges cubaines qu'avaient déjà ourlé chez Clarence Williams le flûtiste E. Soccaras, et, surtout, chez Cab Calloway le trompettiste et arrangeur Mario Bauza. Dizzy, intelligent, exubérant, « marxbrothertien », au point que certaines oreilles mal aérées n'ont pas ressenti sa sensibilité, sa pudeur et son lyrisme (et pourtant I remember Clifford à Newport, en 1958, tirerait des larmes à n'importe quel pape allemand.) Dizzy, enfin, qui sut intégrer dans son orchestre les percussions cubaines. On dit encore, non sans frissonner dans le Spanish Harlem, et dans l'île de Cuba aussi, peut-être, que son percussionniste d'exception Luciano Pozo y Gonzales, né à la Havane, serait mort assassiné à New York pour avoir fait usage lors de l'enregistrement des deux faces 78 tours du big bang de Gillespie, Cubana-Be, Cubana-bop, à la fin des années 40, des figures rythmiques secrètes du vaudou ou du candomblé. Dizzy, le trompettiste, est, en jazz, l'explorateur et le poly rythmicien le plus complet qui soit avec les batteurs Kenny Clarke et Max Roach
Le parcours de Parker semble plus rectiligne, plus ancré dans la tradition. Du moins son apprentissage se fait-il dans les grandes formations, Mac Shann, où il apprend le blues, Hines où il rencontre d'autres jeunes turcs, Noble Sissle chez qui il ne reste pas - ce dernier un vieux de la vieille c'est bien le même que celui qui a hébergé Sidney Bechet et inscrivait autrefois à son programme une pièce très swing comme les Lamentation deThaïs d'après Massenet !
Mais ce qu'il y a de plus sidérant chez Parker est qu'une fois le jeune impétueux qu'il était, maté et dégrossi, il donne dès ses premiers solos enregistrés le sentiment et de produire quelque chose de radicalement neuf et d'être saisi lui-même, tourmenté par la nouveauté de ce qu'il produit et dépendant de ce dialogue avec lui-même. Pris, dans une lutte avec une musique intérieure qui le fait parfois dédaigner l'instrument sur lequel il joue, Parker, à la différence de Gillespie et de près de 90 % des jazzmen, ne prend pas grand soin de ses instruments. Il préfère, à l'occasion, jouer su l'instrument qui se trouve là. Mon ami K. Clarke me confiait un aspect exceptionnel qui l'avait frappé d'abord chez Parker : ce sentiment d'une urgence d'être accaparé par sa propre musique, concerné par son réel dont il se sentait souvent plus le secrétaire et le dépositaire que l'auteur.
Souvent lorsque nous lisons sur Parker, lorsque nous entendons parler de lui, reviennent au premier plan des mentions de la drogue. Charlie Parker est un des hommes les plus drogués qui puissent se concevoir. Mort à 35 ans, les médecins, lui donnent alors au moins un quart de siècle de plus d'âge. Et ce génie énigmatique, jamais sobre, triple vraiment les doses, par mélancolie, à la mort de sa fille Pree.
Le raccordement de Parker au monde a toujours été problématique. D'où être ce nom de « Bird ». Des esprits inconvenants ne manqueront pas à faire ici de la psychobiographie dite « psychanalytique », de mettre en lien la musique et la drogue. Les charlatans ne manquent pas à officier en ce sens. Il y a dans ces médiocres entreprises que beaucoup ne manqueront pas d'entreprendre, un peu de jalousie rétrospective et un peu de police des mœurs aussi, ce ravalement de l'idéal ascétique.
Ce n'est pas ça qui importe pour comprendre ce que nous a laissé Parker, l'homme qui citait si volontiers Les Quatrains d'Ommar Khayyâm, ce poète ivre de vin et de cieux (il était aussi astronome). Pour situer ce que Parker nous donne toujours, encore faut-il l'entendre. Il y a pour cela les disques pour les firmes Savoy, Dial et Verve, le concert canadien à Massey Hall avec Mingus, Powell, Dizzy. Ce soir-là si la nuit de Parker nuit devenait irrémédiable, dans le jeu de ses compagnons il faisait jour encore.
Aujourd'hui, déchirant les lumières des étoiles monotones, des façons routinières, et logé dans les sites familiers du blues, jusqu'au sanglot, Bird est libre et nous rend libre. L'oiseau vole maintenant en des cercles plus vastes avec les trompettes argentines de Dizzy, de Fats Navarro, de Mc Ghee, et la trompette cuivrée de Miles, et celle, feutrée, de Chet Baker, avec les arpèges de Bud. Et fières toujours sont les cymbales, et profonds les tambours de Max Roach et de Kenny dont le surnom « Klook » fit syncope du nouveau rythme, dans le nouveau monde Bop. Tous ont joué avec lui, tous par lui ont été rendus au plus près de leur propre musique.
Louis Armstrong, inventeur du soliste de jazz et petit-fils d'esclave eut, parlant des bluesmen et des musiciens de jazz, cette phrase décisive : « Nous faisons partie d'un ordre secret ». Et, pour qui écoute le cœur de cette musique qui bat du Snake Rag de King Oliver (1923) aux récents disques de David S. Ware, pour qui, affranchi des menus repérages muséographiques, écoute cette généalogie de « passeurs » qui ont fait le jazz – et partant, notre modernité-, Parker continue parce qu'il fait rupture, reprend parce qu'il invente, forge sa fidélité par ses audaces, établit sa continuité par sa nouveauté irréductible. Un bricoleur de son terrifiant avec trois couples d'harmoniques et un buisson de triple croche d'avance, c'était l'idée qu'on se faisait de lui, chez les critiques tenants du vieux-style qui commençaient à peine à s'acclimater à la musique de Lester Young. Aujourd'hui une éternité, où rit et fulgure l'esquif de son style, éclaire le tout de la musique afro-américaine.
Bird Lives !
Olivier Douville