Pine Top Smith, Boogie Woogie

Boogie Woogie

Par Olivier Douville

Piano solo, décembre 1928

Un des sorts les plus sévères qui pouvait attendre un musicien jouant dans les tripots et les bordels de bas étage était de recevoir une balle perdue. Alberta Hunter vit périr son pianiste de la sorte. Pine Top Smith y laissa sa vie, également, à l’âge de 25 ans. Aucune photographie n’a conservé ses traits. Le jazz, au blues mêlé, donnait du cachet à des lieux qui, loin des salles prestigieuses des grandes villes , étaient de vastes champs d’énergie incessamment remués par des tempêtes d’intérêts, de violence passionnelles, de vengeances sous lesquels tourbillonnait une moisson de vie humaine que la mort violente fauchait souvent.

Il faut imaginer de tels tripots, leurs rudesses et leurs vacarmes, les désirs et les poisons qui s’y emmagasinent et s’y déversent, et, un peu loin du comptoir, le pianiste attitré qui n’en finit pas de broder ses airs, de pleurer ses blues, de marteler ses ragtimes, d’accompagner des vedettes locales et souvent moins que locales et qui, parfois, comme en un vol ou s’escarmouchent puis se rallient les oiseaux bleus des contes, du rêve et du blues, s’invente une tapisserie de notes et d’arpèges qui n’appartient qu’à lui. Une marque de fabrique comme une zébrure sur la monotonie harassante des soirées de pandémonium. Il en fallait, à ses pianistes, de la conviction ou du détachement souverain pour s’inventer leur univers dans un tel monde. Mais c’est aussi que de cet humus furieux d’une haletante avidité, ils savaient en convertir la tourbe en or. Leur musique ne s’élevait pas contre le milieu où elle prenait naissance, tant elle y puisait les motifs de son inspiration et, qui sait, dans une façon de suradaptation paradoxale, savait y trouver les sources de sa joie.

Homme de scène, rôdé comme tant d’autres à la rude école du vaudeville et des circuits T.O.B.A. où il se produisit avec Mamie Smith et les duettistes Butterbeans et Susie, Pine Top Smith est un pianiste de légende. Bien qu’il ait été l’élève du Jimmy Yancey ce qui lui a permis de se forger une main gauche toute de puissance et de souplesse, on le crédite généralement d’être l’inventeur du boogie-woogie. Il est plus juste de considérer qu’il est le premier pianiste à enregistrer un solo de piano qui porte ce nom de « boogie woogie », alors que nous trouvons bien plus tôt des formules de cet artifice pianisituqe dans les solos de de Fletcher Henderson, de Jimmy Blythe ou de Meadle Lux Lewis

Il tenait son surnom de son habitude enfantine de s’isoler en grimpant aux faites des arbres. Né à Troy dans l’Alabama, il vit la fin de son adolescence à Pittsburg. Lorsqu’il a vingt ans, c’est le pianiste Cow Cow Davenport qui le recommande aux producteurs de la firme Vocalion. En 1928, marié et père d’un enfant il s’installe avec sa petite famille à Chicago où il a pour voisins immédiats deux grands pianistes de « boogie woogie », eux aussi, Albert Ammons et Meadle Lux Lewis. Tout dans le monde musical où vit Pine Top Smith invente, joue, respire et rêve le « blues » et le « boogie woogie ». Chacun outrepasse ses forces.

Prenez ces mots de blues, de « boogie woogie » et de piano comme une lumière et vous parcourez autrement ces grandes cages de plâtres et de pierre qui sont tous ces endroits d’infortune où se produisaient de tels artistes. Mort trop jeune, Pine Top Smith nous a laissé une œuvre rare où finesse du toucher, sens des nuances et swing sont à leur culmen. Ce splendide morceau de référence où le pianiste nous raconte aussi, de sa voix acidulée et lasse, la vie poisseuse et irrésistible d’une salle de danse, a été maintes fois repris. Citons les versions très réussies de Count Basie et Jones-Smith inc. en 1936, de Count Basie, en 1937, de Buster Bailey, en 1940 et d’Art Tatum cette même année, la plus connue étant l’arrangement que Deane Kincaide en a fait habilement pour le grand orchestre de Tommy Dorsey (1938).

Il serait vain de délimiter l’influence de Pine Top Smith sur les pianistes de blues et de « boogie woogie ». On la sait importante. Sheldon Harris, excellent spécialiste du blues, l’entend tout particulièrement chez Memphis Slim.

Olivier Douville