Krooked Blues - "King" Oliver, Joe Nathan
Par Olivier Douville
Krooked Blues - "King" Oliver, Joe Nathan (1884 ou 1885-1938) - 78t - Richmond, Indiana, 1923-10-05, Gennet - Orchestre : King Oliver Creole Jazz Band : Joe « King » Oliver, Louis Armtrong (cornets) ; Honore Dutrey (trombone) ; Johnny Dodds (clarinette ) ; Stump Evans (C melody saxophone) ; Lil Hardin (piano) ; Johnny Saint Cyr (banjo) ; Warren « Babby » Dodds
Le jeune turc Armstrong, fortement aiguillonné par son épouse Lil Hardin, tourna rapidement sa carrière afin de rejoindre au grand galop les écuries new yorkaises, les grandes dames du Blues, Clarence Williams et ses manigances, Fletcher Henderson en ses entreprises.
King Oliver lui remit ses recommandations et lui confia quelques partitions. Louis toujours l'admira et lui voua une piété filiale que rien ne démentit.
La période passée au sein du "Créole Jazz Band", ce temps innocent et décisif des premières armes, doit être soulignée comme un temps où la fidélité à ce qui était trop actuel pour être déjà qualifié de "tradition" se doublait d'audaces et de coups de styles. Le "Roi", ses dauphins et ses chevaliers étaient tous occupés à fonder le paradoxe originaire d'un point de départ qui se récrée comme passé à tout jamais perdu. Jamais la polyphonie orléanaise n'avait atteint une telle opulence et une telle rigueur, jamais elle n'avait culminé dans l'agencement de tels entrelacs, jamais pourtant elle n'a semblé pouvoir être évoquée comme un passé inaccessible au point où elle le fut ici. Quant à ce que fut la musique du premier orchestre "Noir" de jazz, celui dirigé par le légendaire Buddy Bolden, mort interné en psychaitrie, en 1931, sans avoir jamais enregistré uen seule note, il nous est bien malaisé de nous en forger la moindre idée objective, d'autant que ni King Oliver, ni Charles Elgar n'ont jamais tenu à engager les musiciens de Bolden dans leurs orchestres respectifs.
Il est peu d'enregistrements, et ce quel que soit le style "jazz" considéré, qui témoignent autant d'une identité de ce qu'est cette musique du New-Orleans Blues de la ville basse, c'est-à-dire de la ville noire. Il est intéressant ici de se souvenir de la distinction que faisait le batteur Warren 'Baby" Dodds entre le blues "Downton" et celui de la ville "Haute" ou créole dans lequel, selon lui, intervenait beaucoup de réminiscence de musique française et espagnole. Le monde de la Nouvelle-Orleans n'est pas plus fait d'un bloc que ne l'est sa musique. Ce qui n'a jamais nuit à la capacité des grands musiciens de la cité louisianaise de jouer l'une ou l'autre forme de ces deux musiques. Et le clarinettiste George Lewis jouant bien plus tard notre "Marseillaise" à la créole ne manquait ni de saveur, ni de panache.
Revenons à cette face historique. Si "Krooked Blues" peut sembler à quelques-uns dont je suis l'enregistrement le plus atemporel et le plus bouleversant du "King Oliver Creole Jazz Band", c'est qu'il fait entendre ce qu'il y a de plus originaire et de plus "noir" dans la musique de la Nouvelle-Orléans, telle qu'on l'évoquait à Chicago, des années après les exils des uns et des autres, et,ce, à la façon d'un souvenir-écran.
Bien des enregistrements néo-orléanais peuvent être pour l’auditeur contemporain des sources de curiosité ou de jubilation. Peu savent exercer un tel pouvoir de fascination que « Krooked Blues ». Un certain nombre de bonnes raisons q'il nous revient d'exposer peuvent expliquer ce fait. Qualité du tempo, excellences des reprises à deux cornets et des dialogues entre le King et Armstrong, participation exemplaire de Paul Anderson « Stump » Evans, lui aussi mort trop tôt, à 23 ans, cet as du « slap » (à l’aide de la langue le saxophoniste émet une sorte de claquement en même temps qu’il joue la note), swing irrépochable du banjoïste John Saint Cyr.
Quoi ! on pourrait multiplier les critères internes à cette musique sans jamais épuiser le charme puissant de cette vénérable face de 78 tours (Gennet). On doit plus à ce disque. Il convient de lui reconnaître une qualité superlative. Il est, en effet, un des plus purs et justes témoignages de ce qui structure l’art musical de la Nouvelle-Orléans.
Comment ne pas entendre que cette musique s’est toujours nourrie de spéculations vitales sur l’appel et le passage. Passage d’une rive à une autre, écho des trompettes et des saxes qu’on entendait sur la rive lorsque les bateaux à roues remontaient le fleuve, échos de ce que la ville haute entendait de la ville basse, échos des jaculations de la trompette de Buddy Bolden, passage de la vie à la mort avec ces musiques qui accompagnaient les funérailles, et ramenaient, ensuite, tout le monde à la maison (cf "New OrleansFunction" joué par Louis Armstrong, 1950).
Incantation venue de l’autre découpe de la ville, de l’autre rive, de l’autre scène, présence des morts et du carnaval, reflets de l’Afrique fantôme et mythique qui renaît à Congo Square, flirts itératifs avec les âmes captives des vaudous d’Eulalie Pontois ou de Marie Laveau : la musique de la Nouvelle-Orléans se fait échos et appels. Pesanteur d’échos et véhémences d’appel.
Et c’est cela « Krooked Blues » l’évocation fervente sur un tempo idéal de ce qu’a de plus africain, de plus « noir » et de plus « blues » dans toute la musique louisianaise. Ni les cinq bons garçons de l’O.D.J.B. , ni Elgar, ni Piron, ni mêmeMorton ne pourront loger un tel passé en réminiscence dans leurs œuvres jolies ou admirables.
Le King lui a pu fixer cet héritage sur la cire d’un disque, comme il sait déjà et saura encore lui donner sa valeur discursive dans quelques solos gravés à la fin des années 1920 ( « Bozo », « Aunt Hagar’s Blues », « I Must Have It »). A nous de l’entendre. Notre compréhension du jazz, en son ampleur, en dépend.
Olivier Douville