King Porter Stomp - Jelly Roll Morton
"Jelly Roll" Morton
Par Olivier Douville
King Porter Stomp - "Jelly Roll" Morton - Ferdinand Joseph La Mothe (1885 ou 1890-1941) - 78t - Richmond, Indiana, 1923-07-17, Gennet
Orchestre: Jelly Roll Morton (piano solo)
La première base de toute liberté en jazz, c’est la possibilité de récapituler les héritages et les influences et de les dépasser par des prouesses et des inventions dans les domaines du son, du rythme et de l’harmonique. Cela en passe par une appropriation de l’instrument qui est loin de toujours correspondre aux canons classiques (le jeu lisse et poli de l'homme de l'art que la science virtuose inspire pour le plaisir de l'homme de goût). Hawkins s'est tant approprié le saxophone qu'il l'a inventé, Dodds fut le créateur princeps de la batterie, etc.
Et, à cet égard rien n’est plus beau ni plus émouvant que l’éclosion d’un artiste qui fait passer la musique de jazz de son temps au crible d’innovations qui se transmettront. L'art pianistique existait bel et bien avant Morton. il nous revient de situer quelle fut sa part d'invention. Situons d'abord l'homme en son temps.
La vie de Jelly Roll Morton est est à ce point riche d’anecdotes, de rebondissements, de prouesses qu’on se demande si elle ne vaut pas mieux que tous les rêves ou tous les idéaux.
Né en Louisiane d’une famille créole solidement campée sur ses préjugés de race et de classe, Ferdinand Morton (mais tout porte à considérer maintenant que ce nom de «Morton» n’est rien d’autre qu’une condensation entre son patronyme La Mothe et le nom « Mouton » porté par son beau-père), Ferdinand Morton, donc, est un guitariste précoce. Lors de son adolescence, la révélation musicale lui vint de l’interprétation d’un répertoire démonstratif par une pianiste classique. C’est toutefois l’exemple des pianistes de ragtime qui lui permet de transmuer cette révélation en révolution. Le voilà rivé au piano dans le quartier réservé de la Nouvelle-Orléans, dès 1902. Il est alors nommé « Professeur » c’est-à-dire pianiste attitré de quelques maisons de tolérance. En ces temps là, nul ne parlait encore de jazz. Pas davantage Ferdinand affublé depuis du surnom de « Jelly Roll »(« gâteau roulé à la confiture » : expression argotique qui désigne les parties génitales masculines) qu’un autre grand « Professeur des Universités Pianistiques Libres », Tony Jackson. Les rouleaux perforés pour piano mécanique sillonnaient toutes les routes des U.S.A. et Morton qui en gravé un petit nombre a pu ainsi connaître l’art des « ragtimers » de Sédalia , de Saint Louis, ou de Harlem (Eubie Blake et James P. Johnson). A la Nouvelle-Orléans cet art de ragtime se distord dans des carrefours d’épices, de hantises, de magies et de blues.
On dirait que toute la musique de cette ville est née nostalgique et forte comme une formule conjuratoire. Les vents du large, l’activité portuaire, poussent dans toutes les veines de la cité le piment des caraïbes, les fièvres et les ors de l’Espagne, l’incroyable sophistication et violence aristocratique des mœurs françaises d’avant la Révolution. Congo Square, son Afrique interne, en est le tropique récurent et caché.
Les origines du jazz savent ici brasser ces traces et ces courants. Elles donnent naissance à des styles divers, chacun faisant mine de se ficher de l’ autre : l’art créole qui est plus jaloux et inquiet que méprisant de la force soudaine d’un Bolden ou d’un King Oliver. Dans le Quartier Réservé, entre la rudesse des bars et la ouate des bordels, on s’écoute, on s’hybride, on s’invente.
Dans cette première série de solo de piano, enregistrée pour la marque Gennet,Jelly Roll Morton qui y grave sept de ses propres thèmes trace déjà les bornes de son univers. « King Porter Stomp » est la plus fameuse de ses compositions. Le jazz s’immisce dans les canons et les carcans du ragtime. Morton y met en place un jeu de piano très dense, fortement contrasté et syncopé. Sa main droite tente des variations qui évoquent le jeu d’un cuivre ou celui d’une clarinette. Dans un thème enregistré le lendemain « Grandpa’s Spells » il n’hésite pas à recourir à la techniques des « clusters » qu’il est sans doute le premier à enregistrer. Ce procédé consiste à frapper l’ivoire du clavier avec le poing ou le coude. Cécil Taylor en fait aujourd’hui usage.
Doué pour la mégalomanie, Morton, qui, sans que cela soit un signe probant d’humour, aime à proférer que Dieu avait créé le monde, Colomb découvert l’Amérique et lui inventé le jazz dit, dans cette emphase, un peu de vérité.
Sur ce pianiste et chef d’orchestre, les fées du jazz naissant ont jeté leur dévolu. Et elles l’ont inventé, lui Morton comme un passeur et un inventeur de formes instrumentales (homophonie, polyphonie improvisée, improvisation en solos, arrangements, breaks, contrôle des variations de sonorités) qui, toutes, prirent goût à la longue durée.
Olivier Douville