"Ma" Rainey, Countin' the Blues

Par Olivier Douville

"Ma " Rainey - Gertrude Melissa Nix Pridgett (1886-1939) - Countin' the Blues - 78t - New York , 1924-10-16, Paramount

Orchestre : "Ma" Rainey & her Georgia Jazz Band : Louis Armstrong (cornet), Charlie Green (trombone), Buster Bailey (clarinette), Fletcher Henderson (piano), Charlie Dixon (banjo)

Le certificat de décès de « Ma » portait la mention ménagère. « Ma » pourtant… écoutons ce surnom. « Ma », la mère du blues. Comme on le dit d’une source, d’une évidence, d’un style hiératique que rien ne flétrit ou entame. Si, dès les années 1920 à peine commençantes, on pouvait aimer la truculence de Mamie Smith et la malice énergique de Lucile Hegamin, les premiers disques de « Ma » touchèrent autrement, et plus. Cette formidable matrone du sud, tout comme Bessie Smith ne dédaignait aucun excès de chair, de boisson ou de sexe, les hommes l'appréciaient mais les femmes l'aimaient beaucoup et elle leur rendait de près. Elle était connue pour la générosité de son cœur et la luxuriance de ses plaisirs.

Ici elle ressasse et rassemble les blues éprouvés dans chaque ville. La géographie qu'elle chante n’est pas celle que dessine des cartographes et par laquelle il se repèrent. La psychogéographie de la chanteuse relie les lieux, les temps et les espaces dans une flexibilité de la surface des émotions, de celles qui vont en ligne droit du fond de l’âme à fleur de peau. Un "road blues movie" en quelque sorte, un nomadisme mélancolique et fier. "Layin' in bed this mornin' with my face turned to the wall


Layin' in bed this mornin' with my face turned to the wall; Trying to count these blues so I could sing 'em allMemphisRamportBeale Streetset 'em, freeMemphisRamportBeale Streetset 'em, freeGraveyard'Bama Bound, Lord, Lord, come fromstingareeLord sittin' on the Southerngonna ride all night long "

Sa carrière est tant similaire à celle d’autres artistes qu’elle en devient archétypale.

Les tournées, l’exploitation T.O.B.A. où elle rencontre et conseille Bessie Smith alors débutante, son propre groupe qu’elle met enfin sur pied et qui est un syndicat bleusy plein de gars créatifs, pionniers, tous usant leur jeunesse et l’exaltant dans l’orchestre de Fletcher Henderson. Regardez la photo, ils sont tous sur leur 31, et ils savent qu’il n’y a pas une miette de swing à louper ou à gaspiller.

Ici l’accompagnement d’Armstrong est particulièrement inspiré, tout entier engagé dans un dialogue avec la chanteuse il se sert de la sourdine « plunger » (c’est plutôt rare chez lui) pour souligner l’aspect à la fois dérisoire et pathétique de ces litanies psycho géographiques déclamées comme une mélopée sans âge.

La voix de « Ma » est majestueuse et ne cherche pas à séduire. Elle s’impose par sa rigueur et son authenticité.

C'est un cliché par trop répandu d'opposer l'art de "Ma" Rainey à celui des chanteuses de blues directement issues de l'art scénique et de la réduire à une forme intact et intimidant ou touchant de primitivisme (on pourait en recnahce le dire des faces de Anna Belle Colemanenregistrées pourtant en… 1930 à Grafton dans le Wisconsin). Certes, l'art de "Ma", tout gorgé de la tradition vocale du sud est empli du souvenir des lieux et des temps où s'est forgé tout le blues, mais il a rencontré la sophistication des formes orchestrales et vocales caractéristiques de l'art noir du nord des U.S.A. Dans ce blues, comme dans tant d'autres, "Ma" Rainey fait valoir une approche très théâtrale de l'exposition de chacune de ses chansons et de chacun de ses blues. Elle entre dans chaque thème à la manière d'un acteur qui "crève le plancher" en entrant en scène- comme savent bien le faire des artistes purement "vaudeville" telles l'encore renommée Helen Gross ou les trop oubliées Alice Leslie Carter et Alice Clinton. Et les contextes instrumentaux, ici superlatifs, la secondent parfaitement dans cette mise en place et en scène de la voix. Aussi l'art de "Ma" Rainey procède-t-il d'une façon d'hybridation qui a du sembler bien moderne aux oreilles des habitants des villes et villages du sud profond et aussi aux émigrants noirs de fraîche date, ceux qui sont "montés" vers le nord. Son art, il est vrai, est plus atemporel et "traditionnel" lorsqu'il se déplie dans des contextes moins modernes, que ce soit en compagnie du pianiste Arthur Blythe ou du joueur de banjo Papa Charlie Jackson.

Nous y reviendrons.

Olivier Douville