« Cab » Calloway ou la rigueur de l’excentricité
Par Olivier Douville
Dans la conquête du spectacle que le jazz a accompli, l’émancipation du corps est un rituel et une cérémonie. Art excentrique du détournement, art de la « sape », voilà qui serait la marque de fabrique de Cab Calloway, chanteur, danseur et chef d’orchestre qui fut aussi un acteur remarqué dans bien des films. Cab dynamita les fadeurs commerciales en vogue et, se muant en conteur de Harlem, il donna à son peuple un imaginaire providentiel
Nous sommes à New York, en 1930, sapé comme des milords ou des duchesses tout de semblant, dans une de ces grandes salles de concert réservées à la clientèle blanche. Smoking requis. Nous sommes au Cotton Club, où « Cab » Calloway, malin génie libérateur des forces ignées d’un orchestre au rebond de félin, se produit. Le Cotton Club est un de ces grands lieux de concert et de danse de la « grosse pomme » – car tel est le surnom de la cité. Un juge de paix qui consacre des gloires ou qui met à bas des destinées de musiciens. Refuser un engagement, c’est se condamner à l’errance ; y tenir la vedette, c’est s’assurer une gloire rapide. Duke Ellington vit sa réputation encore modeste s’établir au firmament après son engagement au Cotton Club, alors que le pionnier de La Nouvelle-Orléans Joe « King » Oliver connut la défaveur après avoir refusé un engagement dans un tel lieu.
Juste après la grande crise de 1929, les cartes de la diffusion et de la production du jazz dans les grandes villes américaines se trouvèrent rapidement rebattues, et ce à jamais. Si la population blanche huppée et cultivée se réveillait avec une faim canine de divertissements et d’esbroufes, de boissons aussi ; si des imprésarios habiles montèrent des ensembles orchestraux et mirent en scène des batailles d’orchestres dans les grands dancings ; si, de plus, ces démiurges avisés prirent à cœur de propulser des carrières, dont celle du Cab, la crise fut sans pitié pour les petits ensembles orchestraux. De même, les établissements plus modestes - qui, auparavant, fonctionnaient comme des petits laboratoires où s’inventaient et s’échangeaient entre jazzmen des formules stylistiques et des conseils techniques – se virent contraints de fermer leurs portes. Place au spectacle, à la danse, aux effets de swing que généraient des orchestres de plus en plus étoffés. New York, ville cultivée, rassemblant des musiciens rompus au solfège, à la lecture des partitions, pépinière de créateurs de shows et de paladins aguerris dans l’art de la scène, fut vraiment la ville où, en un tour de main, ces nouvelles formes de jazz, scéniques, policées et spectaculaires, trouvèrent le plus à s’épanouir.
Cette effervescence insouciante et cruelle réclamait une idole, c’est-à-dire une voix et un corps, surgissant avec l’irrésistible autorité du phénoménal. Cab Calloway vint à point nommé. Prenant la suite de ce merveilleux kaléidoscope que fut le premier vrai grand ensemble de Duke Ellington, phalange bricolant une jungle sonore où les trompettes et les trombones prolongés de sourdines distillaient des sons d’une raucité inouïe, un orchestre survolté mené par un dandy excentrique conquit un public exigeant. Sous les voûtes du Club, des onomatopées s’élançaient, vives et nettes, entraînantes. Les « hi de ho de ho » et autres « za zu za zu za zu ze » propulsés comme des fusées d’artifice syncopées secouaient chaque auditeur. Un irrésistible appel au swing, un prodigieux appel au corps. Et, inévitable, la légende : un beau jour, Calloway oubliant la feuille où étaient consignées les paroles d’une roucoulade en vogue se met à improviser…
Passons sur cette robinsonnade. Calloway n’a jamais, du moins dans ses débuts, semblé à l’aise avec la fixité des mots, le carcan des paroles imposées. Dans un itinéraire rapide et frénétique qui n’appartenait qu’à lui, ce maître de cérémonie -chanteur, danseur et chef d’orchestre – tordait le matériel verbal jusqu’au vertige, jusqu’à l’éclat sans nulle peine recommencé, usant des ressources d’un corps d’une souplesse de liane et d’une voix à la tessiture riche, aux nuances allant du sombre jusqu’à l’éraillé, du rigolard au déclamatoire. Cab n’était pas seul. Il sut, à toutes les époques de son art, s’entourer de musiciens incomparables, improvisateurs habiles, mais encore aventuriers poussant aux limites la tessiture de leurs instruments. Cab Calloway ou la rigueur de l’excès, au phrasé de dynamite et de miel.