Helen Gross, Bloody Razor Blues
Par Olivier Douville
78t - New York, 1924-10-00, Ajax - Orchestre : Helen Gross (vocal) accompagnée par Bob Fuller (clarinette) ; Louis Hooper (piano)
Helen Gross est une des chanteuses à s’être brillamment illustrée dans le genre « vaudeville » - ce genre des plus sous-estimées aujourd’hui n'a rien à voir avec le vaudeville théâtral dont les maîtres furent Labiche ou Feydeau. Il désigne plutôt un art du music hall, où numéros de chats de danse et intermèdes comiques se succédaient. L'artiste "vaudeville" est polyvalent. Si nous ne trouvons pas dans ses enregistrements du milieu des années vingt l’austérité d’une « Ma » Rainey ou le lyrisme et la flamme d’une Bessie Smith, la dizaine de 78 tours qu’elle a gravé pour la marque Ajax méritent d’être sortis de leur purgatoire. Ajax était une petite firme spécialisée dans les « race records ».
Il existe trois raisons qui motivent une telle redécouverte. D’une part la qualité des accompagnateurs : Bubber Miley, Louis Metcalf, Rex Stewart à ses débuts ou encore le pianiste Louis Hooper ici bien mis en valeur. Bob Fuller, à la clarinette apporte une touche théâtrale bien venue, dans le droit fil de la technique de Wilbur Sweatman.
La seconde raison réside dans l’ « ambiance » très particulière de la plupart de ces disques. Ils sont très théâtralisés, emplis d’effets dramatiques qui sollicitent le growl des trompettes ou des saxes. Il serait excessif de prétendre que ces artifices n’ont pas vieilli. Parfois ils heurtent notre sensibilité contemporaine. Ainsi l’usage d’un ukulélé et la présence confuse d’une seconde voix bougonnante dans le pourtant très beau « Death Letter Blues » gâtent notre plaisir. Mais il est d’autres gravures où, moins excentrique comme c’est le cas ici, l’accompagnement contribue grandement à l’évocation sinon du tragique de la situation chantée du moins de son aspect sombre et irréversible. C’est là que se précise la troisième raison qui nous a fait vous proposer cette face : l’originalité du répertoire de cette chanteuse. Le « Chicago Defender » prévient en 1925 les acheteurs des disques Ajax qu’Helen Gross chante le blues le plus cafardant qui soit. Et elle le chante, il est vrai, avec un humour très grinçant, détaillant la violence des rapports entre les hommes et les femmes dans les quartiers noirs des grandes villes, la désespérance des vies nocturnes, les meurtres passionnels. Est-il besoin de traduire ces paroles « I want to bleed him until his heart runs dry. » ? L’objet principal des chansons d’Helen Gross c’est de se figurer et de rendre plausible une femme capable d’une violence extrême, déclarant à l’aimé aux yeux duquel elle se trouvait soumise, qu’elle fera tout pour le récupérer ou le détruire. Ses blues et ses songs sont emplis de morts violentes, de terreur et de fantômes. Le chagrin n’y a pas sa part, l’ironie y prend la place et règne de tout son pouvoir.
La jubilation est acide. Mener à bien cet expressionnisme cathartique ne peut être que le fait d’une artiste aux talents de conteuse peu communs. Ecoutons donc Helen Gross.
Olivier Douville