Politique de santé mentale en psychiatrie aujourd’hui : position d’un psychologue clinicien
Par Olivier Douville (E.P.S. de Ville-Evrard (93), Maître de conférences des Universités, Laboratoire CRPMS, Université Paris 7-Denis Diderot, Directeur de publication de Psychologie Clinique, douvilleolivier@noos.fr)
Avant-propos
Quelques réticences que je puisse avoir à raconter un parcours personnel long de plus de vingt années en tant que psychologue clinicien en psychiatrie adulte, parcours qui a vu la rapide déculturation de nombreux lieux de soins et la solide résistance de quelques autres à la novlangue en cours, je n’en rédige pas moins ce texte en l’espoir d’y voir se dessiner quelques interrogations transmissibles à quelques collègues plus jeunes et encore soucieux de la clinique du sujet.
Permettez-moi, d’abord, de faire un point sur ce vers quoi m’engageait au début des années 1980 ce statut de psychologue clinicien. Éduqué à l’Université et formé par des stages dont un, assez long, en Afrique à Dakar, j’avais sur la psychose des notions brumeuses encore. Pourtant je savais déjà à quel point, une fois passé le moment des repérages nosologiques et nosographiques, le soin donné à un patient incluait que les soignants se familiarisent à parler avec l’« aliéné » sans chercher, sauf en cas de force majeure, à lui imposer des normes, des valeurs, ou même des formes de cohérence logiques que l’ordinaire tient à tort pour l’expression du bon sens. À cette époque, aucune entreprise qui aurait visé à réduire le patient à un diagnostic et ce à la seule fin de réifier plus encore ce diagnostic dans un trouble, n’aurait pu recevoir les faveurs du service où je travaillais et où je travaille encore[1]. Non que certains soignants, quelques internes pressés ou de rares infirmiers par trop las n’aient voulu déserter ce commerce de parole avec le patient, mais enfin, ce n’était là de brefs moments de faiblesse qui n’entamaient alors en rien la solidité parfois rugueuse d’un climat humaniste dans lequel l’originalité et la culture de chacun des soignants étaient à peu près respectées. La psychanalyse et le politique étaient les deux ferments les plus féconds de la culture soignante. Nous nous mouvions dans l’héritage plus que vivace de la psychothérapie institutionnelle, Henri Ey était lu, et Pierre Fédida nous instruisait de ce prodigieux courant de psychanalyse anglo-saxonne novateur dans l’exploration de la psychose de transfert que représentait au plus haut point le travail d’Harold Searles. Nombre de nos aînés, psychologues ou psychiatres avaient fréquenté qui le divan de Lacan ou d’un de ses très proches fidèles, d’autres celui d’une notabilité de la Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.). Certains enfin connaissaient plus d’un divan, se rendant chez Lacan pour la secousse salutaire tout en s’allongeant chez d’autres praticiens de la S.P.P. en l’espoir d’accomplir le cursus psychanalytique officiel.
Nul parmi nous ne pouvait anticiper la mise à la casse de la parole qui est aujourd’hui à la mode. Ainsi les sur-enfermements (trop longues hospitalisations, et cellules d’isolement) étaient peu retenus comme des solutions valables tant il était alors établi que si l’on devait soigner parfois sous contrainte, la contrainte ne devait en rien être tenu pour un vademecum soignant et valorisé comme telle.
Nous n’étions plus au temps des pionniers cependant. Certes, la psychiatrie s’affirmait toujours « de secteur », sans complexe mais sans vives audaces non plus. Ailleurs sur Ville-Evard, dans quelques autres secteurs que le 10°, la référence à la psychanalyse se faisait allusive mais n’en restait pas moins dans l’air du temps. De plus, si l’antipsychiatrie fut digérée, un peu vite certes, elle n’en laissa pas moins une impression vive, et nous adoptions son point de vue qui élisait la folie et son traitement comme un nouage entre le médical, le politique et le poétique. Le lecteur aura compris ici que mes propos introductifs, aussi nostalgiques qu’ils puissent lui paraître, n’en portent pas moins une interrogation sur la situation actuelle de la déculturation de nos pratiques, et une inquiétude devant la violente frilosité qui aujourd’hui y règne de trop. C’est toute la destruction d’un monde commun des soignants avec la folie qui est programmée à mesure que sont portées des attaques sans précédents contre les pouvoirs de la parole. La dissolution de la psychologie dans le culte de l’homme machine ou de l’homme intégralement « neurogénétique » est un péril des plus graves pour l’exercice de la pensée et de la pratique soignante.
1. Aujourd’hui …
Qu’est-il donc arrivé ? C’est alors tout un fatras de réponses qui se bousculent, chacune d’entre elles ayant sa pertinence et son urgence. Donnons à l’anthropologie la parole. Des anthropologues du contemporain sont alertés par la réification graduelle et accélérée des altérités dans le champ de notre vie quotidienne (Hours, Sélim, 2010). Si nous les suivons, nous conviendrons avec eux qu’une telle réification impose où que ce soit des pensées et des pratiques clivées. Nos pratiques soignantes se légitiment bien davantage en termes d’identités et de différences qu’en termes de transitionnalité et/ou d’altérité. Dans ce texte, nous avancerons que la production idéologique et politique contemporaine du fou, qui se produit et se précise dans un climat dangereux de démagogie sécuritaire, en fait un individu dangereux, aux penchants redoutables. Non que la scène de la violence et du crime n’ait pas ou plus à être pensée par la psychiatrie et la psychanalyse, mais nous refusons que l’humanité du dit « fou » soit à ce point perdue de vue. Le lieu d’expertise de la folie devenant de plus en plus le cerveau et ses troubles, le lieu de soin de la folie devient de moins en moins un lieu « inter », « sectorisé » mais un lieu « intra », de réclusion et d’isolement. Il me faut ici rajouter que ce qui a fait irruption dans la scène du diagnostic et du soin est révélateur d’une façon de surdité à la moderne inquiétude et « nervosité » de notre époque. En effet, si est mis au premier plan le sujet « cérébral » (Ehrenberg, 2004), le cerveau vaut ici comme totalisation fonctionnelle mais aussi comme site de l’esprit, de sorte que lorsque des biologistes prétendent que tout vient de ce site interne (jusque y compris le fonctionnement dans le social et le fonctionnement du social) ils substituent à un objet de connaissance précis, celui cerné par la biologie et les neurosciences, une entité métaphysique déguisée où reprend des couleurs la bonne vieille notion d’âme. À cela près que reprenant des couleurs, elle perd de sa consistance morale puisque tout ce scientisme ne peut concourir qu’à la mise hors cause de la personne, en rien sujet de sa « maladie », en rien problématisée par elle. D’où la substitution si fréquente du terme de handicap à celui de construction mentale d’une pathologie.
Ainsi la National Association for the Mentally III ( NAMI), qui est la plus importante association de « malades mentaux » aux U.S.A défend-elle une conception de la maladie mentale (quelle qu’elle soit) comme la simple et immédiate expression d’un trouble ou d ‘une pathologie du cerveau ; et c’est, en plus d’une simple péripétie de l’actualité des liens entre psychiatrie, associations d’usagers et… compagnies d’assurance (une vraie maladie à cause reconnue comme organique étant bien mieux remboursée), un indice révélateur d’un tournant anthropologique considérable. Il s’agit, ni plus, ni moins, que de déloger la folie, mais aussi la culpabilité et l’angoisse de la scène de l’anthropos alors que ces affects peuvent jouer un rôle crucial dans la façon dont un individu et un collectif vivent leur rapport au corps, au langage, à l’histoire, et à la production contemporaine des identités prescrites et des altérités honnies. Dans le domaine du soin psychique, et tout particulièrement de la psychiatrie, ce retour de l’homme-machine se fait par le biais de la marchandisation de la santé et de la santé mentale et de la neurologisation à outrance de la psychiatrie Il ne s’agit pas ici de déplorer l’avancée des recherches en neurosciences. Bien menées, elles offrent un potentiel de questionnement à la psychanalyse (A. Bazan, 2004) et le psychanalyste n’a pas à jouer les ânes auto-suffisants refusant en refusant de s’instruire des progrès des recherches en biologie et en neurologie. La passion de l’ignorance ne mène pas loin, même pas au combat. Ce qui, à tout le moins, pose problème c’est la demande faite aux sciences de la vie dans le sens de programmer des comportements et des traitements. Car il s’agit bien d’un enjeu de civilisation : celui de refuser l’éradication de la densité humaine, anthropologique et psychologique, de la folie et de ses expressions. L’acte thérapeutique ici plus qu’ailleurs se doit de dépasser de beaucoup le simple plan de l’action médicale.
En France, on ne compte plus les secteurs, autrefois soucieux de l’importance de la parole et des médiations, qui se métamorphosent, dans une déculturation galopante en lieux de rééducation de la folie ou de prévention de ces troubles dits associés. On entraîne de nos jours nos patients à se reconnaître schizophrènes ou bipolaires, à se définir comme anormaux, à endosser ces diagnostics toujours branlants et hypothétiques comme les « laisser-passer » qu’il convient de présenter pour entamer un parcours de contrat thérapeutique. L’énigme de la folie a laissé place à la prévisibilité des conduites et des émotions. La psychose n’est plus une façon de se raccorder au monde, un univers, mais un défaut de sens commun un accident entamant ses ressources Le comportementalisme a ici le verbe très haut, mettant en scène l’individu sans corps, sans parole, sans histoire et sans tourments, celui que les statistiques définissent et établissent comme des étalons que nul ne saurait rencontrer dans le moindre exercice de la rencontre avec autrui. C’est aussi que les tableaux de psychose sont perçus non plus comme un moment de la subjectivité mais bel et bien comme une faiblesse des organisations du moi. De sorte que la psychose en tant que telle est réduite à un trouble, sans qu’il soit une seule seconde porté considération à ce qui organise pour chaque sujet son orientation dans la structure subjective, ses capacités de transfert et aussi sa sujétion au déni de son histoire dont il est le souvent le témoin et la victime.
La parole du patient n’est plus entendue alors que comme une expression maladive ou insuffisamment mature et qu’il convient de rectifier, fut-ce par des gadgets informatiques ruineux et stériles. J’ai vu ainsi dans un service intellectuellement et cliniquement réduit à une peau de chagrin la bonne vieille salle de réunion transformée en façon de cyber café informatique où chaque patient réputé schizophrène devait apprendre à rectifier les mille bizarreries de sa pensée par le truchement de tests informatiques. L’expérience a fait, comme on le dit, « chou blanc ». L’ « aliéné » de la psychiatrie nouvelle mode est une des figures les plus navrantes du prolétaire, soit l’individu réduit à son corps (organicisme forcené) dans les rapports de soumission à une autorité médicale elle-même docilisée par une lourdeur administrative exacerbée. Comment ne pas voir qu’aujourd’hui l’ensemble des pratiques de soin s’inscrit à rebours de la culture psychanalytique et phénoménologique, dans des modèles et dans des types de relations patients/soignants très proches des modèles mis en œuvre dans les entreprises ! L’hôpital est désormais sous management, et les pratiques de soins sont modélisées sur le mode d’une thérapie réadaptative qui réduit tout savoir théorique et fait peser de lourds soupçons sur tout engagement clinique d’interlocution avec la vérité subjective. Une telle accélération du management du soin entraîne comme conséquence une attaque en règle contre la psychanalyse, et il reste tout à fait nécessaire de défendre la spécificité de la psychanalyse au regard de la nébuleuse des psychothérapies. Et de la défendre parfois contre toute inflation de novlangue, pseudos diagnostics, trop courante au sein même de nos propres milieux comme ne manque pas de le souligner dans un petit livre très judicieux et lucide, Yann Diener (2011).
Il y a donc à prendre des positions sur ce qu’est aujourd’hui la santé et la réduction de la santé mentale à un modèle conventionnel de santé
3. De la sécurisation psychique
J’en viens à d’autres signes inquiétants qui préfigurent de la mise en place de cette sécurisation psychique et de la promotion d’un État-thérapeute.
Rappelons que l’incise des discours phénoménologiques et psychanalytiques dans des dispositifs et des institutions de soin a été, rappelons-le, la conséquence de choix politiques plus généraux de la part des praticiens, individuellement et collectivement. Il ne conviendrait pas d’oublier tout ce que la psychothérapie institutionnelle doit à l’engagement politique (à gauche et, pour certains, au Parti communiste Français) de psychiatres qui ont œuvré à « désenfermer » la psychose des murs de l’asile, tout en reconnaissant les forces d’un pouvoir dire propre aux délires et aux transferts psychotiques. En d’autres termes, j’augure mal du clinicien, psychologue ou psychiatre, qui travaillant dans n’importe quel lieu de soin, ne se sent pas concerné par les mouvements politiques généraux et par ce qu’ils préconisent d’idéaux de sécurité. Notre capacité à être troublé par l’énonciation subjective nous met aussi en phase avec le collectif au singulier. En conséquence, et comme en effet retour, la brutalité ou la violence du collectif fait retour dans les élaborations de la psychose d’autant que ces dernières ne sont pas conditionnées par les refoulements communs.
Un enjeu d’humanisation du soin ne pouvait avoir comme condition qu’une psychiatrie fortement soutenue dans son originalité et son audace par les pouvoirs publics. Évidence, mais évidence qui a échappé aux politiques de santé successives qu’elles soient de gauche ou de droite. Le démantèlement de la psychiatrie, processus qui en ses débuts n’a pas alarmé beaucoup de monde parmi les psychanalystes (hors sans doute M. Mannoni et M. Fourré), a bel et bien débuté sous un gouvernement socialiste nanti d’un ministre de la santé communiste ! Et de même le culte de l’évaluation imposée n’est ni de droite ni de gauche.
4. Retour épistémique et pratique
Comme pour toute activité humaine, la psychiatrie a des racines qui ne sont pas seulement conceptuelles ou dogmatiques. Elle a aussi des racines économiques, politiques et sociales. Surtout, elle est faite par des individus. La gestion moderne de la santé a tenté de faire l’impasse sur cette dimension.
Car à quoi assistons-nous aujourd’hui ?
Il nous revient hélas de faire le constat, sinon le bilan, d’une déculturation accélérée de nos façons de faire vis-à-vis des patients.
Pour en rester à décrire ce qui affecte les ressources de la psychiatrie, et on est prié d’entendre le mot « ressource » dans tout son empan, on assisterait à la convergence de trois processus :
A/ la rationalisation économiste de la santé publique qui se traduit par des mesures de « désinstitutionnalisation »,
B / l’inadéquation de ce qui reste de la politique dite de secteur à se porter au contact des populations les plus sévèrement touchées par les processus sociaux de marginalisation et de déliaison,
C/ le déferlement, enfin, de systèmes de repérages des troubles mentaux, qui fait fi de toute une culture psychanalytique, psychiatrique et phénoménologique, dans le but d’édifier des systèmes de classification supposés « a théoriques », et permettant une codification directe des faits observés, directement lié à des prescriptions chimiothérapiques. Ce dernier point, toutefois, ne peut être assené de façon trop massive. Si l’on peut trouver dans ce qui précède les raisons pour lesquelles le clinicien de vieille souche trouve en la psychiatrie classique bien davantage de repérages pour sa pratique que dans les DSM, il n’en reste pas moins que la psychanalyse ne peut faire qu’incise avec le discours nosographique quel qu’il soit. Si nous tenons à dialoguer avec cet art du repérage du syndrome caractéristique de la psychiatrie classique, c’est aussi que les nouvelles classifications, qui certes ne sont pas nées sans raison, ont tout à fait loupé leur volonté de renouveler la science du repérage du trait. On dira que leur méthodologie arrogante et stérile s’éloigne radialement des critères d’objectivité propres à toute science dite « naturelle », en cela qu’une observation qui se borne à colliger des petits bouts de conduite, sans chercher à théoriser des constantes, ni à repérer les logiques dans lesquelles ces petits bouts de conduites, baptisés « troubles » prennent sens, n’a aucun avenir devant elle si ce n’est l’exténuation et la collectionnite. Le fond sous-jacent redevient alors un appel à l’organicisme de l’homme machine produisant des troubles comme autant de ratés d’un fonctionnement supposé normal et adapté. Christian Hoffmann, Stéphane Thibierge et moi écrivions en en 2004 :
« Il n'est pas inutile de le rappeler aujourd'hui où tend à prévaloir mondialement une classification habillée en manuel clinique, soi-disant a-théorique et consensuelle, se présentant comme dégagée de toute référence langagière comme de tout discours, et dont les standards seraient censés valoir comme une mesure internationale, confondue avec une dimension universelle. Comme on le sait, ces standards sont ceux, passés aujourd'hui dans l'usage, en dépit de bien de résistances, que met en application le DSM sous ses différentes versions. Ils sont essentiellement statistiques et comportementaux, c'est-à-dire portés par un discours dont l'idéal est une mesure sans sujet. Qu’importe alors si on y injecte des traits issus de la clinique psychanalytique, comme cela le fut récemment évoqué, s’il s’agit de réduire la construction du fait clinique à la collection d’items d’observation recensés dans la plus stricte objectivation des patients. Cette norme nouvelle, en même temps qu'elle se passe de référence au sujet, délie le praticien de toute responsabilité dans l'établissement et le compte-rendu des faits dont il a pourtant à connaître et à répondre dans l'exercice de sa pratique. C'est dans ce contexte qu'il nous a paru utile de rappeler que la clinique engage toujours la responsabilité du clinicien : chaque clinicien établit de façon singulière les faits dont il part, et dont il est seul en mesure d'établir pour lui-même un relevé correct – ce qui n'exclut pas pour autant la controverse, et la rend bien plutôt possible et stimulante » (C. Hoffmann, S. Thibierge, O. Douville, 2004, pages 7-8).
J’ajouterai aujourd’hui qu’il est juste et nécessaire de poser que l’organicisme sous-jacent au DSM et qui veut que la scène du conflit soit le cerveau et non plus l’inconscient, porte collé à lui un enjeu redoutable : la notion même de maladie en tant que désarroi de l’autonomie du sujet, de sa liberté cognitive. La psychanalyse ne peut que représenter l’objection la plus fondée et la plus cinglante à un tel dispositif idéologique en acte. Mais si elle est conséquente, elle ne peut aussi que réévaluer la fonction subjective du symptôme, ce qui mène à poser la normalité, non comme une norme, mais comme une possibilité de suppléance aux aléas de la structure subjective. Le refus que nous faisons de ce qui aujourd’hui se nomme le carcan du DSM, ne nous fait pas fondre dans les mêmes eaux la clinique psychiatrique des anciens et la clinique psychanalytique, mais c’est bien avec celle-là que nous pouvons dialoguer. Et c’est bien aussi une initiation à cette psychopathologie clinique que certains collègues psychologues et psychiatres mettent en œuvre vis-à-vis des jeunes collègues « psy », tant les repérages des DSM, le flou sur la clinique structurale égare qui veut se repérer dans les méandres de la mélancolie, les logiques du délire, les explosions de la manie. La récente extension des dispositifs de présentation cliniques de patients est signe de cette nécessité de retrouver des fondamentaux doctrinaux, et, pour ma part, je m’investis dans la présentation clinique qu’assure, au 10° secteur de Ville-Evrard, la dite « Ecole de Ville-Evrard » qui voit affluer vers elle, lors des présentations et des journées scientifiques bien des collègues de tout l’Etablissement.
Osons une vision plus générale encore. La psychiatrie est dans une situation critique. Critique ce n’est dire seulement qu’elle subit de drastiques restrictions budgétaires, mais aussi qu’elle renoue avec un moment de décision idéologique, touchant à l’éthique. Elle décide si elle doit se plier à un modèle stéréotypé du soin et de la guérison, laissant à des psychiatres nouveaux venus, peu et mal formés, la tâche de traiter au plus vite des patients, délivrant enfin au psychologue le privilège du soin psychothérapeutique (mais lequel ?), et à un ensemble de travailleurs sociaux la responsabilité de garder sous de vagues mesures éducatives le plus fort contingent de psychoses graves ou d’autismes. J’ajoute tout de suite que le malheureux psychologue clinicien qui oserait se réjouir du déclin de la psychiatrie, pensant que l’heure du triomphe de sa propre profession a sonné comme sonne l’heure de la revanche, ou celle de la victoire, ne fait qu’ignorer le sciage de la branche sur laquelle il est assis. Qu’on me comprenne : la corrosion progressive de l’institution psychiatrique ne signifie aucunement l’âge d’or de la psychologie clinique et des psychologues cliniciens. Elle implique la défaite de toute une clinique en pensée et en acte, reposant sur le respect du temps subjectif, sur l’observation de ce que les anciens nommaient « la marche » des phénomènes psychopathologiques. Le discours de la psychiatrie dite classique, et de plus large façon encore l’invention institutionnelle et l’engagement politique dont ont témoigné des psychiatres, la plupart du temps communistes ou catholiques humanistes, maintenait une place conséquente à la singularité. Ce qui permit à la raison psychanalytique de trouver abri dans des institutions novatrices et de civiliser le soin en réévaluant, illustrant et défendant la valeur de la rencontre clinique et de la parole qui transmet le sens et le prix cette expérience. C’est l’ensemble de ce pont de rationalité entre la pratique soignante ses utopies et la psychanalyse, que nous désignons avec bien d’autre par le terme commode de « clinique du sujet ». Ce pont est remis violemment en cause par la jonction entre technosciences et psychologie comportementaliste (Marie-Jean Sauret, 2011).
Remontons dans une histoire récente. Par un recoupement étrange et bénéfique entre l’invention du secteur et les inventions en psychothérapie institutionnelle, l’institution soignante s’est préoccupée de pratiques, de clinique, de procédures sur le terrain des soins et elle s’est souciée des effets thérapeutiques. Les acteurs de soin qui travaillaient en ces lieux ont observé la valeur des concepts psychanalytiques portés dans une scénographie au bénéfice des patients. Or, peu à peu, écrivent Claude Wacjman et Edwige Pasquier dans la préface du volume 12 de la revue Psychologie Clinique consacrée à l’Institution soignante : « le drame et l’action, la dynamique, ont été remplacés par la confusion résultant de l’accumulation de “ trucs ” et de “ machins ”, d’effets spéciaux, de fausses spécialisations et de bricolages psychothérapeutiques qui poussent insidieusement et souvent violemment la construction institutionnelle à se masquer, voire à s’effondrer. Le temps de la méthode à long terme est révolu, celui des techniques multipliées rapides, brèves s’avance contre les scènes psychiques. Les psy zappeurs projettent l’émiettement des modèles partiels qui les séduisent et font d’eux de véritables spécialistes de l’éclatement de l’unité des soins. » (C. Wacjman, E. Pasquier, Psychologie Clinique 12, 2001, page 7)
Ce qui fait se rencontrer et se conjoindre les trois processus plus haut désignés, est qu’ils fonctionnent à plein dans une logique d’entreprise. En ce sens, des slogans pompeux et creux comme « droit des patients » lesquels sont réduits à des usagers, ou «réhabilitation psychosociale » ou encore « souffrance psychique » et « santé mentale », peuvent ici mettre en place un immense rideau de fumée si, derrières ces prétendues nouveautés, c’est tout une récusation de la dynamique du transfert qui se profile et qui rend très compliqués, par empêchement, l’étayage des logiques pulsionnelles sur les dispositifs institutionnels. Si l’abord phénoménologique et l’abord psychanalytique allaient à la recherche de la dimension subjective de la folie, diverses approches contemporaines évacuent cette dimension subjective que ce soit au nom de la science biologique ou au nom d’une forme d’humanisme commode et trop oublieux de la nature conflictuelle de toute existence. Nul clinicien ne saurait se montrer insensible, ou rassuré, devant cette conjonction objective et redoutable entre le discours humaniste et le discours scientiste. La victimologie effrénée, comme la solution technicienne la plus anonyme se rejoignent dans le déni de la vie conflictuelle du sujet. Le tranchant auquel nous tenons est de considérer le symptôme comme la façon dont le sujet s’adapte à sa structure. Colette Soler le souligne : « Disons, sans paradoxe, que chacun est adapté par son symptôme » (Soler, 2011, p. 41). Et adapté non aux normativités du discours ambiant par rapport auxquelles il apparaît souvent comme un excès perturbant, une « hyper agitation » par exemple, mais à son rapport à l’inconscient. D’où la nécessité de redire aux plus candides d’entre nous que le symptôme névrotique est un tissage de compromis et de jouissance et que le délire est la traduction la plus impérieuse de cette tentative de faire valoir qu’il subsiste un autre auquel le sujet peut avoir encore affaire.
Le sujet invente, rebelle, exilé, malheureux, ou exalté et maniaque, il invente l’autre. Et cette invention nous faut-il guider cette invention, l’étayer, la rendre vivable, la contrer parfois, dans le cas de grands délires paranoïaque ou mélancolique avec risque de passage à l’acte mais à condition de l’entendre.
5. l’«a c-ité»
Ce sont bien des processus psychiques et des étayages qui sont au centre des dispositifs institutionnels (Cadoret, 1996). L’institution soignante tamponne, fait tiers, maintien un possible entre le gouffre qui engloutit le sujet psychotique et le risque maniaque ou mégalomaniaque qui le consume (Samacher, 2010)
Et ces processus ne vivent et ne se relaient qu’à être étayés sur une culture médicale, psychanalytique et anthropologique, engagée[2].
Une des grandes avancées de la psychiatrie est, nous nous en souvenons, d’avoir inventé la politique de secteur. Cette invention, comme toute chose d’importance en ce monde, a un acte de naissance qui renvoie à un traumatisme : celui de la mort importante, faute de soin, d’alimentation souvent, de malades psychiatrisés lors de la seconde guerre mondiale. Au lendemain de la seconde guerre, il était devenu clair que l’asile, dans sa conception ancienne, devenait un lieu mettant en impasse la vie psychique et la vie sociale des patients. Il y eut dès le départ, un mélange d’utopies et de reconductions des utopies humanistes et antialiénistes du XIX° siècle (on se souvient des positions anti-asilaires d’un politique tel Léon Gambetta) et mises en risque de penser et de théoriser la fonction instituante des institutions soignantes. (Audisio, Cadoret, 2001). L’idée de secteur n’est pas venue comme une inspiration céleste. Ses présupposés ancrés dans une conscience politique et militante étaient, au moins doubles :
raccorder l’espace du soin à celui de la cité
plier, en ce qui concerne l’exercice de l’accueil et du soin la dimension politique à la dimension clinique
En France, les mouvements de psychothérapies institutionnelles théorisaient les pratiques et les expériences et ce ne fut pas sans effet sur le rapport des psychanalystes à leurs théories et à leurs dispositifs. Le lien entre l’essor d’une pensée psychanalytique du groupe et de l’institution et les pratiques innovantes en institution de soin n’a plus à être démontré. On se souviendra de Bonneuil, et d’autres expériences (La Borde). On évoquera encore ces patchworks référentiels ou le kleinisme d’un E. Jacques se combinait à la notion de transitionnalité, reprise de Winnicott, dans un affadissement progressif, il est vrai, avec de temps à autre des emprunts aux idées lacaniennes de « sujet de l’inconscient» et de discours.
La folie, à nouveau, pouvait faire scène et adresse. Et, par échappées considérées et prises au sérieux, la parole de la folie a pu trouver ses lieux et ses temps, sans être mortifiée par une assignation à un savoir établi qui dirait, en l’anticipant, ce que le sujet veut signifier.
Toute politique qui touche à la cité contient en elle ses ferments et ses forces de désillusion. Le cœur actuellement n’y est pas ou presque plus. Le mythe fondateur s’éloigne, d’efficace il a pu devenir relique, et de relique, rebut. Un acte de foi dans la vie de la cité soutenait hier cette politique de secteur ; or, aujourd’hui, nous sommes, en tant que soignants de plus en plus préoccupés par la clinique de l’ « a-cité » : celle des grandes exclusions et celle des grandes précarités. Mais, si est rude la mise en brèche des limites internes et externes de l’institué face à l’irruption de cet extrême qu’est le hors limite et la dilution des liens il ne fait aucun doute qu’une telle mise en avant du lien social a changé, dès les années 60, le regard sur la folie et les pratiques. Le patient, loin de se réduire au pur présent d’un tableau clinique, était aussi un être porteur d’une histoire singulière et collective. Et si le projet était bien de doubler le soin immédiat par une reconstruction possible des subjectivités sociales, alors on se rend bien compte que les cultures phénoménologiques et psychanalytiques se trouvaient avoir droit de cité dans cette politique. Autrement dit, pour qu’elle puisse être menée à bien, ladite politique de secteur a supposé des acteurs de soin qualifiés et formés, ruche d’une culture qui ne pouvait se limiter ni au thérapeutique médical ou infirmier et qui incluait les retombées des cultures politiques et psychanalytiques sur les rationalités soignantes, singulières et individuelles.
Cet enjeu d’humanisation du soin ne pouvait avoir comme condition qu’une psychiatrie fortement soutenue dans son originalité et son audace par les pouvoirs publics. Évidence, mais évidence qui a échappé aux politiques de santé successives qu’elles soient de gauche ou de droite. Le démantèlement de la psychiatrie, processus qui en ses débuts n’a pas alarmé beaucoup de monde parmi les psychanalystes (hors sans doute M. Mannoni et M. Fourré), a bel et bien débuté sous un gouvernement socialiste nanti d’un ministre de la santé communiste !
Afin de mieux situer les nouveaux paradoxes que rencontre ce qui reste des politiques de secteur, je propose donc le terme de « a-cité ». Psychologue clinicien et psychanalyste, travaillant en centre Hospitalier Spécialisé, je désigne par là un véritable glissement de terrain dont doit prendre acte la politique de secteur, politique que je défends, tout en regrettant la fossilisation dans laquelle elle se trouve le plus souvent. Le glissement de terrain est le suivant. Conçue au départ pour intégrer la vie de la cité à l’effort de soin et de prévention, voulue pour aménager, de nouveau, des passerelles de vie possibles entre le « fou » et la ville, cette politique doit maintenant prendre en charge de nouveaux processus de recomposition et de décomposition des liens, des solidarités, des identités et des appartenances dans les nouveaux lieux de vie et d’habitations contemporains. Il n’est en rien évident que les lois de la cité jouent dans ces nouveaux espaces urbains. Le mouvement était ainsi, presque inexorable. À mesure que les textes fondateurs de la politique de secteur allaient définir la cité en s’en appropriant un modèle idéalisé afin de raccorder le sanitaire au social, à mesure qu’elle définissait le propre de la cité, elle eut affaire au contre-jour de ce modèle : la déliaison urbaine et sociale qui préludait à une déliaison psychique. Ainsi, il a bien pu s’établir dans nos Mondes contemporains, une sorte de destruction de la cité qui ne corrompait pas l’ensemble des rapports sociaux, mais qui les amollirait et finirait par détendre leur ressort. Ce qui reste aujourd’hui de la cité dans l’existence concrète des populations reste, en effet, à établir.
6. Violences
Nos institutions psychiatriques seraient-elles plus que par le passé, des lieux violents ? les nouvelles contraintes « économistes » au diagnostic et au suivi thérapeutique feraient-elles violence au patient ? Ces deux questions s’actualisent et se dramatisent dès qu’il est question des nouvelles stratégies de soin (accès aux soins, mode de traitement) en direction de la psychose. Ce qui, dès lors, me paraît significatif est la dimension institutionnelle du soin, en ce qu’elle offre ou pas la possibilité à certaines transférances de prendre le temps, de s’articuler en des directions temporelles. La fonction institutionnelle de temporalisation est au cours de mon propos.
La réduction de la psychiatrie a la seule médecine, de la folie à la seule maladie mentale, du soin à la seule santé mentale, et, enfin, de la vie psychique et de la conflictualité psychique à la seule souffrance psychique, ne permet en rien le dégagement d’un surcroît de rigueur et d’humanité dans le traitement de nos patients. Bien au contraire, exclus des temps psychiques des transferts et des étayages, ces derniers surtout s’ils sont psychotiques, se retrouvent de plus en plus rejetés au dehors, quand ils ne viennent pas à se retrouvent « traités » par d’autres dispositifs institutionnels de droit commun que sont, par exemple, les systèmes carcéraux.
La crise contemporaine des mécanismes de solidarité sociétale ruine le plus souvent l’espace conventionnellement établi de la cité. Il est dans les franges de cité et de l’ « a-cité » des zones de solidarités insoupçonnées et des parcelles d’exclusions terrifiantes. Cette irruption de « l’a-cité » dans la cité est précisément le fait nouveau, le nouvel aléa des subjectivations sociales qui devrait nous interdire de positiver tout dehors asilaire comme étant un espace d’autonomisation progressif du soi. Ces oppositions binaires, de « bon sens » qui opposent le dedans asilaire (lieu du repli et de l’aliénation aux dispositifs de soin) au dehors dans la cité (lieu supposé favorable à l’autonomie et à la responsabilisation du patient) ne servent que très peu à une pensée clinique des espaces de transferts que canalise et vectorise la prise en charge institutionnelle de la psychose. Mon inquiétude est vive à constater l’intolérance grandissante des structures dites « transitionnelles » (clubs thérapeutiques, CMPP et CATTP) à supporter l’installation de patients au sein de ces dispositifs, sur le moyen ou même le long terme. Une façon toute disciplinaire de penser la psychose, en la réduisant à une absence de limites, réduira la temps de la prise en charge du patient dans ces espaces à celui d’un apprentissage social où on apprendra enfin à l’infortuné psychotique à arriver à heure fixe, manger à heure fixe, partir à heure fixe et participer à heure fixe à des activités monotones.
L’institution psychiatrique irait-elle se résorber en un dispositif où un centre d’accueil et d’urgence serait, au mieux, relié, à des ateliers de travail, à des clubs de remise en bonne éducation des errants et des fous. Il s’y oublierait que le seul fil clinique qui circule entre le patient et nous est la parole et nous perdrions de vue qu’une institution digne de ce nom est une institution jamais totalement réduite à son idéologie médicalisée, c’est-à-dire une institution où la vie de la parole, ses aléas, ses dérives et ses surprises est encore respectée. L’institution ne se réduit pas à un lieu qui offre des techniques de soin. Du moins vaut-il mieux qu’elle ne se réduise pas à cela.
Dans le droit fil de la tradition psychiatrique française, et tout particulièrement depuis Séglas, il est possible d’affirmer qu’il n’y a pas d’autre support à la clinique que celui du langage que nous parlons ; autrement dit, un fait clinique dépend du filet dans lequel on l’attrape et ce filet s’appelle un discours. La disparition du rapport langagier au patient signe la disparition de la clinique, et le terme de clinique est facilement galvaudé et appauvri, distordu jusqu’au non-sens, du moment où il est usité pour désigner autre chose qu’un rapport langagier au patient. On ne peut que constater aisément que l’organisation délibérée d’un dispositif clinique rationalisé au profit d’une technicité précipite des constats objectivistes instantanés sans sujet et sans temporalité.
L’institution qui articule des scènes historiques et psychiques, des seuils et des repères, vaut aussi comme un lieu pour un travail de penser (Audisio et Cadoret, 2001). Ce travail parce qu’il nécessite diverses temporalités : voir, comprendre et conclure [3] et il se heurtera, de front ou en contrebande aux divers impératifs gestionnaires. Chaque institution repose sur des strates de culture, prend appui sur son histoire, trouve ses repères dans les valeurs référentielles qui concernent la façon de poser des actes soignants . En ce sens elle permet à un sujet livré à la « désymbolisation » massive de ses rapports aux espaces et aux temporalités de se trouver salutairement assigné à des scansions, à des passages, à des rythmicités. Bref, à des modes de présence et de mises en tensions et en repères des altérités.
Il convient certes d’inventer davantage encore de dispositifs intermédiaires, d’autant plus que nous vivons un moment d’incertitude dans ce qui fait représentation des espaces communs et des mémoires communes. Beaucoup d’ordinaires montages entre l’être et le lieu sont démolis, déchirés (de Rivoyre, 2001, Douville, 2007). Ce dont des errances et des clochardisations psychotiques sont un des signes les plus irréfutables et les plus déchirants (Douville, 2012, Douville et Degorge, 2012). On parle alors beaucoup de souffrance psychique, ce terme dont l’usage récitatif peut finir par masquer tant de choses, souvent dans l’oubli que si le mot souffrance signifie « douleur », il désigne aussi une attente. Attente de point d’accueil, c’est-à-dire de présence. La souffrance psychique n’a pas besoin de compassion, mais elle réclame une mise en place de lieux et de réseaux de prises en charge qui calment ce que le dehors peut aussi avoir de captateur et de persécutif. Ce n’est pas en faisant l’impasse sur les expériences innovantes qui se sont produites et se produisent en psychiatrie publique qu’on y verra clair. Comment maintenir une possibilité de questionnement ?
Le scientisme n’est pas ici, on l’aura compris, le nom que je donne à la science, il est le nom de la rationalisation d’enjeux gestionnaires qui dénient la dimension anthropologique de la souffrance psychique, et des institutions qui pourraient encore l’accueillir sans se laisser museler et troubler par des impératifs d’évaluation et de rentabilité.
Ce qui préside à un type de psychiatrie scientiste, et à prétention hégémonique, serait non l'aliénation au discours de la science, soit au discours du Maître que Lacan développe à partir de la célèbre dialectique hégélienne, mais bien au discours du capitalisme. Mais une fois de plus, ces modélisations structurelles semblent, à leur tour, presque désuètes. C’est bien l’horreur voire l’ordure des sociétés marchandes qui nous revient en pleine face, dans ces mises à la casse actuelle du corps, de la parole et du lien (Gori, 2011).
Le réel de ces effets excluants sur le psychisme et sur la façon qu’ont beaucoup d’hommes et de femmes d’aller mal pourrait-il permettre de repenser l’institutionnel, voire de le défendre. L’enjeu d’une clinique en institution de soin est précis : prévenir à retrouver le sens interne et transgénérationnel des souffrances et des discours (voire des délires). Une « souffrance psychique » dit aussi la souffrance d'un lien et d'une fondation du sujet. Il est vrai que les phénomènes massifs d’exclusion et de grande misère ont comme débordé les stratégies contenantes des institutions existantes. Il est encore vrai, répétons-le, qu’une clinique de l’obscène (et de l’hors scène) insiste de plus en plus qui porte question, frontalement, à ce qu’est aujourd’hui, pour une part de plus en plus importante de la population le fait de se relier à des espaces urbains, communautaires, à de la cité. On conçoit qu’une politique de soin en direction de la cité soit sévèrement mise à l’épreuve par ces cliniques de l’a-cité.
7. Étayages
Michelle Cadoret et Michel Audisio ont montré comment l’institution est lieu de mémoire, de mises en inscriptions de traces, ils ont pris appui sur le fait qu’elle présente et articule des différences signifiantes, qu’elle permet d’entendre dans la souffrance psychique, la dimension du sujet aux prises avec l’Histoire (1996). Définir avec eux l’institution comme « terrain anthropologique » est alors, non pas une invitation à ethnologiser les conflits qui s’y passent, ou à verser dans une anthropologie appliquée, bien que cela reste à la mode, mais à entendre et à formaliser en quoi l’analyse d’une institution n’est pas de même nature que l’analyse d’un groupe ou d’une organisation. Une psychosociologie éloignée de toute référence aux notions freudiennes de fantasmes, de scènes, de transfert et de pulsion ne peut ici que confondre vie psychique institutionnelle et psychologie des groupes. Elle ne peut que réduire des pratiques sociales à des techniques de gestions des individus.
Or, en France du moins, la psychothérapie institutionnelle a ouvert à la compréhension de ce que les fonctions qui s’articulent dans une institution ne sont pas uniquement des fonctionnements mais aussi des fantasmatiques, des scènes où l’intérieur et l’extérieur communiquent, se superposent, se contaminent parfois. L’institution soignante, à la mesure où la politique d’écoute et de soin qui s’y mène est référée à la théorie du transfert et du fantasme, se voulait et se veut un espace où se dépliait la capacité de lien dont pouvait faire preuve le « fou ». Si elle ne devient plus rien d’autre qu’un dispositif d’observation, ou un lieu de transit, alors sera liquidé, évacué et tenu pour rien ce que nous enseigne la capacité transférentielle des psychotiques. J’enfonce le clou et précise encore qu’avant de se bercer avec la lancinante question de l’aptitude au transfert des psychotiques, prenons en considération le don qu’ont nombre de patients psychotiques à expédier ceux qui tentent de les entendre et les soigner sur le divan d’un psychanalyste.
Okba Natahi soulignait, en 1999, qu’au couple « raison-déraison » se substituait le couple « raison-gestion » (O. Natahi, 1999 page 44). Jean Ayme prédisait, en 1993, que « La cohorte des névrosés et des psychotiques irréductibles à cette psychiatrie scientifique sera confiée à un système néo-asilaire ». Il est à redouter que, sous les coups de boutoirs de la psychiatrie scientifique et d’un humanisme politiquement correct, la psychiatrie régresse très rapidement. Qu’elle se fissure entre des institutions qui copient le monde du travail et sa cruauté, et des néo-asiles. Une telle partition se fera au détriment du maintien et du développement de lieux où s’expérimentent, dans des régressions nécessaires à des symbolisations, des rapports au temps et à l’espace, au corps et au nom, à la mémoire et à la trace.
Ni la référence à l’efficacité, ni, non plus, la centration sur une victimologie qui psychologisant tout, oublie de se confronter à l’énigme de la folie, ne nous permettront de « tenir » de tels lieux. Nous ne pouvons accueillir, entendre, accompagner, voire soigner la psychose si nous adhérons aux idéalités efficaces et gestionnaires de notre monde libéral dit « post-moderne », monde dont l’idéologie comportementaliste est, dans les professions qui sont les nôtres, le bras armé.
Ce sur quoi il est impossible de revenir, à moins de dénier en bloc les bouleversements institutionnels de ces vingt dernières années, est de tenir pour peu ce qu'un travail en secteur amène avec comme possible lisibilité de la consistance anthropologique des liens Folie/Malaise. Que la folie est là comme un possible est ce qui ne peut légitimer la psychiatrie de n'être qu'un pur management scientiste et médical.
Aujourd’hui, il est fort à craindre que le déclin de la culture psychanalytique et l’effacement de son influence sur la mise en place des dispositifs institutionnels, mènent à une mise sacrificielle des enjeux psychiques et sociaux de la psychose. Il faut défendre l’Institution en tant que processus de lien, de contenance et de pensée. Il faut aussi la défendre en tant que lieu de transmission de la psychanalyse, loin des convenances doctrinales et des fidélités de circonstance aux « surmoi » bureaucratiques et charismatiques.
Un dernier mot, pour relancer. L’actuel débat justement polémique à propos du statut des psychothérapeutes ne peut plus se passer d’une prise de position militante en faveur de l’institution soignante comme un des lieux privilégiés d’exercice et d’invention de la clinique psychanalytique, et non de l’expertise médicalisante à coloration psychanalytique. Cette clinique n’a pas pour objet de réduire l’effet de la folie sur les dispositifs et les espaces soignants à une mise en tableau figée, fixiste. Moins la possibilité de donner vie à des espaces intermédiaires sera obtenue et défendue plus se développera un traitement technicien et expertal de la psychose. Ne nous y trompons pas, il y a également dans l’arsenal conceptuel de la psychopathologie psychanalytique de quoi objectiver et réduire au déficit la folie. Et la situation de la psychanalyse en institution risque de se réduire à une peau de chagrin si elle ne donne lieu qu’à une clinique contemplative ou qu’à des compromis intenables dans de vaines interdisciplinarités scientistes.
Il faut défendre l’institution et lutter contre la réduction de la psychiatrie à une santé mentale, ce qui ne peut que se doubler de la réduction de la psychologie clinique à une psychologie clinique de la santé. Cette lutte concerne les cliniciens psychiatres et psychologues, avec et au-delà de leurs spécificités de formation. La psychanalyse, et dans une moindre mesure l’anthropologie seraient ici les deux disciplines transversales, aptes à donner à cette lutte son corps de doctrine à mesure de leur puissance à interroger le politique et à dialoguer avec lui.
C’est au cœur de la clinique que nous rencontrons un irréductible du fait psychique qui a pour nom symptôme, alors que nous assistons à une prolifération de termes tels que « troubles », « conduites », « comportements », « fonctions ». Nous avons voulu compte de l’exigence d’une clinique du cas qui ne se laisse pas réduire à une évaluation des troubles, de l’humeur ou des performances.
Olivier Douville
Références
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[1] sis dans l’Etablissement Psychiatrique Spécialisé de Ville-Evard, ce 10° secteur fut dirigé par Madame le Dr. Goujeon, il l’est de nos jours par Xavier Lallart. J’assure encore quelques supervisions dans le 18° secteur (Mm. le Dr. Evelyne Lechner) de ce même hôpital.
[2] D’où la nécessité de réunion d’élaboration des pratiques, réunions qui ne doivent pas nécessairement être animées par une présence surplombante et extérieure.
[3] Je fais allusion aux temps logiques selon J. Lacan