Période adolescente et modernité [1]

Par Olivier Douville

Introduction

Il semble presque trop aller de soi de faire entrer en coïncidence les notions d’adolescence et de modernité, tant l’univers adolescent renvoie à un moment irruptif, au changement menant à une nouvelle saisie de soi et qui fait brisure dans la continuité de l’histoire singulière et collective, mais insiste la question de ce qu’il convient de situer par ce terme de modernité ? Désignons-nous par ce terme un moment ; celui des temps modernes, celui de la vie moderne ? ou visons nous plus encore à rendre compte ainsi d’une exigence «rimbaldienne » celle d’une impatience à être moderne , celle d’une nécessité d’être moderne ?

La "modernité" n'est pas une notion sur universelle ou générique; elle est en grande part déterminée par des processus de globalisation et de mondialisation. Elle suppose un dépassement de tout définition du subjectif qui ne l’enferme pas dans l’écriture et la logique binaire du moi et du non moi. En ce sens, l’articulation toujours inconfortable, et polémique souvent, de l’identité avec l’altérité se dépasse par la possibilité et la chance donnée par les configurations sociétales aux registres de la pluralité et de l’hétérogène. C’est là un premier repérage, mais il appelle immédiatement sa contradiction. Les discours sur la modernité, si fréquents dans nos milieux, si stéréotypés souvent, oscillent souvent entre une allégresse un peu forcée, et un pessimisme esthétisant [2]non dénué des préoccupations moralisantes lourdes d’un pathos déploratoire qui se trouve parfois pimenté de considérations prophétiques sur les diverses processus de désymbolisation. La globalisation des modes de production et des impératifs de moralisation de l’existence est une réalité mais elle est solidaire d’une extension des lignes de fractures, et des logiques de ségrégation de plus en plus drastiques. Au point que parler de modernité en tentant de repérer ce terme au moyen d’une périodisation de l’histoire humaine est une tentative qui donne plus de fausse clarté que de réel tranchant. Il est net que depuis la Shoah, l’idéal moderne, rationnel et universel des Lumières (dont on trouverait une préforme matricielle chez Descartes) a été entamé radicalement et s’est trouvé à ce point laminé que beaucoup de sociologues parlent plus aisément de post-modernité ou de surmodernité (par exemple Baudrillard [3] ou encore Augé [4]). De façon très suggestive, encore, Gauchet et Descombes prolongent l’analyse de la modernité et de la dite « postmodernité » par l’usage du grand thème wébérien de « désenchantement du monde », désenchantement qui affecte nos grands récits et nos grands mythes[5]. Les destins de notre condition post-moderne seraient-ils alors non tragiques mais absurdes ? Et c’est bien en ce point que se situe la réflexion psychanalytique lorsque qu’elle prend comme objet nos mondes contemporains, elle se situe au sein d’un nouveau malêtre (Kaës, 2012) [6] qui ébranle notre monde et celui dans lequel vont vivre nos descendants. Une forme de mélancolisation du lien social s’affirme. Il suffit ici pour soutenir une telle hypothèse d’évoquer les moments du triomphe de la destructive de la parole et de l’altérité ayant posé dans l’histoire leur marque catastrophique, mais aussi les garanties usuelles du sujet se trouvant en état de mutation et semblant affectées par une érosion, enfin, les atteintes frénétiques portées à la subjectivité sous couvert d’une objectivation et d’une évaluation scientiste de l’existence. L’analyse de cette mélancolisation que j’ai tenté à quelques reprises [7] mènerait qu’à une impasse pour la pensée et qu’à un pessimisme confortable et péremptoire si nous ne nous donnions pas les moyens d’opérer une distinction entre ce que les sociologues peuvent nous apprendre sur les fabriques contemporaines du lien social et des subjectivités et les lois de la subjectivations référées aux processus inconscients et aux aléas du désir. Autrement on risque de confondre le constant sociologique et anthropologique qui désigne, selon certains spécialistes de ces disciplines, la casse des fabriques de subjectivités, avec l’inexistence d’un sujet de l’inconscient. Cette confusion fréquente est la source peu tarissable de ces antiennes lassantes prophétisant des psychoses ou des perversions généralisées, thèmes commodes mais dont on voit mal quelle place ils réservent à ce que le psychanalyste peut dire, à partir de sa pratique propre, des mutations et des transferts affectant la vie psychique, de ce qu’il peut entendre des nouvelles articulations entre les formes sociales et culturelles de la subjectivité et les dimensions du désir. Si avec Freud et Lacan nous ouvrons la spéculation sur la rencontre entre le social et l’inconscient non seulement en ce qui concerne le Moi (ceci éloigne l’anthropologie psychanalytique de la psychologie culturelle et des dogmes des écoles culturalistes) mais plus impérieusement dans les champs conceptuel du Surmoi et le jouissance, alors conviendrait-il d’introduire la notion de « plasticité ». Le projet de ce texte serait alors d’illustrer l’idée que pouvons avancer que le caractère de ce qui est moderne, se présentant à la fois comme urgence et comme situation pour la génération qui vient, provient d’une résistance désirante à cet effet double de généralisation des ségrégations sur fond d’abrasement des différences. Loin de déplorer l’instable, nous y verrions une situation actuelle qui concerne la possibilité nouvelle de chacun à s’exposer à autrui.

La condition éthique contemporaine serait alors de faire le deuil d’un idéalisme universaliste pour prendre appui sur l’angle d’attaque que la psychanalyse fait subir à l’anthropologie, soit démontrer que le propre de la condition humaine est précisément une incondition structuale du sujet dans le corps et dans le langage en raison de l’anomie du sexuel[8]. Serait moderne ce qui invente une possibilité de « plasticité » [9] entre cette incondition de structure et la condition historique et économique de chacun. Ce qui renvoie à la notion même de style. Le terme de « moderne », alors, ne se confond plus nécessairement avec celui de « contemporain » ou d’ « actuel ». L’interchangeabilité primerait alors sur l’échange ce qui introduit à une flexibilité et une interchangeabilité générale de la condition moderne La modernité peut être entendue comme le nom d’une situation autant logique que chronologique. Elle provoque l’incertitude, ouvre de l’énigmatique, et laisse ouvert des bouleversements dans le rapport au corps et au langage.

La modernité ainsi posée comme une création plastique va creuser le contemporain, le mettre en émoi, et en cela, s’il y a vraiment un âge de la modernité, c’est l’adolescence. L’adolescence est non seulement un âge de la vie, c’est aussi un âge de la culture. Serait alors moderne, ce qui va produire de l’événement c’est-à-dire une forme de mutation dans le langage, en suspens de ses conditions de monumentalisation. Un tel processus permet, en une façon de récupération, que puisse s’écrire des nouvelles façons de retrouver des liens, toujours souples et ratés, entre jouissance et langue. Est moderne ce qui fait événement dans la langue, en tant que cet événement rappelle mais en la dynamitant la langue maternelle. La modernité cela peut être aussi bien Rutebeuf que Rimbaud, Rimbaud que Melville, Madeleine de Scudéry que Sarah Kane).

Convoquer la poésie pour penser et éprouver quelque chose de juste à propos de l’adolescent peut nous aider à nous déshabituer d’un modèle strictement psychopathologique de l’adolescence qui n’y verrait que crise ou comme un moment de fragilité. Oui l’adolescence est une crise et un moment de fragilité. Mais il ne suffit pas de dire cela et de l’envisager ainsi. S’il y a à un moment mutation, alors se pose la question de l’accueil que l’actuel de la culture et du politique réserve à cette mutation.

Mutations

On voit alors certains adolescents s’enfuir dans des passions auto-sacrificielles,. Ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’il va se jeter à corps perdu dans des histoires d’amour et il est permis de penser que lorsqu’un jeune connaît une histoire d’amour il sort de l’adolescence. Une autre forme de risque, plus répandue encore se situe dans ces passions adolescentes pour s’approprier le corps par le truchement de la marque. Des “petites coupures” qui souvent sont fabriquées pour soulager d’une tension corporelle peu supportable. Là, il est à craindre qu’il soit tenu des propos trop rapides dans la lecture anthropologique de ces scarifications privées ? C’est aller un peu vite, un peu trop vite alors deux ordres de questions peuvent nous guider. La première s’impose d’évidence : ces marques sont-elle à lire ? He bien non, elles ne le sont pas toujours. Elles sont soigneusement camouflées ou alors elles fonctionnent dans un tel piège à regard qu’on ne voit plus qu’elles et plus du tout le sujet. Mais être en quelque sorte fasciné par un trait, par un graphe, par une entaille, ce n’est certes pas la lire. En d’autres termes, ces marques défient la lecture.

Et si on essaie maintenant, une fois que notre prétention surplombante à lire tout signe sur le corps comme une signature de soi ou comme une supposée « écriture de soi » ; eh bien on se rend compte d’autre chose : que l’adolescente et l’adolescent essayent de congédier hors de lui, hors d’elle, l’informe du corporel. De faire tenir, non pas une marque sur un fond comme l’on pourait d’un trait de crayon biffer une feuille blanche, mais de faire tenir un point-limite qui découpe le corps et qui y opère une partition. C’est une fois accomplie cette operation de coupure que le jeune commence à se voir et peut-être à s’entendre. Ce n’est pas seulement que certains adolescents donnent le sentiment, en ponctuant d’actings leur conquète d’un point d’où ils pourraient s’appartenir, c’est surtout que la nouvelle irruption d’un reel où s’intriquent le sexuel et la mort, néessite une nouvelle qualification symbolique des objets partiels. Se tracent des lignes de démarcation, certes précaires, entre un corps que le jeune domestique et qu’il peut s’approprier ne serait-ce que parce qu’il est resserré sur la source monotone d’une excitation continue et un autre aspect du corps que le jeuine tente de congédier et de mettre au loin. Il tente de ne pas se laisser affecter par un corps d’excitation dont il ne veut rien savoir. Souvent ce que le jeune homme ou la jeune fille ne veulent pas inclure dans l’image idéale de leur corps iconifié fait signe et insite dans l’insistance de ces substances que les anciens nommaient « humeurs » soit le sang, le sperme, la sueur. L’adolescence est un grand moment de solitude animée et d’errance des humeurs et des substances. Et le jeune, voué à la métamorphose et y arrivant parfois si mal, est un sujet qui s’embrouille dans les registres du réel de son corps, du symbolique de sa filiation, de l’imaginaire de son image. C’est en ce point surtout que la singularité de chaque rapport au corps doit être accueillie et entendue. Les anciens montages pulsionnels de l’enfance, conservés dans le gel si sérieux de la latence sont en perte d’efficacité, les anciennes coupures pulsionnelles peuvent cesser d’être efficaces. Les anciens refoulements sont contraries, laissant le sujet en prise avec l’objet qui, alors, peut cesser de ne pas apparaître et surgit en antagonisme du sujet au moment où ce dernier reprend, à nouveaux frais, les opérations d’écriture de sa division. Cette opération discursive, que nous nommerons opération de “plasticité” va contrer la derive de l’adolescent, viré à des orgies de désidentification. Elle suppose pour s’effectuer que le jeune puisse trouver un lieu, entre repetition et surprise, où faire entendre ce montage qui articule jouissance et image du corps. Ce qui s’invente alors est un bord, soit une limiteà la jouissance et pour la jouissance, une séparation non sacrificielle cette fois d’avec ce qui déborde l’image du corps. C’est en cela que la situation psychanalytique offer un point dans l’Autre où trouver accroche et refuge, point oxymorique donc entre répétition et invention.

L’usage de l’anthropologie des rituels ne doit pas ici nous égarer et nous faire perdre de vue cette orientation particulière des operations métapsychologiques propres à l’adolescence. C’est ainsi que parler de « rites de passage » pour des conduites où se découvre le goût de certains adolescents pour conférer à l’objet un pouvoir et presque un droit de vie et de mort sur eux est totalement faire l’impasse sur le montage, en de tels cas fort précaires , entre les pratiques symptomatiques du corps et les images et pratiques collectives de ce corps. Donner à l’objet le pouvoir de régner en maître est bien ce que la clinique rencontre dans cette passion pour le rien de l’anorexie ou pour le « fort-da » mélancolique (exalter/détruire) propre à l’usage compulsif de l’objet toxique. Ici, cette façon de pouvoir sidérant de l’objet sans médiation sur le sujet, est à peine désigner par ce terme d’addiction quand bien même addiction veut dire que quelque chose est figé, quelque chose se répète de la vie psychique du jeune, soit en terme d’anesthésie du psychisme, soit en terme de pouvoir de déferlement des impressions sensorielles et des associations verbales..

La positivation de l’objet sous le pouvoir duquel il se place fait que le jeune se fixe à un lieu qui n’est plus celui de la perte, quitte à repousser, sans relâche et dans une pseudo-perte, ce dit objet dans l’errance infinie d’un point repoussé au lointain. L’errance s’épanche dans l’infini lorsqu’il ne se produit pas de sanction symbolique, quitte, au demeurant, à ce que le sujet, dans des effondrements dépressifs qui peuvent se prolonger si aucune parole adulte ne vient faire mouche, mesure le caractère dérisoire de l’objet et se sente aspiré par un vide, un trou, un vertige auquel l’objet devenu dérisoire ne peut plus faire pièce.

Voilà, en quelque sorte, ce que serait l’adolescent : un candidat au bricolage. Or cela, ce bricolage, pour bien le comprendre, ai-je dû en passer à reconsidérer certaines propositions de Claude Lévi-Strauss. Pour Lévi-Strauss, l’être humain navigue sans nécessairement errer entre plusieurs qualités de langage. D’abord, mentionnons le langage qui fût, en quelque sorte, le rendez-vous obligé de plusieurs moments structuralistes (Saussure, bien sûr, puis Jakobson - le premier Jakobson). Le langage a été l’objet de réductions métapsychologiques qui n’ont pas manqué de réduire représentation de chose, représentation de mot, d’une part, au signifiant, et, d’autre part, au signifié. Mais ce n’est pas le seul langage que celui de la double articulation et Lévi-Strauss amenait quelque chose concernant les groupes humains, puisqu’il n’y a pas vraiment de théorie du sujet chez Lévi-Strauss. Cependant, des strates et des logiques de langages, il en mentinne un aspect decisive lorsqu’il invente l’expression de langage mythopoétique[10] . Qu’es-ce donc ? C’est un langage qui à la fois répond à l’actuel par ce que Lévi-Strauss appelait la « gesticulation des rites », mais qui est en même temps est remis en circuit chaque fois que le groupe doit se remobiliser par rapport à l’origine. Si l’on admet alors que le langage mythopoétqiue contient des signifiants bricolés à partir de la contingence des sensations et des perceptions et de concepts dont ces signifiants sont la métaphore, alors l’on present que le langage mythopoétique agence des restes évènements érigés en rang de scansions mythiques (il serait plus juste de dire mythopolitique) d’une histoire à partir duquel le jeune interroge les lieux où il erre, se replie et fait parfois l’épreuve de sentir inclus dans une communauté de presque semblables.

Je suis tout à fait intrigué par les qualités de langage chez les adolescents qui me parle, en cure, parce que de temps en temps, effectivement, à la manière de l’urgence poétique, ils « poussent » la langue vers la poésie, à chaque fois faisant mouche. Le langage adolescent cherche un langage qui ne décrit pas le monde, mais qui continue à pouvoir enchanter le monde. C’est-à-dire que ce langage ne vise pas à réduire le monde à un objet de connaissance, mais à transmuer le scandale du réel en charme d’une énigme. A faire en sorte que le monde puisse encore permettre de rêver le corps. Ce langage adolescent est un langage qui va, par exemple, bricoler, utiliser certains termes dans leur polysémie, les utilisant parfois dans le sens qu’ils ont, les convoquant à d’autres fois dans la musique qu’ils recèlent, les tordant dans un code musical qui célèbre cette présence au monde codée en termes de son, et non seulement en termes de sens. N’oublions pas que ce qui est intolérable pour beaucoup d’ados, c’est d’entendre dans l’émission de leur voix le ton, l’accent , la prosodie de la voix du père ou celle de la mère. Alors, en contre-coup, ils sont nombreux à vouloir investir la voix en tant que ça fait surgir du neuf ; seulement, le neuf radical il faut bien le référer à quelque chose. Si ce qui surgit avec la voix est radicalement sans antécédents, devient radicalement périlleux.

Il fut beaucoup parlé du rapport de l’adolescent à la musique. Dans le rapport de l’adolescent à la musique, une prétention n’est pas toujours entendue et correctement située qui est de faire du langage la rythmicité d’un monde, la tonicité d’un monde. C’est-à-dire de faire du langage un miroir du corps qui ne se réduit pas à l’image visuelle du corps. On pourrait avancer ici, par exemple, que le rap fait voler le continu en éclats précis et qu’il le fait en donnant une valeur au discontinu. On rajoutera alors que cette valeur que prend discontinu ne renvoie pas seulement à l’immédiate pulsionnalité du corps, mais qu’elle renvoie aussi à ce qui fait brèche dans le compact des énoncés et des énonciations. Y font alors retour des histoires culturelles avec des ré-émergences de langue refoulée, de langue tue et de langue oubliée. Ce qui est intéressant dans une musique est la façon dont elle accueille le discontinu en créant de l’ouvert. Le rap accueille le discontinu en hébergeant, dans l’inflexion des voix, du rythme et des corps, une langue interdite de séjour. Le Rap donne séjour à ce qui serait interdit de séjour. Y prend corps et figure une traduction du pulsionnel, c’est-à-dire un savoir. Et ce savoir comme mixte de l’arché et de l’inédit résiste à cet d’abrasement du langage par la logique consumériste qui accable tout discours et tout lien. Jacques Lacan, parlant du discours du capitalisme disait que le discours du capitalisme a ceci de particulier qu’il abrase, qu’il endommage les choses de l’amour. Et c’est ainsi : un adolescent a besoin d’être aimé par la langue, d’inventer un point chez l’autre qui organise sa possibilité de métamorphoser son corps et de reprendre corps. L’adolescent est un bricoleur qui balance se flux tendu de ses expressions et ses ressacs de secours entre les trois niveaux de langage tels que Lévi-Strauss les a distingués et utilisés : le langage musical, le langage mythopoétique et peut-être le langage ordinaire.

Ce qui peut nous retenir ici serait ces inventions de langage, propres à l’adolescence à la recherche de lieux, de marques de traces. Prenons cela un petit peu comme une boussole et venons-en à des rélaités peut-être plus concrètes , au vif de la pratique du psychanalyste

Abord anthropologique

J’en viens à postuler que l’adolescence puisse être envisagée comme moment de subjectivation de la dette. Un enfant n’est pas tant que ça dans la dette, l’adolescent en revanche va se compter comme un héritier, il va se trouver dans la nécessité de rencontrer un principe d’ancestralité jamais réductible aux figures convenues de son roman familial. A l’adolescence, le sujet découvre comme une nécessité la jonction entre la mort et le symbolique. Et, du même coup, il découvre quelque chose de sa chair Qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire que l’adolescent, dans sa maturation sexuelle, doit psychiser son corps, il rencontre une nécessité de psychiser le corps, de psychiser le sperme, de psychiser les menstrues, bref, de psychiser ce qui sort du corps et qui peut être porteur de vie et donc de mort. La psychisation de la mort à l’adolescence, elle ne se fait pas in abstracto, elle se fait parce que le corps adolescent rentre dans une fiction des corps et dans une généalogie des corps. Elle revisite, reprend et redispose généalogie qui est sous-tendue par des modèles idéaux : la féminité, la virilité, des modèles qui sont plus ou moins stables ou instables et qui passent toujours par des constructions antérieures en les révisant. Les prenant à nouveaux frais et les tamisant, l’adolescent va autrement et plus loin, il ne peut pas se limiter à imaginer que son corps en tant que corps vivant a été posé dans le par le simple exercice d’une pulsion partielle, ce qui le ressort des théories sexuelles infantiles pour lesquelles la fabrication d’un nouveau corps est le résultat d’une pulsion partielle : fustigation, anale. Non que tout cela soit aboli, mais au contraire c’est refoulé : les théories sexuelles infantiles sont encore à l’œuvre dans nos conduites sexuelles et dans nos demandes à la science, bien évidemment. Pourtant autre chose qui va dédoubler les figures parentales. Il a été dit souvent que la période de l’adolescence se signe par un changement d’imaginarisation de l’Autre, soit un passage de l’autre parental, à l’autre de l’autre sexe - et c’est une thèse que je partage avec Jena-acques J Rassial [11] . Se produit alors un dédoublement de l’autre parental, le père n’est plus simplement ce père de la puissance, ce père qui est celui qui fonctionne et qui fait fonctionner et qui est mis en scène dans le fantasme fondamental (on bat un enfant dans les théories sexuelles infantiles). Le père de l’adolescent est aussi capable de supposer qu’il est organisé par la castration, non pas parce qu’il serait une pauvre cloche mais parce que la castration c’est la loi commune qui circule entre les uns et les autres. Du coup, ce père là, c’est un père qui n’est pas simplement cette espèce de père réel, puissant, ce père qui s’affirme dans la vie du sujet par la puissance de l’écho de sa voix, la puissance de ses gestes, de l’intimidation de sa présence, mais c’est également un père qui est là, comme cause, une cause psychique, pas comme cause pulsionnelle, c’est un père qui est traduit par l’inconscient, c’est le père à qui peut-être de l’amour est dû, de la haine est réservée, mais ces deux aspects du père, le père de la puissance et le père de l’adolescence se croisent. Voilà ce que c’est que l’opération adolescente. Et là, le social est concerné. C’est-à-dire qu’à partir du moment où l’adolescent se fabrique comme un être de culture, alors la question de l’origine quitte le nid familial, la question de l’origine prend les couleurs du mythe, elle peut prendre les couleurs de l’épopée, elle peut prendre en tout cas elle nécessite un récit qui articule les unes aux autres les générations dans un maillage, dans une filiation. La notion de filiation est tout à fait prépondérante à l’adolescence.

Et pour beaucoup, la filiation est en errance..

Mort et filiations

La dimension de la filiation implique trois registres d’inscription de la mort. Généralement quand on parle de registre, il est commode de se livrer à un petit exercice qui consiste à parler du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Osons alors de formules qui sont moins des définitions exhaustives que quelques points de repère, assez simplistes, je l’admets volontiers. Le réel ce serait « il y a… », ce qui résiste au discours. L’imaginaire c’est « il y a deux »… C’est tout à fait important qu’il y a deux. Et le symbolique, c’est : il y a quelque chose qui nous permet de remédier à cette tension nécessaire, vitale mais insupportable avec l’autre.

Ce sont des repères extrêmement faciles, simples ; ils ont ceci d’utile qu’ils nous évitent, par exemple, de dire « le corps c’est le réel ». Non, le corps ce n’est pas réel, le corps c’est une intrication de certains registres. Mais j’y reviens, par exemple pour la mort… la mort réelle on s’imagine savoir ce que c’est. Et beaucoup d’adolescents se mettent à l’épreuve de la mort réelle. Des adolescents qui n’ont pas réussi à trouver ce passage entre le roman familial et le mythe, la mythologie d’eux-mêmes, peuvent se mettre en état de mort réelle. Ce qu’on appelle, pour faire joli, la traumatophilie, une appétence au trauma, c’est simple. J’y reviendrais…. La mort imaginaire nous l’appréhenderions au plus vif dans quelque chose qui la symbolise déjà soit ce moments de demande intransigeante à l’autre : « est –ce que tu m’aimes ? est-ce que tu m’aimeras bien ? est-ce que tu m’aimeras si je suis mort ? etc…

La mort symbolique, c’est autre chose. Nous pourrions la définir comme cet opérateur qui lie et qui disjoint les générations. Et puis ce triangle extrêmement simple on va le voir jouer dans les registres du corps, dans le registre de la sexualité et dans le registre du langage.

Filiation et modernité

Or, il n’est pas complètement erroné de délier les notions de « modernité » et de « génération ». Un des impératifs du moderne reste un idéal de l’auto-fondation. Un des impératifs du moderne c’est la complétude de la personne dans la production et la consommation d’objets, évidemment jamais satisfaisante, qui sont toujours interchangeables, qui sont mimétiques les uns aux autres. Des esprits empressés pourrait ici avancer les clichés d’un monde sans limite, d’une jouissance sans bord, etc. C’est aller bien trop vite. Comment ne pas voir que nous sommes dans un monde contemporain où la prégnances des contraintes collectives et aussi forte que dans une autre, sinon il n’y aurait pas de société mais où règne, en contradiction avec ces limites et ces liens une représentation hypertrophiée de l’autonomie de l’individu. Si une lecture rapide de ce que Lacan nomme discours du capitalisme permettrait, à tort, d’évoquer une équivalence irresponsable et délétère entre sujet et objet, chacun se faisant un devoir insouciant de se confondre avec la flexibilité des flux de la circulation de l’objet et de se régler sur la satisfaction qu’il en retire afin d’éprouver une consistance de son être, nous pourrions, à l’inverse, considérer que cette récupération d’un poids d’existence par le rapport à l’objet viendrait plus exactement attester d’un alourdissement exténuant de sa responsabilité et de sa précarité. A chacun de se prendre en charge, en quelque sorte. L’on pourrait alors se demander si parmi les modes de détermination du sujet nous ne sommes pas dans des grands affrontements actuellement entre les sujets qui se déterminent par la lettre – une certaine littéralité, un certain attachement au texte, ce sont des enfants du texte, mais tout à fait intraitables - et des sujets qui se déterminent par l’objet. Ces deux modes de division du sujet, l’un par l’objet et l’autre par la lettre, ne rentrent –ils pas dans des états de crispation, accentués par le fait que l’identité est également une marchandise et qu’on achète son identité sur les grands marchés idéologiques qui fonctionnement comme de grandes entreprises. Notre modernité est une modernité de l’entreprise ; les Etats maintenant ne sont pas dirigés comme des états mais comme des entreprises et il faut se demander la dégradation de l’homme d’état en chef d’entreprise sera totalement, ou pas, à l’ordre du jour.

S’il se produit une réduction du politique à l’entreprenarial, alors quelle valeur peut avoir l’argument d’un sujet qui rentre sur la scène du monde social, du monde politique comme le fait l’adolescent avec une construction de son identité qui passe au fond par sa dignité généalogique. Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction flagrante entre un impératif managerial d’être moderne, auto-fondé, avec comme argument d’autorité les objets que l’on peut acquérir et la version d’autorité du sujet qui se définit par sa filiation. Au fond si consommer c’est exister, alors nous sommes dans une pression tout à fait importante à l’auto fondation.

Or les adolescents sont non seulement les témoins mais aussi les symptômes de ce dilemme Aussi leur rapport à la mort ne se confine pas à la situation de se savoir mortel, mais atteint-il cette épaisseur et cette urgence anthropologique qui est de se savoir le descendant de générations qui ont négocié quelque chose du rapport à la mort. Voilà quelle pourrait être définition de la génération avec laquelle l’anthropologie du contemporain va interroger et prendre soin de la génération qui vient[12]. Or, comment se détacher à l’adolescence là du vertige de la mort afin de s’inventer un destin ? Comment supporter la condition de vivant ? Là aussi, se profile un entrelacs d’enjeux et de défis que rencontre l’adolescence surtout lorsque les différents registres du vivant peuvent apparaître comme insupportables. L’obstination biologique, la maturation biologique est souvent vécue comme une intrusion, la nouvelle forme du corps est vécue alors non pas comme un ajout, mais comme une distorsion, - un petit peu comme on disait en peinture, une anamorphose -, là, le corps est distordu et l’univers perspectif dans lequel on le recadrait, on le repérait, on l’aimait bien – peut-être – en tout cas jusqu’alors ; cet univers est tordu, on ne se soit plus, on se voit flou, on se voit trop, on se voit trop réel et dans ce monde neuf ne se trouve plus cette belle ou du moins supportable enforme du corps, pour pouvoir loger la forme du corps. L’enforme du corps ne loge plus la forme du corps. Comment l’adolescent, l’adolescente, peut-il, peut-elle, supporter cela ? Comment l’adolescent, l’adolescente peut-il, peut-elle, supporter l’état d’excitabilité dans lequel il se trouve ? Comment l’adolescent, l’adolescente , peut-il, peut-elle, supporter en quelque sorte ces définitions incohérentes parfois, rebelles souvent, du vivant, qui circulent. Comment peut-il inventer sa plasticité ?

Tout ce qui fait douleur ou excès chez l’adolescent n’est pas symptôme, n’est pas à comprendre comme le traitement d’un désir ou le masquage d’un vœu. On observe chez l’adolescent beaucoup de signes qui sont du côté de l’inhibition, de l’apathie. Et, la plupart du temps, en consultation, l’adolescent que nous avons n’est pas nécessairement cette espèce de pétroleur ou de pétroleuse issus de ce que l’on nommait naguère les « classes dangereuses ». Si l’on tentait de lui trouver un équivalent dans la littérature, l’adolescent que nous rencontrons le plus souvent, c’est l‘individu en panne. A cet égard, le héros littéraire qui conviendrait le mieux à l’allégoriser, et nous permettrait peut-être de l’aborder avec moins de tremblement, d’inquiétude ou de lassitude surtout, c’est ce héros de Melville qui a nom Barhelby c’est à dire celui qui reste désabusé et indifférent à chaque fois qu’il est confronté à une exigence dont il a parfaitement compris que ce n’était pas une demande,…

De l’apathie

Comment peuvent se situer et se défendre ces adolescents apathiques qui n’ont pas été suffisamment aimé par l’autre pour que l’autre consente à se dessaisir d’eux, comment se défendent-ils contre l’indifférence de l’Autre. Il s’agit, pour eux, de se débarrasser et de se protéger des dangereuses figures du lien qui apparaissent envahissantes ou anéantissantes. De sorte qu’il est très difficile de parler de ces conduites de l’adolescent qui vont de l’inhibition la plus tenace jusqu’aux toxicomanies diverses et à quelques errances, parce qu’on ne sait pas véritablement si lorsque nous parlons de toxicomanie ou si l’on désigne une maladie ou un médicament. Quand on parle de toxicomanieou d’errance, est-ce que nous désignons une maladie ou est-ce que nous désignons un médicament ? On ne le sait pas. Dire que ce sont des conduites à risques n’aide pas à s’y repérer. Postuler qu’elles sont les expressions d’une soif de jouissance sans limites torpille tout abord clinique et anthropologique sérieux. C’est là une bévue épistémpologique commode qui consiste à naturaliser un mode de production (i.e. le capitalisme) afin que sa logique apparaisse profondément ancrée dans le registre du discours, puis, par un autre raccourci, dans celui de la métapsychologie. A apparaître ainsi partout, la logique de l’infrastructure, de fait, n’apparaît plus nulle part.

Prenons l’errance, prenons la toxicomanie, c’est une façon, c’est un moyen qu’a le jeune de s’acclimater à l’inhibition, de s’acclimater à cette espèce de voix féroce du surmoi. Souvenons- nous que le surmoi ce n’est pas le code civil, ce n’est pas le registre des lois. Non, le surmoi ce n’est pas tant que cela la conscience morale mais plus cette espèce de férocité de la loi qui prend pour se proclamer l’énergie du ça et qui, au fond n’a rien d’autre à dire que tais-toi ou ne soit que cela, ou abolis-toi dans une unique apparence. .

On se trouve devant des jeunes – des garçons, des filles – qui sont pris dans un marasme dont il faut les sortir L’attention normale qui est portée au corps leur a été refusée. Désaveu du corps, désaveu de la génération, tout cela ça va de pair

Voyez, comment l’empilement de désaveux va créer un certain imbroglio dans lesquels les adolescents tentent de se démener. Cela veut dire qu’ils vont tenter de fixer la pulsion, ils vont tenter de fixer la pulsion orale, la pulsion scopique, la pulsion vocale : la voix. Fixer, c’est difficile pour les garçons qui muent par exemple, mais ils doivent, par exemple sur-investir la pulsion phonique, la pulsion vocale… on connaît quand même l’extrême intérêt des adolescents pour la musique ……

On repère aussi l’importance qu’a le sonore pour l’adolescent; on le connaît par les œuvres ou par le commerce, ou parfois le commerce des œuvres, mais on le connaît aussi par d’autres dispositifs beaucoup plus insistantes dans nos cliniques. L’entrée d’un adolescent inhibé sur une scène de psychodrame ne se fait pas souvent par le chuchotement mais quelque chose d’une signature sonore, d’une signature verbale extrêmement explosive qui peut le sidérer, il faut lui faire écho… Il rentre sur la scène s’avançant sur la pointe des pieds, mais sa voix elle ne rentre pas comme ça du bout des lèvres, ça explose. Il s’exprime nécessité de fixer la pulsion pour rendre le corps habitable par le sexuel. Déplions : s’intéresser de façon privilégiée à voir, être vu, et, temps supplémentaire, à se faire voir. Jouer avec toutes les ruses et toutes les rhétoriques du se faire voir. Entendre, être entendu, jouer avec toutes les ruses, toutes les rhétoriques et tous les plaisirs qui se mêlent dans le fait de se faire entendre. En quelque sorte, c’est comme si la pulsion visant toujours son épuisement, son anéantissement, ne pouvait se fixer que par un moment où le sujet, expérimente le trauma et qu’il le fait lorsque l’étoffe de la parole ne vient pas assez contenir et orienter son corps psychique.

Conclure…

Il y a quelque chose de tout à fait important dans la période adolescente et qui est sujet va tenter de trouver la particularité de son accent de présence au monde et trouver quelque chose à la hauteur de la nouveauté qu’il a du supporter. Il lui revient alors d’inventer des nouvelles fixations de ses pulsions, chose que l’on peut aisément constater dès que nous sommes alertés par le fait que ces fixations sont en échec, en inhibition : errance, « traumatophilie », etc.

L’adolescent invente aussi, il bricole, il donne un tremblement plastique à la culture. Si nombre de jeunes nous alertent ou nous alarment, la tension propre à l’adolescence n’est pas en soi pathétique ou pathogène, elle peut aussi être définie comme un moment de résistance plastique aux contraintes contemporaines à l’homogénéisation et à la banalisation marchande de nos existences.

Olivier Douville

[1] Ce texte condense et prolonge deux séries de propos, l’un qui fut tenu à « Ars Indusrialis « en échange avec Bernard Stiegler et Dany Robert-Dufour(« Mécroissance et libido » Théâtre de la Coline, avril 2008 et une conférence « Errance et toxicomanie », tenue lors du cycle « Les pratiques analytiques avec les adolescents », Association pour la formation et la recherche en psychopathologie de l’enfant, à Strasbourg, en janvier 2012 à l’invitation des Dr. Gabriel Boussidan et Bertrand Piret.

[2] Ce que relève d’incisive façons Marc Augé, dans « Consens et post modernité », Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Champs/Flammarion, 1994 p. 32

[3] « la violence de la mondialisation », Le Monde diplomatique, novembre 2002.

[4] Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992

[5] Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris , Gallimard, 1985 ; Vincent Descombes, Philosophie par gros temps, Paris, Ed. de Minuit, 1989

[6] René Kaës, Le Malêtre, Paris, Dunod 2012

[7] Olivier Douville, De l’adolescence errante, essai sur les non-lieux de nos modernités, Nantes, Ed. Pleins Feux, 2007

[8] Pascale Absi et Olivier Douville : « A propos de la formation en anthropologie des professionnels du soin psychique » n° n° 126/127, 2011 du Journal des Anthropologues, MSH Paris

[9] On retrouve ce terme dont fait un usage fécond René Kaës (2012) dans un tout autre contexte, philosophique cette fois-ci chez Catherine Malabou « L’autre monde » in French Theory 2, Paris , Léo Scheer, 2006 : 331-344.

[10] Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964

[11] Jean-Jacques Rassial : Le passage adolescent, Toulouse, Erès (dernière édition, 2011)

[12] Cette définition n’est pas strictement celle de l’anthropologue structuraliste

Les rites de passages à l'adolescence