Lénine, la sexualité et la psychanalyse
Par Jacquy Chemouni
Les travaux sur l’histoire de la psychanalyse en Russie ne se sont guère intéressés à l’attitude de Lénine à l’égard des idées freudiennes. Trotsky a, dans ce domaine, fait probablement de l’ombre au père de la révolution russe. En effet, des principaux dirigeants de la Révolution bolchevique, seuls les rapports de Trotsky à la psychanalyse sont connus. Celui-ci s’est clairement, et à quelques reprises, prononcé sur la psychanalyse pour laquelle il avait une certaine estime. Sa « tolérance envers l’école freudienne » dont il semblait « excellemment informé » et sa « fascination » ressentie à l’égard de Freud sont assez exceptionnelles parmi les principaux dirigeants bolcheviques pour que l’on s’y intéresse de près. Sa fille Zina suivit d’ailleurs une cure analytique pendant plusieurs mois, avant son suicide à Berlin en 1933. L’idée prévaut généralement que la psychanalyse n’a guère suscité l’intérêt de Lénine, à la différence de Trotsky. Il n’a rien écrit de conséquent sur le sujet et les quelques brèves déclarations que nous lui connaissons sur Freud, essentiellement celles faites à Clara Zetkin, témoignent d’une certaine hostilité envers la psychanalyse. Certains historiens remettent cependant en question cette idée d’un Lénine récalcitrant à reconnaître l’existence de l’inconscient freudien ou de l’importance de la sexualité, et prompt à refuser toute pertinence aux découvertes freudiennes. Cette image d’un Lénine réfractaire à explorer le tréfonds de l’âme et à admettre que l’inconscient est truffé de pulsions, peu réceptif à la psychologie de l’individu, comme il le sera aussi à l’égard des questions littéraires et artistiques, correspond-elle à la réalité ? Le père de la révolution russe était-il sans nuance dans son rejet de Freud ? Qu’en est-il réellement des rapports du père de la révolution russe avec la psychanalyse ? S’est il montré intéressé par la psychanalyse ? Quelle idée pouvons-nous sérieusement nous faire de son rapport avec la psychanalyse ?
1. Freud raconté à Lénine
La révolution bolchevique accomplie, le léninisme devient la doctrine officielle qui, peu à peu, jusqu’à la dictature stalinienne, impose son sceau à la société et à la culture russes. Il apparaîtra rapidement que la coexistence de certaines conceptions culturelles ou scientifiques avec le léninisme est vouée à l’échec. Du moins elles ne pourraient s’accomplir qu’au prix d’une adaptation qui en dénaturerait la spécificité. Le mode de société imposé par la révolution léniniste exclut d’emblée toute pensée qui lui apparaîtrait s’ériger contre ses propres principes ou convictions. Pour la société bolchevique, qui se met en place dès 1917, le danger représenté par la psychanalyse ne réside pas tant dans sa conception d’une nature humaine éloignée de la dialectique de la nature, ni, malgré les déclarations puritaines des dirigeants bolcheviques et de Lénine, dans les idées « libérales » sur la sexualité élaborées par Freud. Il résulte surtout de la pratique psychanalytique de libre association ou de libre pensée, lesquelles visent un souci de soi, et militent en quelque sorte, pour l’épanouissement individuel. Selon l’historien de la psychanalyse en Russie A. Mikhalevitch, il existerait une incompatibilité entre les projets léniniste et freudien. Lénine aurait été convaincu que la doctrine psychanalytique était étrangère autant au matérialisme dialectique qu’à la théorie de Pavlov. Il la condamnait également en raison de son absence de scientificité, et ne lui semblait guère susceptible d’offrir, sur les rapports de l’homme à la nature et au monde social, des connaissances que le marxisme n’ait déjà apportées. Il lui aurait par ailleurs semblé que les idées de Freud pouvaient contribuer à la formation de l’homme nouveau promis par la révolution. Ainsi, au moment où la psychanalyse se développe et se politise, « un courant anti-freudien qui trouve en Lénine son initiateur » prend naissance. Le constat apparaît sans ambiguïté pour Lénine et pourrait se résumer en ces termes : la psychanalyse, produit de la morale et de l’idéologie bourgeoise, est à ce titre condamnable ; elle ne saurait offrir une perspective nouvelle ou une quelconque contribution à la révolution.
Dans un article consacré à Lénine et à la psychanalyse, Christfried Tögel s’élève contre l’idée généralement répandue que le révolutionnaire russe rejetait sans réserve l’œuvre de Freud. Il tente de nous convaincre que le constat est loin d’être négatif, et de nous démontrer qu’au contraire, le père de la révolution russe, non seulement avait lu les œuvres de Freud, mais n’y était nullement hostile. Dans une perspective identique, le philosophe soviétique V. Leïbine considère qu’on a abusivement utilisé le nom de Lénine pour condamner la psychanalyse alors que ses critiques s’adressaient en fait à ceux qui en faisaient une lecture déformée et anarchique, celle qui avait alors cours à une époque où les mœurs étaient en grande mutation. Ce ne serait donc à la psychanalyse à laquelle s’en prend Lénine, mais à l’image qu’en propageait une certaine intelligentsia. Un Lénine antipsychanalyse s’opposerait à un Lénine propsychanalyse. Nous serions probablement en présence d’une figure de Janus qui tantôt afficherait une hostilité idéologique à la révolution freudienne, tantôt érigerait cette dernière comme une arme susceptible d’accompagner et de renforcer la lutte du prolétariat, du moins ne s’y opposerait pas. Lénine ne s’exprime quasiment jamais sur l’œuvre de Freud, à la différence de Trotsky qui affirme clairement et publiquement la nature de son accord avec la psychanalyse. Cette situation nous contraint le plus souvent à énoncer des suppositions. Tentons avec le plus de discernement possible de nous faire une idée plus précise de l’opinion de Lénine à l’égard de la pensée de Freud.
Avant de s’engager dans l’analyse des déclarations de Lénine sur la psychanalyse, il s’impose de lever quelques ambiguïtés. En général, les historiens qualifient de léniniste l’attitude de Lénine à l’égard de la psychanalyse. Un tel qualificatif suggère que son appréciation de la psychanalyse résulte des positions théoriques qu’il a personnellement développées en fidélité à l’œuvre de Marx. Or, Lénine n’a jamais prétendu évaluer l’œuvre de Freud à l’aune de son corpus théorique. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’études conséquentes qui ont tenté d’apprécier les éventuelles liaisons ou oppositions entre la psychanalyse et le léninisme. Une telle entreprise n’aurait, d’ailleurs, croyons-nous, aucun sens. Ce que l’on s’accorde généralement à définir comme léninisme – à savoir, grosso modo, les thèses marxistes développées par Lénine concernant la tactique de la révolution prolétarienne – reste, de près ou de loin, étranger au projet psychanalytique. Il en va tout autrement des grands principes du marxisme, comme le matérialisme, la dialectique, le sens de l’histoire, l’aliénation, etc., dans lesquels s’inscrit toute la philosophie de Lénine. Tout comme le trotskisme, le léninisme ne recèle guère une pensée ou des éléments significatifs susceptibles d’alimenter une confrontation avec la psychanalyse. Toutefois, dans ses grands principes, le marxisme peut inciter à une confrontation avec la psychanalyse. C’est d’ailleurs exclusivement son corpus théorique qui servira aux tentatives de définir un freudo-marxisme.
La connaissance que Lénine possédait de la psychanalyse provenait probablement, pour une large part, en dehors de ses éventuelles lectures d’ouvrages psychanalytiques, de ses relations personnelles avec des personnes qui furent, de près ou de loin, à un moment ou à un autre de leur parcours intellectuel ou personnel, en relation avec Freud ou avec ses disciples. On peut évidemment citer les noms de ses proches collaborateurs tels Trotsky, Ioffé, ou tous les autres militants bolcheviques qui nourrissaient un vif intérêt pour la psychanalyse et qui évoluaient dans son entourage (Radek, Reisner). On ne sait pas s’ils lui ont parlé de l’importance révolutionnaire de l’œuvre de Freud. Quoi qu’il en soit, on peut néanmoins supposer que le nom de Freud et les grandes idées que se faisait de la psychanalyse le commun des mortels ne lui étaient pas inconnus, surtout à une époque où les idées psychanalytiques trouvaient un grand intérêt dans l’intelligentsia russe. On peut avec Ch. Tögel relever au moins deux noms : Liweri Ossipowitsch Darkschewitsch et Viktor Adler.
Darkschewitsch (1858-1925), qui appartient à la noblesse russe, était comme Freud, neurologue de formation. Après sa formation en Europe (Vienne, Berlin, Paris), il retourna en 1889 en Russie, devint professeur à l’université de Kazan où il fonda une clinique pour maladies nerveuses et le premier centre de cure pour alcooliques en Russie. Il créa également une école de neurologie, longtemps la plus prestigieuse de tout le pays. Il fonda avec Bekterev la société de neurologie et de psychiatrie. En 1904, il publia un manuel de neuropathologie plusieurs fois réédité sous le communisme. Il fut professeur à l’université de Moscou dont il devint le recteur et fit créer une chaire de psychologie. Darkschewitsch fut également l’un des médecins de Lénine à l’égard duquel il ne fit pas preuve d’un jugement diagnostic très sûr. En effet, il expliqua les pertes de connaissance de son patient par un état de simple épuisement, alors que l’autopsie révéla d’importants ramollissements dans l’hémisphère droit du cerveau et la présence de sang (La Pravda du 24 janvier 1924). Le médecin russe connut Freud à Vienne en 1884. A ce sujet, le futur inventeur de la psychanalyse écrit alors à sa fiancée qu’« un Russe qui travaille au laboratoire va traduire ma méthode ». Freud fait ici référence au procédé qu’il avait mis au point de coloration histologique par le chlorure d’or. Car les deux hommes avaient collaboré et publié ensemble en 1886 un travail sur la moelle : “Über die Beziehung des Strickkörpers zum Hinterstrang und Hinterstrangskern nebst Bemerkungen über zwei Felder Oblongata” (“Sur la relation du corps restiforme avec le cordon postérieur et ses noyaux, en plus de quelques remarques sur deux régions du bulbe”). Les deux amis se retrouvèrent par la suite à Paris, lorsque Freud étudia auprès de Charcot en 1885-1886. Ils allèrent souvent ensemble à l’opéra et au théâtre. Darkschewitsch semble alors avoir adhéré aux idées nouvelles de Freud ouvrant la voie vers la découverte de la psychanalyse. Ce dernier est alors convaincu que les symptômes hystériques, comme les paralysies ou les anesthésies, sont localisés en fonction de la représentation populaire pseudo-anatomique que les individus s’en font :
« J’ai sur moi une lettre que je vais adresser à Charcot et dans laquelle je parle de deux idées dont l’une au moins me paraît très importante. Mais je sais bien que je cours un gros risque en envoyant une pareille missive car Charcot n’aime pas que les gens se mêlent d’émettre des idées intelligentes. Après avoir longtemps hésité à expédier cette lettre, j’ai décidé de la lui remettre moi-même demain. Je ne veux pas me montrer lâche et, du reste, mon ami russe (Darkschewitsch) apprécie bien mes deux idées ».
Rien d’étonnant alors de constater que l’ami russe, dont plusieurs élèves appartenaient au cercle psychanalytique de Kazan, recommande dans son Cours des maladies nerveuses (1914-1917) l’utilisation de la méthode psychanalytique de Freud à l’égard de certains cas d’hystérie. Son attitude positive à l’égard de la psychanalyse se modifia après la révolution. Il manifesta ouvertement un refus d’une approche freudienne des névroses. Quant à savoir si Darkschewitsch a parlé du père de la psychanalyse au père de la révolution d’Octobre et de quelle manière, rien ne permet de l’affirmer ou de l’infirmer dans l’état actuel de nos connaissances. Il est fort improbable, au contraire de ce que pense Ch. Tögel, que le politicien Victor Adler – sans lien de parenté avec son homonyme Alfred Adler – ait exercé une quelconque influence sur la connaissance que Lénine, qu’il rencontra souvent, avait de la psychanalyse. Nous savons que le leader socialiste autrichien connaissait Freud. Etudiants, ils appartinrent tout deux à la même association, le Leseverein, et suivirent ensemble les cours de Meynert. Ils eurent une violente discussion sur le matérialisme qui faillit se terminer par un duel. Tout porte à croire que leur relation fut en quelque sorte anecdotique, comme le repas qu’ils firent ensemble chez le socialiste allemand, beau-frère de V. Adler, Heïnrich Braum, ou la maison que Freud acheta et qui appartenait auparavant à ce dernier. Toutefois, V. Adler, de formation médicale, était loin d’ignorer la psychanalyse. D’ailleurs, dans ses analyses politiques, il prenait en compte la dimension psychologique. Plusieurs psychanalystes, appartenant au mouvement adlérien, adhéraient au parti politique dirigé par Victor Adler, tels J. K. Friedjung, Furmüller, proche collaborateur de Victor Adler, Sophie Lazarsfeld, mère du célèbre sociologue Paul Lazarsfeld – c’est à elle que le fils de V. Adler adressa ses premières lettres de prison après sa condamnation pour le meurtre du premier ministre, le comte Stürgkh – Margarete Hilferding, épouse du célèbre économiste socialiste Rudofl Hiferding, Hugo Heller, qui joua un rôle essentiel dans la publication des œuvres de Freud et de la célèbre revue psychanalytique Imago, et qui était en relation aussi avec Karl Kautsky, etc. Le fait que V. Adler connaissait personnellement Lénine et lui avait rendu des services inestimables comme, par exemple, son intervention lorsqu’il fut prisonnier en 1914 en Galicie, ne permet pas de conclure qu’il l’aurait informé des théories de Freud. Et quand bien même l’aurait-il fait, cela ne signifie pas qu’il aurait convaincu Lénine de leur pertinence.
2. Un environnement « psychanalytique » favorable ?
Il est évident que le mouvement psychanalytique ne pouvait exister sous Lénine en Russie si ce dernier s’y était opposé ou si la pensée freudienne avait rencontré l’opposition des autorités communistes, une fois celles-ci suffisamment organisées pour influencer la politique de santé et de recherche. Si Lénine ne participait évidemment pas directement à toutes les décisions au sein des divers ministères, il était sûrement au courant de l’existence de la société de psychanalyse et de son évolution. La section scientifique pédagogique avec laquelle le groupe psychanalytique de Moscou négociait en 1922 dépend directement au niveau du Soviet d’un bolchevique qui était lié à Lénine : Anatole Lounatcharski. Sous Lénine les travaux psychanalytiques continuent à paraître en Russie, fait d’autant plus intéressant à souligner que les Editions d’Etat (Goszidat) dépendent du ministère de l’Education au sein duquel la femme de Lénine, Nadejda Kroupskaïa, joue un rôle actif, et auprès de laquelle plusieurs membres fondateurs de la Société psychanalytique travaillent, souvent sous ses ordres : G. P. Weissberg, P. P. Blonski, S. T. Chatsky. Il faut aussi citer Mikhaïl Reisner qui est membre de la société psychanalytique de Russie, professeur de Droit, l’un des auteurs de la première constitution soviétique, beau-père de Radeck, et dont les travaux sont considérés comme préfigurant le freudo-marxisme de Reich et de Marcuse. De 1921 à 1924 les éditions d’Etat seront dirigées par Otto Julewitsch Schmidt, mari de Véra Schmidt et membre de la société psychanalytique russe. Blonski et Chatsky participent avec Nadejda Kroupskaïa à la fondation de la Section pédagogique du commissariat populaire à l’éducation, section qui assure le financement du foyer pour enfant créé par la psychanalyste Vera Schmidt. Cette situation ne permet pas pour autant de conclure, comme le fait Ch. Tögel, suivi par l’historien de la psychanalyse russe Martin Miller, que si Lénine avait été opposé à la psychanalyse, il n’aurait pas autorisé ces publications. Les historiens admettent généralement que la psychanalyse, en sommeil pendant la Révolution, refait surface en 1920 et que le pouvoir communiste favorise la mise en place d’expériences pédagogiques inspirées par elle ou du moins ne s’y oppose pas. Toutefois, il semble que le mérite, somme toute relatif, de la publication d’écrits psychanalytiques, tient plus, d’une part au contexte politique avec la création de la Nouvelle Politique Economique (NEP) qui offrit une relative liberté à l’entreprise privée, et, d’autre part, à Trotsky, Ioffé ou Radeck, bien plus qu’à Lénine peu soucieux des questions psychologiques, ou à sa femme dont les écrits brillent par leur conformisme pédagogique et leur idéologie sectaire. Il paraît évident que si la psychanalyse avait rencontré une forte opposition ou un rejet de la part des cadres influents du parti, les instituts de psychanalyse, comme celui de Moscou, n’auraient pu fonctionner, et la publication des œuvres de Freud n’aurait pas été possible. Selon l’historien de la psychanalyse Martin Miller, les archives russes récemment accessibles démontrent que le contrôle du parti s’est exercé très tôt et de façon plus importante qu’on le considère généralement. En 1922, un rapport sur la psychanalyse est adressé au gouvernement. Après une présentation de la situation de la psychanalyse dans le monde et de l’importance qu’elle peut jouer dans plusieurs domaines sociaux, ce rapport propose la création d’un Institut psychanalytique d’Etat sous la direction d’Ermakov. En guise de conclusion, il préconise l’acceptation par la Société psychanalytique des règles édictées par le gouvernement. Mais tout porte à penser que ce soutien du gouvernement est extrêmement limité et soumis à des conditions difficilement acceptables pour la psychanalyse. Rappelons que le gouvernement n’hésite pas à fermer le Home d’enfants dirigé par Véra Schmidt, pourtant proche politiquement des bolcheviks, mais qui n’accepte pas de pervertir la mission éducative qu’elle s’était donnée : un outil idéologique au service de la lutte des classes. Et ceci malgré le soutien financier apporté par l’intermédiaire de Lounatcharski, commissaire à l’Instruction.
3. Lénine adhère-t-il à l’inconscient freudien ?
Tout invite à supposer que Lénine avait probablement lu, du moins feuilleté, certains des écrits du fondateur de la psychanalyse. En effet, il possédait dans sa bibliothèque privée trois volumes de Freud en traduction russe. Analyse d'une phobie chez un garçon de 5 ans (Le petit Hans), Conférence d’introduction à la psychanalyse, ouvrage qui contient, en marge, des notes de sa femme Nadejda Kroupskaïa, et un recueil d’articles où figurent les textes suivants : Formulations sur les deux principes du fonctionnement mental, Sur l'histoire du mouvement psychanalytique, Une difficulté de la psychanalyse, Deuil et mélancolie, Pulsions et destins des pulsions, Sur les transformations des pulsions, particulièrement dans l’érotisme anal, L’inconscient, Le refoulement, Compléments métapsychologiques à la doctrine du rêve. Tögel affirme même que le père de la révolution russe ne refusait pas l’existence de l’inconscient. Ceci au regard des passages soulignés par Lénine du livre d’Abel Rey : La philosophie moderne (1908) qui contient un chapitre sur l’inconscient. Passages exempts, à la différence des autres parties annotées, de toute remarque critique ou ironique. Il est étonnant que Ch. Tögel puisse naïvement croire qu’il suffit de ne pas rejeter l’idée d’inconscient pour conclure à son acceptation freudienne. Il n’est en effet pas rare que le rejet de la psychanalyse se fasse au nom de la croyance en un inconscient différent de Freud. Qu’en est-il vraiment de cet inconscient présent dans l’ouvrage du philosophe français ? En fait, l’ouvrage de Rey traite brièvement de ce sujet dans un sous-chapitre intitulé : « Le problème de l’inconscient ». Bien que Rey ne cite pas Freud ou la psychanalyse, à peine connus en France à cette époque, il mentionne l’existence d’un inconscient qui, par certains aspects, aurait probablement rencontré l’assentiment de Freud. Ainsi, il souligne son enracinement dans la vie passée, essentiellement phylogénétique, que le rêve ou l’hypnose révèleraient : « Seules, certaines circonstances, l’hypnose ou le rêve somnambulique, par exemple, les amèneraient sur la scène, à la place du "moi conscient". Ces "mois inconscients" seraient, comme les instincts et les habitudes, des expériences jadis conscientes, soit dans notre vie passée, soit même, grâce à l’hérédité, chez nos ancêtres ». Mais cette conception est loin de s’apparenter à un inconscient dynamique, encore moins de nature libidinale. Pour Rey, qui suit à ce sujet Ribot, l’inconscient « est purement physiologique [… Il] est un ensemble très complexe de phénomènes naturels, qui, petit à petit, trouvent leur place dans le système général de la nature ». Cette théorie d’un inconscient dénué de toute subjectivité, auquel nous ne pouvons que nous soumettre, immuable, c’est-à-dire sur lequel nous ne pouvons agir, un inconscient surtout ancré dans la nature, avait de quoi séduire le matérialiste Lénine. Le père de la révolution russe pouvait aisément se satisfaire de ces propos :
« Aussi, que l’on veuille nous ramener aux croyances de nos pères, ou que l’on veuille réveiller un vieil esprit particulariste de race, de caste, ou de clocher, on s’appuiera sur ce fait que les tendances sourdes de l’inconscient, les inclinations obscures du sentiment forment le fond et le tréfonds de notre être. C’est nous déraciner, nous déshumaniser, nous châtrer qu’y résister, ou vouloir le modifier. Toutes les tendances conservatrices ou rétrogrades doivent donc trouver, dans l’inconscient, dans les "sources vives de l’instinct", les meilleures raisons pour faire "baiser à l’homme la trace de ses pas", selon la forte expression de Rauh. Si ce que nous avons dit est exact, il n’est pas de contre-sens plus complet que cette interprétation morale de l’inconscient. L’inconscient représente, en effet, une vie diminuée ; il est, par rapport à la conscience, ce que l’embryon est à l’adulte, la gangue au métal précieux ».
A l’encontre de ce qu’écrit Tögel, rien ne permet d’affirmer que la lecture de l’ouvrage de Rey permet de percevoir l’attitude positive de Lénine à l’égard de la théorie psychanalytique. Le fait que l’exemplaire en possession de Lénine ne contenait pas de remarques critiques ne signifie nullement qu’il adhérait à l’existence de l’inconscient freudien. Rien n’autorise à considérer que le livre de Rey ait joué un rôle dans sa connaissance de l’inconscient freudien. En fait, comme l’indiquent les références à Rey dans l’œuvre de Lénine, ce qui intéresse ce dernier chez le philosophe français ce sont essentiellement ses considérations sur l’abstraction de l’activité physique que permettent les équations mathématiques. Cet environnement psychanalytique que nous venons brièvement d’exposer et la lecture du livre de Rey suffisent-ils pour prétendre, comme le fait Ch. Tögel, que Lénine n’était nullement hostile à la psychanalyse et que sa critique de Freud portait essentiellement, et peut-être uniquement, sur la théorie de la sexualité ? Répondre à cette question nécessite de poursuivre l’investigation.
4. « La morale sexuelle léniniste » ou l’amour sous surveillance
Pour le père de la révolution russe, il est évident que la morale communiste est la seule qui combatte et s’oppose à la morale bourgeoise. Quant à la psychanalyse, elle croit lutter contre cette dernière alors qu’elle ne fait que la perpétuer. D’ailleurs, les thèses qu’elle avance ne sont qu’illusion ou effet de mode. Argument décisif pour l’auteur de Matérialisme et empirocritisme qui reproche à cette science bourgeoise son manque d’objectivité scientifique, et ses résultats qui ne sont que pures spéculations gratuites ; ce serait une sorte de maladie infantile de la psychologie. Lénine rejoint la cohorte des détracteurs de Freud qui, sidérés par les théories sexuelles élaborées par la psychanalyse, n’y ont vu que l’émanation d’un esprit dérangé, d’autant plus pervers que ces théories obéissaient au but d’officialiser les plus bas instincts humains. Ces propos de Lénine en constituent le témoignage éloquent :
« On prétend que la brochure d’une communiste viennoise sur la question sexuelle jouit d’une très large diffusion. Quelle sottise que cette brochure ! Le peu de notions exactes qu’elle renferme, les ouvrières les connaissent déjà d’après Bebel, et cela non point sous la forme d’un schéma aride et fastidieux, comme dans cette brochure, mais sous la forme d’une propagande qui vous emporte, d’une propagande pleine d’attaques contre la société bourgeoise. Les hypothèses de Freud mentionnées dans la brochure en question confèrent à ce livre un caractère, à ce qu’on prétend "scientifique", mais ce n’est au fond qu’un gribouillage primitif. La théorie de Freud, elle aussi, n’est aujourd’hui qu’un caprice à la mode. Je n’ai nulle confiance en ces théories sexuelles exposées dans des articles, comptes rendus, brochures, etc., bref dans cette littérature spécifique qui fleurit avec exubérance sur le terreau de la société bourgeoise. Je me méfie de ceux qui sont constamment et obstinément absorbés par les questions de sexe, comme le fakir hindou dans la contemplation de son propre nombril. Il me semble que cette abondance de théories sexuelles, qui ne sont pour la plupart que des hypothèses souvent arbitraires, provient de nécessités toutes personnelles, c’est-à-dire du besoin de justifier aux yeux de la morale bourgeoise sa propre vie anormale ou ses instincts sexuels excessifs, et de les faire tolérer ».
L’objectif de Lénine n’est pas de discuter la brochure de la jeune communiste qu’il ne nomme d’ailleurs pas, mais de se servir de cette référence, vraie ou imaginaire, afin de critiquer les idées de Freud. Il est difficile d’admettre, comme le fait M. Miller, que cette dissertation de Lénine s’adresse exclusivement à la manière choquante dont les idées de Freud sont propagées et utilisées, en laissant clairement entendre par ailleurs que le père de la révolution russe ne nourrissait pas d’hostilité envers la psychanalyse. On ne peut pas suivre cet historien de la psychanalyse en Russie qui, pour argumenter sa thèse, invalide ces propos de Lénine sous prétexte qu’ils sont adressés à Zetkin. L’argumentation de Lénine à l’encontre de la psychanalyse consiste en fait à lui dénier toute pertinence : ce qu’elle avance est dénué de toute scientificité et ce qu’elle recèlerait éventuellement de vérité n’est pas original. Le socialiste August Bebel (1840-1913) avait d’ailleurs déjà découvert les aspects les plus essentiels de la psychanalyse. Lénine ici fait référence au célèbre ouvrage de ce dernier publié en 1883 La femme et le socialisme (connu sous son second titre : La femme dans le passé, le présent et l’avenir) qui inaugure de nouvelles réflexions sur l’émancipation de la femme en revendiquant l’égalité sociale et politique des sexes. Ce livre, qui s’inscrit dans la perspective marxiste inaugurée par Engels dans Les origines de la famille, de la propriété et de l’Etat, annonce les idées de Zetkin, bien plus d’ailleurs, contrairement à ce qu’on croit souvent, que celles de Kollontaï. Lénine trouve chez Bebel des idées similaires aux siennes : la sexualité y est abordée comme l’expression d’un besoin lié à des situations sociales particulières, et non pas sous l’angle du désir, et est condamnée dans ses « excès ». La sexualité est assimilée à un instinct, à un besoin, identique à celui de boire ou de manger, dont la non-satisfaction est pernicieuse pour l’état physique et moral. Selon Bebel « il faut d’abord écarter tout intérêt étranger à la véritable fin de l’union, qui est de satisfaire l’instinct naturel et d’assurer sa propre reproduction et celle de la race ; il faut en outre avoir une certaine dose de raison qui maîtrise les aveuglements de la passion. Comme ces deux conditions font défaut, la plupart du temps, dans notre société actuelle, il en résulte que fréquemment le mariage d’aujourd’hui est détourné de son véritable but et qu’il ne peut, par la suite, être considéré ni comme "sacré", ni comme "moral" » .
L’auteur en vient à condamner les relations extra-conjugales et voit dans le patriarcat l’origine de l’inégalité des sexes. Bebel exprime également des idées progressistes pour l’époque, comme son souhait, à l’instar de la Sparte de l’Antiquité, de valoriser pour chaque sexe l’expression corporelle naturelle, la nudité : « La constitution physique et la fonctionnement des organes particuliers de chacun des deux sexes n’étaient pas un secret pour l’autre […]. Un sexe se réjouissait des beautés de l’autre » . Cette situation à laquelle il serait, selon lui, souhaitable de revenir avait « l’avantage d’empêcher de se produire cette surestimation sensuelle que fait artificiellement naître aujourd’hui, dès l’enfance, la séparation dans les rapports entre les sexes ». Quel que soit le progressisme des idées de Bebel pour l’époque, il est clair qu’on ne peut guère considérer celles-ci comme précurseurs de celles de Freud sur la sexualité. Lénine croit que les idées de Bebel lui apportent une argumentation contre la psychanalyse, du moins le moyen de séparer le bon grain de l’ivraie dans les conceptions sexuelles freudiennes. Le raisonnement du révolutionnaire russe est sans appel : quand bien même Freud énoncerait des idées pertinentes, celles-ci n’ont rien d’original, car Bebel les a déjà formulées. Les autres conceptions ne sauraient être qu’inexactes et bourgeoises. Lénine ne s’encombre pas de préciser quelles idées freudiennes sont condamnables, encore moins d’argumenter les critiques qu’il leur porte.
Derrière la méconnaissance grossière de la psychanalyse, se profile une préoccupation du leader bolchevique soucieux de ce que la psychanalyse ne détourne pas les masses de leurs tâches révolutionnaires, celles que le marxisme leur fixe. Ainsi, l’importance accordée à la sexualité par la psychanalyse aurait toutes les chances de jouer ce rôle démobilisateur. Son ignorance de la conception freudienne de la sexualité est évidente. Lénine n’a vu que du sexe, de la réalisation de désir génital là où Freud dévoile l’existence d’une sexualité non réductible au génital et qui imprègne toute la subjectivité, l’identité même de l’individu. Lénine n’ignore pas que la psychanalyse, plus particulièrement les questions sexuelles, fait l’objet de discussions et d’enseignements au sein des organisations communistes. L’intérêt que suscite ce problème humain l’inquiète, voire l’offusque, d’autant qu’il juge la psychanalyse dangereuse, réductionniste, réduisant le problème social à une question sexuelle. Ce type de raisonnement est courant dans la pensée communiste, mais pas seulement chez elle. Sous le régime tsariste, les milieux médicaux s’étaient déjà élevés contre le pansexualisme freudien. Cette attitude témoigne d’une incompréhension élémentaire, non seulement de la place que Freud alloue au rôle aliénant du social, mais encore de la manière dont la psychanalyse pense l’ordre social. Effectivement, la pensée freudienne s’accorde sur une interprétation libidinale des productions sociales et des liens qui unissent les individus entre eux, mais elle ne saurait réduire complètement la compréhension du militantisme politique à de simples motivations libidinales. Ce que Freud refuse, c’est la croyance selon laquelle les changements des comportements collectifs obtenus grâce à des modifications des rapports de production conduisent nécessairement à une désaliénation de l’individu à l’égard de sa propre histoire. La question essentielle, comme nous invite à le penser ce texte de Lénine, est de savoir si l’épanouissement individuel ne détournerait pas l’individu de sa conscience de classe :
« Ce respect voilé pour la morale bourgeoise me répugne autant que cette passion pour les questions sexuelles. Elle a beau revêtir des formes subversives et révolutionnaires, cette occupation n’en est pas moins, en fin de compte, purement bourgeoise. S’y adonnent de préférence les intellectuels et les autres couches de la société qui sont proches d’eux. Point de place pour ce genre d’occupation dans le Parti, parmi le prolétariat en lutte et conscient de son esprit de classe. […] Si oui, il n’aurait pu arriver qu’une brochure, comme celle dont nous venons de parler, ait été employée comme matériel d’enseignement à vos soirées de lecture et de discussions. Cette brochure, on la recommande et on la diffuse au lieu de la critiquer. A quoi aboutit, en fin de compte, cet examen insuffisant et non marxiste de la question ? A ceci que les questions sexuelles et matrimoniales ne sont pas comprises comme partie de la principale question sociale et que, au contraire, la grande question sociale elle-même apparaît comme une partie, comme un appendice du problème sexuel. Le plus important est refoulé à l’arrière plan, comme chose secondaire. Non seulement cela nuit à la clarté de la question, mais obscurcit la pensée en général, la conscience de classe des ouvrières ».
Le texte est en soi suffisamment explicite et énonce un type d’argumentation et de rationalisation qu’on retrouvera souvent tout au long de la pensée marxiste léniniste. Ces lignes traduisent implicitement le souci de contrôler, au nom de l’émancipation de la classe ouvrière et de la vérité de l’analyse marxiste, telle du moins que l’envisage Lénine, ce que doit penser lire et vivre l’homme nouveau. Ce contrôle n’aurait évidemment que plus d’effet et traduirait d’autant mieux la « nature » « progressiste » de l’homme s’il n’était pas imposé par l’extérieur, l’environnement où l’Etat, mais s’il était intériorisé et s’affirmait sans conflit ni ambivalence. De toute évidence, celui qui n’adhère pas à la vision léniniste bien plus que marxiste de la sexualité appartient encore à la bourgeoisie, assimilée en la circonstance à une sorte de classe à la sexualité sans limites et dépravée, à un mauvais objet qu’il faut éradiquer : « l’absence de contrôle dans la vie sexuelle est un phénomène bourgeois. La révolution a besoin d’une concentration de forces. Des excès sauvages dans la vie sexuelle sont des symptômes réactionnaires. Nous avons besoin de mentalités qui soient saines ».
La politique concernant le famille conduite par Lénine présidant aux destinées de la Russie est souvent apparue comme le témoignage probant de son souci de libérer la femme des servitudes liées à sa condition (Marx n’affirme-t-il pas que la femme est le prolétaire de l’homme ?). Les idées de Lénine sur une réforme de la famille, la place de la femme et du divorce, répondaient à des objectifs révolutionnaires précis et limités : proposer une refonte de ces problèmes dans le but de servir à la construction du socialisme. Un mois après la révolution d’Octobre, à une période difficile pour le régime qu’il voulait imposer, il signe pourtant un décret relatif aux conditions de divorce, préoccupation somme toute secondaire à l’époque. Cet acte ne correspondait pas, loin s’en faut, à une réelle préoccupation du peuple russe. Celui-ci avait des soucis bien plus importants pour sa vie. Il répondait probablement à un objectif politique précis : la mainmise de l’Etat sur l’enfant, ce qui ne pouvait s’obtenir que par une destruction de la famille bourgeoise. Son action n’était donc pas motivée par le souci d’offrir une plus grande liberté à la femme, l’autoriser à être maître de son destin, elle consistait en fait à abolir le fondement économique de l’institution familiale.
Les propos de Lénine hostiles à la liberté sexuelle ne manquent pas. Ils suscitent un malaise. Le plus inquiétant est qu’il ne reconnaît pas à la sexualité la possibilité de jouer un rôle désaliénant pour l’individu, quelle que soit sa condition sociale. Il ne peut ainsi concevoir que militer pour l’épanouissement sexuel œuvre à la désaliénation l’homme, tâche que seule la révolution est à même de réaliser. Au nom d’une conviction aussi solide que celle que nous offrent les sciences exactes, Lénine, sans le moindre doute, peut affirmer savoir ce qui est nécessaire pour le bonheur du prolétariat et pour celui de l’humanité en général. Et si le combat pour la liberté sexuelle lui paraît néfaste à la désaliénation du prolétariat, ce n’est pas en raison de considérations puritaines ou hostiles à la « chose » sexuelle, mais parce que celle-ci situe ou perpétue le conflit humain là où précisément Lénine veut l’effacer : au cœur même de la subjectivité. Une telle perspective lui paraît détourner l’homme d’un combat plus essentiel et plus désaliénant : le rapport de la subjectivité à l’ordre social. Mais alors que le conflit marxiste résout l’aliénation humaine en dissolvant le conflit entre l’homme et la société, celui de Freud, moins rousseauiste, met le conflit au cœur même de cette tension inéluctable individu-société, laquelle aliène autant qu’elle épanouit. Pour Freud, la désaliénation individuelle ne peut aboutir sans s’opérer au sein de l’intériorité psychique, quel que soit par ailleurs l’ordre social dans lequel elle est prisonnière. Il est convaincu que la résolution des conflits de classe et l’adhésion à un idéal social ne suffit pas à résoudre les conflits ou les tensions qui lient à son environnement social. L’idéologie léniniste pose au contraire que le problème sexuel n’existe pas, qu’il est subordonné à la révolution, à la lutte des classes, et que s’en préoccuper reviendrait tout simplement à détourner les masses de leurs tâches révolutionnaires. En ce sens il ne peut être qualifié que de bourgeois. Les déclarations de Lénine sur la sexualité, à quoi il semble réduire la psychanalyse, étonnent par leur rigidité puritaine et par la violence de leur condamnation. Il critique les jeunes révolutionnaires pour leur liberté sexuelle et leur intérêt pour l’œuvre de Freud, selon lui père de la débauche sexuelle et dont les conceptions ne concernent pas seulement la société puritaine viennoise du début du XX° siècle, mais vont à l’encontre également de la morale bolchevique. Les arguments de Lénine opposés à l’importance accordée aux problèmes sexuels emboîtent le pas aux critiques à ses yeux les plus bourgeoises et les plus réactionnaires :
« On m’a dit que les problèmes sexuels sont aussi l’objet favori de l’étude de vos organisations de jeunes. On n’y manque jamais de rapporteurs sur ce sujet. Cela est particulièrement scandaleux, particulièrement dangereux pour le mouvement des jeunes. Ces sujets peuvent facilement contribuer à exciter, à stimuler la vie sexuelle de certains individus, à détruire la santé et les forces de la jeunesse. Vous devez lutter aussi contre ce phénomène. C’est que le mouvement des femmes et celui des jeunes ont de nombreux points de contact. […] Dans sa nouvelle attitude à l’égard des questions concernant la vie sexuelle, la jeunesse n’est point sans se référer en principe à la théorie. Beaucoup qualifient leur position de “révolutionnaire” ou de “communiste”. Ils croient sincèrement qu’il en est ainsi. Je suis trop vieux pour qu’ils m’en imposent. Bien que je ne sois rien moins qu’un morne ascète, cette nouvelle vie sexuelle de la jeunesse, et souvent même des adultes, m’apparaît assez souvent comme tout à fait bourgeoise, comme un des multiples aspects d’un lupanar bourgeois. Tout cela n’a rien à voir avec la “liberté de l’amour” telle que nous, communistes, nous la concevons. Vous connaissez sans doute la fameuse théorie d’après laquelle, dans la société communiste, satisfaire ses instincts sexuels et son besoin d’amour est aussi simple et aussi insignifiant que d’avaler un verre d’eau. Cette théorie du “verre d’eau” a fait que notre jeunesse est enragée, littéralement enragée ».
Ces propos sont assez explicites en eux-mêmes pour qu’il soit nullement besoin d’y revenir. Plus intéressante est la manière dont le révolutionnaire justifie ou rationalise son point de vue ; le recours au marxisme et à la révolution s’imposent ici. Encadrée par le militantisme de classe, la sexualité se voit pour ainsi dire déflorée :
« [La théorie du verre d’eau] est devenue fatale à beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles. Ses partisans affirment que c’est une théorie marxiste. Merci pour ce marxisme pour lequel tous les phénomènes et toutes les modifications qui interviennent dans la superstructure idéologique de la société se déduisent immédiatement, en ligne droite et sans réserve aucune, uniquement de la base économique. La chose n’est pas aussi simple “…]. La révolution exige la concentration, la tension des forces. De la part des masses et des individus isolés. Elle ne tolère pas les états orgiastiques, dans le genre de ceux qui sont propres aux héroïnes et aux héros décadents de d’Annunzio. Les excès dans la vie sexuelle sont un signe de dégénérescence bourgeoise. Le prolétariat est une classe qui monte. Il n’a pas besoin qu’on l’enivre, qu’on l’alourdisse et qu’on l’excite. Il ne demande à se griser ni d’excès sexuels ni d’alcool. Il n’ose ni ne veut oublier la bassesse, la boue et la barbarie du capitalisme. Il puise ses plus fortes impulsions à la lutte dans la situation de sa classe, dans l’idéal communiste. Ce qu’il lui faut, c’est la clarté et encore une fois la clarté. Aussi je le répète, pas de faiblesse, pas de forces gaspillées ou détruites. Savoir se maîtriser, discipliner ses actes, ce n’est point de l’esclavage. Cela est également nécessaire en amour ».
Mais Lénine ne nous dit pas ce que signifie un examen marxiste de la question sexuelle, si ce n’est que l’abord de cette question par les bourgeois et les intellectuels la discrédite du point de vue marxiste. Sa perspective est claire : la question sexuelle doit être diluée dans la question sociale. Et quand bien même il aurait connu les conceptions freudo-marxistes de Reich et son action auprès du prolétariat pour une libération de la répression sexuelle, on peut sérieusement douter qu’il aurait modifié sa condamnation d’une libre discussion sur la sexualité et aurait autorisé l’existence d’une autre conception que la sienne. Sa position semble en fait partagée par beaucoup de bolcheviques qui évoluaient dans un puritanisme ambiant que Staline n’a fait qu’exacerber. Ce puritanisme n’est donc pas absent, loin s’en faut, chez Lénine. Au regard, ainsi que nous l’avons vu, de son attitude extrêmement fermée à l’égard de la psychanalyse et des questions sexuelles, il est difficile d’en saisir toute la portée sans aborder sa personnalité. Plusieurs auteurs se réfèrent à sa personnalité afin d’expliquer la force avec laquelle il rejette la psychanalyse et toute liberté dans le domaine de la sexualité. Sans entrer dans des arguments ad hominem, la plupart de ses biographes souligne la pauvreté de sa vie sexuelle, tant il concentra son énergie à la cause révolutionnaire. Le plaisir semble avoir eu peu de place dans son existence. Les mémoires de Nadejda Kroupskaïa retraçant sa vie avec Lénine jusqu’en 1917 étonnent par la pauvreté de leur vie affective, l’absence de tout plaisir du corps et de tout ce qui pouvait traduire un quelconque investissement affectif. Les historiens admettent généralement que Lénine vécut assez chastement. Lui-même, jeune amoureux, écrit qu’« il faut considérer tout homme "sans sentimentalité" en dissimulant à tout hasard une pierre en son sein […]. Aveuglé par notre passion nous nous étions conduits en somme comme des esclaves : or, être esclave est une chose indigne, et la blessure que nous en ressentions était centuplée du fait que c’était "lui", personnellement, qui nous avait ouvert les yeux à nos dépens… ». Propos qui suscitent le commentaire suivant de l’historien du léninisme : « L’éducation sentimentale de Lénine est terminée. L’amour est voué au malheur, celui qui aime est esclave. N’est-ce pas apprendre le chemin à suivre pour devenir un maître : n’aimer personne ? ».
5. Les confidentes féminines : Clara Zetkin, Nadejda Kroupskaïa, Inessa Armand
Lénine expose l’essentiel de ses propos concernant la sexualité et la psychanalyse à une femme révolutionnaire marxiste partageant avec lui des idées identiques sur ces sujets et complètement acquise à sa conception de la révolution. Selon Meng, disciple de Freud, Zetkin (1857-1933), bien qu’ardente militante des droits des femmes, affichait sur la sexualité des opinions conservatrices. Ainsi, elle s’offusque qu’un membre du parti communiste qu’elle invite, lors d’une réunion, à s’exprimer sur la morale sexuelle se réclame de la « théorie du verre d’eau ». Zetkin réplique vivement que cette théorie qui traite le sexe comme un besoin, simple et anodin, est à rejeter ? Lénine, précise-t-elle, adopte une position similaire, considérant « cette fameuse théorie du "verre d’eau" comme non marxiste et antisociale par-dessus le marché ».
Zetkin sera l’un des principaux porte parole à l’étranger des idées de Lénine sur la révolution sexuelle, rôle que ne joueront ni Kollontaï pourtant sensible à ces questions, ni son ami intime V. Armand, toutes deux ne partageant pas la rigidité du révolutionnaire à l’égard de la morale sexuelle. Lénine n’appréciait d’ailleurs pas les idées de Kollontai « sur les relations humaines, particulièrement sur les femmes, [qui] heurtaient [sa] pruderie affichée ». Tout comme Lénine, Clara Zetkin est aussi hostile à l’œuvre de Freud, bien qu’elle milite ardemment pour l’égalité des femmes. Lors de la première conférence internationale des femmes socialistes, tenue à Stuttgart en 1907, elle est d’ailleurs élue à la tête du secrétariat. A la deuxième conférence (1910), elle fait voter la proposition d’organiser annuellement une journée internationale des femmes. Zetkin fut l’amie de H. de Meng qu’elle initie aux théories de Lénine. A sa demande, il devient son médecin traitant. Elle l’invite au Kremlin, mais il ne rencontra jamais Lénine. Ainsi, en juin 1923, Meng est à Moscou aux côtés de Zetkin. Le gouvernement communiste fait appel à lui comme médecin consultant. Il y séjourne en compagnie du spécialiste du cerveau Oskar Vogt qui lui montre les coupes du cerveau de Lénine et confirme que la cause de la mort du révolutionnaire n’est pas, comme l’avait dit la presse internationale, la syphilis, mais une artériosclérose cérébrale. L’observation anatomique minutieuse du cerveau et la connaissance personnelle que Vogt avait du père de la révolution d’octobre conduit Meng a affirmer que « Lénine s’était distingué par sa force de caractère et par la nature de sa pensée dont le déroulement […] et son auto-contrôle étonnant se faisait d’une façon anormalement rapide ». Vogt, qui fut à l’origine psychothérapeute au sens où l’envisage Forel, explique le génie de Lénine par l’anatomie du cerveau, convaincu de l’existence d’une anatomie pathologique des maladies mentales, alors que Meng défend l’idée de la genèse des psychoses au sens développé par Freud avec son concept de série complémentaire. Freud entend par ce concept l’ensemble des facteurs exogènes et endogènes à l’origine des névroses.
Zetkin s’oppose à toute coopération avec le mouvement féministe auquel elle reproche de défendre une « lutte des sexes » plutôt qu’une « lutte des classes ». Elle s’inscrit ainsi dans l’optique développée, en 1901, par la femme de Lénine, Kroupskaïa, dans une brochure intitulée la Femme ouvrière. Dans ce livre, elle défend l’idée classique selon laquelle la libération du prolétariat conduira inévitablement à la libération de la femme ; la lutte des sexes accompagne ainsi, puisqu’elle en dépend, la lutte des classes, de sorte que le combat de classes suffirait à libérer la sexualité. Au regard des responsabilités administratives et politiques de Nadejda Kroupskaïa, et de ses contacts avec certains psychanalystes, on a été parfois conduit à considérer qu’elle joua un rôle important dans le développement de la psychanalyse en Russie et dans la connaissance qu’avait son mari de l’œuvre freudienne. Ce rôle est quelque peu surévalué et son opinion sur le freudo-marxisme est en réalité identique à celui de son mari. Tous deux ne ménagent pas leurs critiques à l’égard de Freud. Tout comme Lénine, Nadejda Kroupskaïa accuse Freud d’accorder trop d’importance au facteur sexuel dans ses explications des comportements humains, et lui reproche sa conception bourgeoise de la femme. Dans un article intitulé « Vers une école nouvelle » publié en 1923, elle écrit, par exemple, que « Freud ne tient pas simplement compte du rôle de la sexualité dans nos actions ; il exagère démesurément ce rôle lorsqu’il explique tous nos actes inconscients par la sexualité. Beaucoup de ses explications sont artificielles, tirées par les cheveux, et de plus, imprégnées d’idées bourgeoises sur la femme ». Propos que Lénine n’aurait en aucun point désavoués.
Les positions sur l’amour d’Inessa Stephan-Wild, avec laquelle Lénine lia une relation chaleureuse et amoureuse, diffèrent de celle de Kroupskaïa. Devenue Armand par mariage, Inessa Stephan-Wild est née à Paris en 1874. Elle se rendit à quinze ans en Russie, s’y maria trois ans plus tard avec le fils d’une riche commerçant dont elle eut cinq enfants. Elle travailla auprès des prostituées, s’intéressa au débat sur l’amour libre. Elle milita pour la social-démocratie et s’intéressa à l’œuvre de Marx. Ses actions politiques l’obligèrent à émigrer ; elle se rendit à Paris où en 1910 elle rencontra Lénine avec qui elle entretint une liaison discrète qui prend fin trois ans plus tard à la demande de ce dernier. Elle mourut du choléra en 1920, Lénine en sera profondément attristé et l’accompagnera à sa dernière demeure. A plusieurs reprises cette relation est pour le père de la révolution russe l’occasion d’affirmer clairement ses positions sur l’amour et la sexualité, comme par exemple lors d’une discussion avec Inessa Armand au sujet d’un roman de l’Ukrainien Vinnitchenko. Lénine s’exprime :
« Ce ne sont que balivernes et stupidités ! Associer toutes sortes d’“horreurs” imaginables, assembler dans une même histoire “dépravation” et “syphilis”, crime romantique et chantage… Et tout cela avec des emportements hystériques, des bizarreries, la proclamation d’une théorie “personnelle” afin de syndiquer les prostituées… Ce prétentieux et complet idiot de Vinnichenko… a fait là une collection d’horreurs – une sorte d’“atrocité à deux sous”. Brrr, quel livre ordurier, quelles inepties ; et dire que j’ai perdu mon temps à le lire ».
La lettre se termine sans aucun mot de remerciement pour l’ouvrage adressé par son amie. A la même Inessa Armand qui lui soumet les grandes lignes d’une brochure consacrée aux droits de la femme qu’elle compte éditer, Lénine lui conseille de renoncer à ses considérations. La position et les préjugés du père de la révolution russe apparaissent clairement dans une lettre datée de janvier 1917 qui mérite d’être longuement citée :
« Je vous conseille très fortement d’écrire un projet de pamphlet plus détaillé. Sinon, beaucoup de choses manquent de clarté.
Une opinion que je dois exprimer dès maintenant : Je vous conseillerais de supprimer complètement le point n°3 – “les exigences (des femmes) en matière de liberté amoureuse“. Ce n’est pas vraiment une revendication prolétarienne, c’est une revendication bourgeoise.
Après tout, qu’entendez-vous par là ? Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?
Est-ce, pour les femmes, être libérées des considérations matérielles (c’est-à-dire financières) dans les relations amoureuses ?
[être libérées] des soucis matériels ?
des préjugés religieux ?
des interdictions parentales etc. ?
des préjugés sociaux ?
des situations limitées liées à l’environnement (paysans, petits-bourgeois ou intellectuels-bourgeois)
des contraintes de la loi, des tribunaux et de la police ?
du sérieux de l’amour ?
de l’enfantement ?
Est-ce une liberté en matière d’adultère etc. ?
J’ai ici fait la liste de nombre de nuances possibles (mais pas de toutes bien sûr). Bien entendu, ce que vous voulez dire, ce ne sont pas les points 8 à 10, mais plutôt les points 1 à 7, ou quelque chose comme les points 1 à 7. Mais vous devez choisir une désignation différente pour les points 1 à 7, puisque “liberté amoureuse” n’exprime pas cette idée avec précision.
Par “liberté amoureuse”, le public, les lecteurs du pamphlet, comprendra inévitablement quelque chose comme les points 8 à 10, bien que vos intentions soient tout autres.
Et c’est justement parce que, dans la société contemporaine, les classes qui s’expriment le plus, qui sont les plus bruyantes et qui font partie de l’“élite” entendent les points 8 à 10 en matière de “liberté amoureuse”, que ce n’est pas une revendication prolétarienne, mais une revendication bourgeoise.
Pour le prolétariat, les points 1 et 2 sont les plus importants, viennent ensuite les points 3 à 7. Ceux-ci ne relèvent pas à proprement parler de la “liberté amoureuse”.
Ce que vous “signifiez” subjectivement par ce terme n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est la logique objective des relations de classe en matière de relations amoureuses ».
Seul le point concernant la liberté sexuelle de la femme retient l’attention de Lénine. Cette question dépend selon lui d’un rapport objectif de classe. La lettre que lui adresse à nouveau Lénine le 24 janvier 1917 donne à penser qu’elle rejeta son affirmation selon laquelle l’amour libre serait une revendication bourgeoise et qu’elle considérait plutôt que la liberté amoureuse et sexuelle transcendait les rapports de classes. Armand refuse sans ambages l’analyse de Lénine selon laquelle l’amour libre serait simplement une revendication bourgeoise : pour elle, la liberté amoureuse et sexuelle est une revendication inhérente à la condition féminine : « Si vous réfutez [mon assertion], répondit Lénine, alors vous devez démontrer que cette interprétation est 1) mauvaise (et la remplacer par une autre…) ou 2) incomplète (et donc ajouter ce qui manque) ou 3) ne peut pas être divisée entre des [considérations] bourgeoises et [des considérations] prolétariennes [de la question]. Vous n’avez fait ni la première, ni la deuxième ni la troisième ». Armand s’étonne que Lénine assimile « liberté amoureuse » avec « liberté d’adultère ». Face à ce qu’il juge comme une incompréhension de son amie, Lénine surenchérit sa défense :
« Ainsi il paraît que j’"identifie" l’un avec l’autre et vous voulez me briser et me détruire pour cette raison. Comment allez-vous faire? Par liberté amoureuse, les femmes de la bourgeoisie entendent les points 8-10 – c’est ma thèse… Vous êtes entrain d’oublier complètement l’objectif et le point de vue de classe, vous passez à l’« offensive », parce que je suis entrain d’ « identifier » liberté amoureuse avec les points 8-10. C’est extraordinaire, tout simplement extraordinaire… »
L’extraordinaire pour Armand réside plutôt dans le puritanisme et dans les propos « réactionnaires » de son idole. Lénine poursuit :
« "Même la passion passagère et la liaison sexuelle … sont plus poétiques et plus propres” qu’un "baiser sans amour" entre époux. Lénine en convenait ajoutant toutefois : "Mais vous opposez une "passion passagère" (et pourquoi passagère et pourquoi pas l’amour ?)" à de mauvais rapports conjugaux. Inessa opposait "le baiser sans amour (puisque passager) au baiser sans amour entre gens mariés. Etrange !". Il préférait mettre en balance "le vulgaire et infect mariage (petit-bourgeois, paysan ou de l’intelligentsia), sans amour et le mariage civil prolétarien avec amour (plus, si vous y tenez absolument, cette affirmation qu’une brève passion sexuelle peut être sale aussi bien que propre)". Mais ses préférences réelles allaient dans un autre sens : "A la vérité, je ne tiens pas à entamer une controverse. Je mettrai volontiers cette lettre au panier et laisserai la question de côté jusqu’à ce que nous ayons une conversation." ».
Le débat se clôt sans que Lénine ne modifie un tant soit peu sa position, convaincu qu’Armand est dans la plus grossière et la plus bourgeoise erreur. Il se désole que la nature qu’il juge marxiste de ses arguments n’ait pas suffit à emporter la conviction de son amie. Présentant longuement cette échange sur la liberté sexuelle, R. C. Elwood suggère que débattre avec Lénine « était une expérience frustrante » marquée par une absence totale de compréhension, considérant que la logique de classe ne souffrait d’aucune remise en question. Il ne fait guère de doute pour lui qu’une « analyse attentive » conduira inévitablement Inessa Armand à abandonner son point de vue sur l’amour, d’autant, ne craint-il pas de lui écrire, que les ennemis du parti ne se priveront pas pour utiliser « votre pamphlet pour apporter de l’eau à leur moulin et déformeront vos idées pour tromper les travailleurs ».
6. Psychanalyse et communisme : l’impossible dialogue
Au regard de l’ensemble des déclarations négatives de Lénine à l’égard de la sexualité et de la psychanalyse, on s’étonne qu’à la fin de sa vie il souhaita aborder la question des rapports de la psychanalyse au communisme. Quelques mois après sa mort, la Pravda publie, dans son numéro du 14 juin 1925, un témoignage de C. Zetkin relatif à une déclaration qu’il aurait faite au sujet de la psychanalyse : « A propos de ceux qui veulent unir le freudisme et le marxisme et utiliser les "conquêtes" de Freud ». Il poursuit en ces termes suggestives : « Un jour ou l’autre peut-être je ferai un discours ou j’écrirai quelque chose sur les problèmes traités [la psychanalyse]. Plus tard, pas maintenant ». Le journal poursuit précisant que « Le camarade Lénine n’a jamais réussi à réaliser son vœu » . Cet éveil tardif à la psychanalyse du père de la révolution d’Octobre ne traduit-il qu’un souci intellectuel de comprendre et d’approfondir la complémentarité entre deux pensées soucieuses de libérer l’homme de son aliénation ou représente-t-il l’un de ses ultimes combats au service de la révolution, une lutte contre ceux qui, à l’instar des austro-marxistes, dénaturent la pensée de Marx et conduisent une pseudo révolution, au service, in fine, de la classe bourgeoise ? La réalité semble plus prosaïque. Au soir de sa vie, ce souhait de réfléchir ne répondait-il pas plutôt au même souci de régler son compte à la science bourgeoise ? Ne répondait-il pas à un vœu de freiner l’extension possible dans l’intelligentsia révolutionnaire de la psychanalyse dont il jugeait dangereuse la « morale », qu’il pressentait comme un danger ? Rien ne permet de considérer, et même de suggérer, que ce souhait reflète l’indice d’une attitude positive de Lénine à l’égard de la psychanalyse. Tout porte plutôt à croire qu’il s’agissait d’étayer, de développer et d’affirmer avec ses propres arguments marxistes un rejet de la pensée freudienne. Au regard de ce que nous avons précédemment exposé, on peut en toute logique penser que la perspective de ce travail répondait probablement, pour l’essentiel, au souci de Lénine de condamner l’intérêt que suscitait alors la psychanalyse chez les intellectuels communistes. Il lui paraissait nécessaire de formuler une mise en garde contre la séduction qu’exerçait la pensée de Freud chez certains bolcheviques et d’affirmer clairement qu’elle représentait une dérive bourgeoise dont la revendication révolutionnaire est illusoire.
Que Lénine ait permis, pendant qu’il détenait les rênes du pouvoir, le développement de la psychanalyse, ou s’y soit opposé, ne signifie pas qu’il y adhérait, même partiellement, ou qu’il n’y était pas hostile. La courte période pendant laquelle il dirige le pays l’a évidemment conduit à porter son attention sur des problèmes plus urgents que ceux des sociétés de psychanalystes. Lors du Xe congrès du parti, les bolcheviques annoncent clairement leur intention de contrôler totalement le pouvoir politique et les autres secteurs de la société. Le désir de Lénine de proclamer publiquement son opinion sur Freud semble surtout guidé par la conviction qu’il faut stopper la progression de la psychanalyse, du moins désillusionner ceux qui croient que Freud et Marx sont engagés dans un même combat ou que la révolution sexuelle avancée par la psychanalyse s’inscrit dans une opposition à la morale bourgeoise. On peut alors se demander si Lénine, dont les idées n’étaient pas ignorées dans les hautes sphères du pouvoir, ne serait pas à l’origine du déclin effectif de la psychanalyse ? Ce déclin débute alors qu’il est souffrant (1923), et n’est plus à même de diriger le pays : il meurt l’année suivante. Il n’est probablement pas complètement étranger à la critique anti-psychanalytique qui commençait alors à se répandre en Russie. Rappelons qu’en 1923, la revue Sous la bannière du marxisme lance un débat quasi officiel sur le freudo-marxisme, débat au cours duquel la psychanalyse se voit sérieusement critiquée au nom du marxisme. Pour être comprise, l’attitude de Lénine à l’égard de la psychanalyse nécessite d’être replacée dans son contexte historique. Nous avons déjà souligné l’erreur de croire que son absence d’opposition à la publication par les presses d’Etat d’œuvres psychanalytiques, principalement de Freud, signifierait qu’il n’était pas opposé à la psychanalyse, voire que, comme toute science, il estimait que « seule la vérité est révolutionnaire ». Il est bien naïf de croire, comme Ch. Tögel, et les travaux récents n’y incitent guère, qu’en matière de science Lénine conduisait une « politique pluraliste » et « tenait en haute estime tous les acquis de la science ». Ch. Tögel ne craint d’ailleurs pas de suivre Jürgen Kuczynski qui affirmait que Lénine avait créé dans les années 1920 une atmosphère favorable à la Science en Union soviétique, période qui pouvait être considérée « comme l’une des trois grandes périodes d’apogée de l’histoire culturelle de l’humanité, aux côtés de la Grèce antique et de la Renaissance ». Ce que nous savons des répressions consécutives à la révolution de 1917 et de la restriction des libertés qui s’ensuivit dessinent un tableau tout simplement opposé. Considérer la politique stalinienne comme le seul point d’ancrage à l’absence de liberté politique et culturel, c’est oublier la terreur rouge qui se met en place dès 1918 et dont les historiens ont clairement montré qu’elle est aussi, pour beaucoup, initiée par Lénine. Quant à l’attitude de Lénine à l’égard de la science, elle est loin de correspondre à celle que souhaite présenter Ch. Tögel. Si le père de la révolution d’Octobre déclare à plusieurs reprises que seule l’objectivité fait la science, il n’en demeure pas moins qu’il existe à ses yeux « une science du parti » et qu’il ne saurait concevoir que la science obéisse à d’autres finalités qu’à servir sa conception du prolétariat. Tögel est naïvement convaincu que Lénine a véritablement appliqué sa devise : « la vérité ne doit pas dépendre du fait qu’elle a à servir tel ou tel ». Il ne craint pas d’affirmer que le développement récent de la psychanalyse dans les pays socialistes est marqué de façon décisive par ce jugement. Etonnante réécriture de l’histoire entreprise par Tögel qui oublie le premier internement psychiatrique qui eut lieu bien avant l’ère Brejnev, celui de Maria Spiridonova. Cette révolutionnaire fut condamnée le 19 février 1919 par le tribunal révolutionnaire pour activités contre-révolutionnaires. Après un séjour dans un hôpital du Kremlin pour soigner une tuberculose, elle fut transférée dans un hôpital psychiatrique qui faisait office de prison. Elle fut par la suite envoyée en Sibérie dans un camp de concentration où on pense qu’elle fut fusillée en 1941 sur ordre de Staline. Rappelons que Maria Spiridonova fut une grande figure de la révolution russe, condamnée à mort en 1907 pour avoir tiré sur un général responsable de la répression d’une révolte paysanne ; suite à une campagne d’opinion sa peine fut commuée en détention d’où elle sortit en février 1917 grâce à la révolution. Lors du Ve congrès des soviets le 5 juillet 1918, elle s’opposa violemment à Lénine qui voulait « exterminer les koulaks [paysans propriétaires aisés] en tant que classe ». Le père de la révolution lui répliqua durement dans un discours où il parla à huit reprises d’« hystérie ». Elle fut arrêtée quelques jours plus tard, suite à une sorte de tentative de coup d’Etat de ses camarades du parti socialiste-révolutionnaire. Relatant cette épisode, l’historien Dominique Collas conclut qu’ « elle est révélatrice, en plus de la brutalité et de la logique épuratrice du communisme dès ses débuts, d’une attitude politique qui pousse à considérer, au nom de la science que l’on est censé posséder, les opposants comme des fous ».
La pruderie de Lénine, son hostilité aux idées d’Alexandra Kollontai et d’Inessa Armand, comme sa critique de l’amour libre et de la liberté sexuelle, idées qui tranchent quelque peu avec l’attitude de Trotsky et de certains bolcheviques, rend difficile, voire impossible, de croire qu’il ait pu un tant soit peu nourrir à l’égard de la psychanalyse des sentiments positifs et qu’il ait souhaité que le marxisme s’enrichisse de l’enseignement de Freud. C’est le constat inverse qui s’impose, à savoir la nécessité, et même l’urgence, au regard de l’écho que les idées freudiennes rencontraient alors en Russie parmi les partisans de la révolution, de stopper cette audience progressive, de l’effacer même de l’horizon du marxisme. Ce désir de Lénine d’écrire une étude sur Freud et Marx peut se comprendre comme un règlement de comptes, au soir de sa vie, l’un de ses derniers combats. Il reflète l’impact subversif que la pensée freudienne pouvait avoir sur la révolution. A ce titre, Freud et Lénine sont d’accord : entre psychanalyse et communisme le dialogue est impossible. Freud d’ailleurs ne nourrissait guère de sympathie pour Lénine qu’il considère, tout comme Mussolini, comme un « despote ». A la différence de Trotsky, Lénine n’a jamais exprimé de sympathie à l’égard de la psychanalyse, mais plutôt, quoiqu’on ait pu dire, une certaine hostilité. On ne saurait interpréter son attitude en arguant exclusivement de motifs d’ordre intellectuel. Qu’il ait pu considérer que le matérialisme dialectique s’opposait à toute connaissance construite à partir d’une relation intersubjective ou que l’élimination des chaînes aliénantes qui oppressent la psyché humaine s’obtienne par une action collective seule susceptible de remédier aux infrastructures qui impriment leur sceau sur les individus, encore aurait-il fallu qu’il le mentionnât à défaut de le démontrer. En fait, l’essentiel de sa critique apparaît réactionnel, conséquence d’une attitude morale, outrée par l’existence d’une certaine liberté sexuelle qu’il juge dépravée. Cette attitude contraste avec celle de Trotsky qui non seulement s’intéressait à la littérature et aux sciences humaines, mais exprimait publiquement une opinion positive à l’égard de la psychanalyse qu’il connaissait mieux que son compagnon, par ses séjours à Vienne et ses amitiés avec Raïssa, Alfred Adler, Joffe etc… Convaincu de la véracité de la psychanalyse, du moins de certaines de ses conceptions, Trotsky ne souhaite pas que le marxisme la rejette ou l’ignore. Afin d’intégrer sans ambiguïté possible la psychanalyse dans le giron de la science et de la dialectique de la nature telle que l’avait développée Engels, Trotsky ambitionne d’inscrire la psychanalyse dans les théories pavloviennes. Il écrit à Pavlov à ce sujet. Il ne perçoit pas que cette psychanalyse pavlovienne ne pouvait être que dénaturée. Signalons encore afin d’illustrer avec plus de pertinence ce contraste entre Lénine et Trotsky que ce dernier ne cessa tout au long de son exil de se référer à Freud. L’un de ses derniers dialogues avec Freud se déroule sous l’égide de Breton avec lequel il rédige un manifeste "Fédération de l’art révolutionnaire indépendant" (FIARI), accordant au concept de sublimation une importance dans la mise en œuvre de l’action révolutionnaire. Le dialogue avec la psychanalyse s’avère ainsi une tâche impossible pour l’idéologue Lénine. Il semble avoir eu conscience de l’importance de l’œuvre de Freud, en raison surtout de l’écho ou de la fascination qu’elle exerçait jusqu’au sein même de son parti, ce qui a plutôt nourri son hostilité à son égard. A-t-il eu conscience qu’elle recelait aussi une critique subversive de la société comme source de la souffrance psychique, elle aussi aliénante ? Certes non, tant il est vrai que, comme selon de nombreux marxistes, la psychanalyse le rebutait en raison de son action limitée à la sphère individuelle et de ses présupposés bien éloignés du matérialisme. L’accusation de valoriser l’individualisme – entendons au détriment de l’idée communautaire – a souvent été formulée à l’encontre de la psychanalyse freudienne susceptible ainsi de détourner l’individu de sa conscience de classe et de l’orienter, à son insu peut-être, sur une voie qui éloignerait de l’action révolutionnaire.
Lénine n’est pourtant pas hostile à l’usage de termes psychologiques pour expliquer les motivations de ses adversaires. Dominique Colas s’est attaché à étudier la signification du qualificatif « hystérique » dans l’œuvre de Lénine. L’objectif de l’auteur n’est pas, comme certains l’ont cru, de nous proposer une psychanalyse de Lénine, mais au travers des occurrences du terme hystérique dans le discours du père de la révolution bolchevique, de dégager chez ce dernier sa conception de la politique en tant que conflit. Car son usage du terme « n’est pas aléatoire et il est réglé pour dénoter certains adversaires politiques : mencheviks, socialistes-révolutionnaires de gauche, communistes oppositionnels ». Et cet historien du léninisme précise que « par ailleurs Lénine fait d’hystérie un vocable précis et qu’il n’avance que dans des circonstances particulières dont la relative rareté augmente le poids. Le recours à la médecine et à la psychiatrie dans l’analyse politique n’est pas rare. Toute "déviation" est, à la limite, signe de folie. Ainsi Lénine juge que les insurgés de Cronstadt sont des fous (t. 36, p. 555). Il déclare que ceux qui confondent le parti et la classe devraient être enfermés dans des hôpitaux psychiatriques et il déplore qu’en Russie on prenne de pareils gens au sérieux (t. 19, p. 438). Seuls des "insensés" ne veulent pas tenir compte de la paix de Brest-Litovsk (t. 27, p. 540) ».
En d’autres termes, « chez Lénine l’hystérie est associée à des traits qui traditionnellement codent la féminité : sentimentalité, larme, nervosité, présence excessive du corps dans la parole et la pensée, domination de l’intelligence par les affects ». Et c’est probablement ainsi qu’il considérait la psychanalyse.
En dehors des questions idéologiques ou épistémologiques, l’acceptation de la psychanalyse suppose un contexte politique qui en permet l’exercice en toute liberté. La conception de Lénine dans le domaine de la liberté de création laisse difficilement augurer une entente possible avec la psychanalyse. S’il affirme que l’artiste peut créer librement, il précise d’emblée qu’en tant que communiste « nous devons tenter consciemment de guider ce mouvement, de le former, de décider de ses résultats ». Dans une lettre à Clara Zetkin, est clairement exposée la manière dont il veut poser ou imposer le problème de la culture : « Donnerons-nous des gâteaux délicieux et rares à une minorité alors que la masse des ouvriers et des paysans manque de pain noir ? Et ce, évidemment, non seulement au sens propre mais aussi au sens figuré. C’est sur les ouvriers et les paysans que nous devons concentrer notre attention. C’est dans leur intérêt que nous devons apprendre à diriger et à calculer. De même dans le domaine de l’art et de la culture ». Ne nourrissant guère de sympathie pour l’intellectuel engagé, il s’en méfiait au nom d’une dialectique qui laisse rêveur : « Gorki se plaignait des perquisitions et des arrestations qui avaient lieu chez certains intellectuels de Petrograd, "justement ceux qui autrefois étaient entièrement à notre service, au service de vos camarades, et même de vous personnellement, Vladimir Ilitch, et nous cachaient dans leurs appartements, etc. " Lénine dit en souriant : "Eh oui, de biens bonnes gens, et c’est précisément pourquoi il faut perquisitionner chez eux. C’est justement pourquoi on est obligé de temps en temps, et à contre-cœur, de les arrêter. On le sait, ce sont d’excellentes personnes, leur sympathie va toujours à l’opprimé, ils sont toujours opposés à la persécution. Et qu’est-ce qui s’offre à leur vue maintenant ? Les persécuteurs : c’est-à-dire notre Tchéka ; les opprimés : les Cadets" – les démocrates constitutionnels, parti bourgeois – " et les S.R. qui tentent de lui échapper».
Jacquy Chemouni