La guerre de l’obsessionnel
Conférence à Mayenne, 1992
Par Olivier Douville
Le terme d'obsession, auquel certains traducteurs (Bourguignon, ) préfèrent substituer "contrainte", n'appartient pas à la psychanalyse. On le rencontre en amont de celle-ci, puis on va le retrouver en aval.
En amont, il suffit de citer les manies de Pinel, la formidable classification d'Esquirol sur les monomanies raisonnantes ; classification dans laquelle Esquirol soulignait deux aspects qui peuvent retenir encore l'attention d'un clinicien contemporain.
Le délire partiel mais surtout la lucidité du malade à qui rien n'échappe de l'aspect bizarre, extérieur, coercitif de ses troubles. Sans en faire l'énumération, on peut s'attarder sur Baillarger ; la folie avec conscience, Morel : le délire émotif et enfin sur le thème tout à fait impressionnant de vertige mental qu'utilisait Lasègue pour parler des obsessions.
Lanteri-Laura disait qu'avant Freud, le mot obsession a beaucoup flotté. En 1896, Freud écrit directement en français un texte pour l'"encéphale" intitulé : "l'hérédité, l'étiologie des névroses", et fixe le terme de névrose obsessionnelle de façon contemporaine. De nos jours hélas, on sait à quel point, dans une certaine relativisation de la clinique, les questions de l'obsessionnalité sont stigmatisées sous la rubrique de "tics obsessionnels compulsifs" chez les enfants.
Dans un premier temps, je verrai en quoi ce terme de Freud, de "névrose obsessionnelle", permet effectivement de comprendre un certain nombre de phénomènes qui sont impérieux, comme extérieurs à la volonté du sujet dans le cadre et dans le sens des névroses.
Freud écrit à la fin de sa monographie exemplaire : "l'homme aux rats" : les obsessionnels ont, avant tout, besoin de la possibilité de la mort pour résoudre leurs conflits.
Voilà un point à partir duquel peut se déployer une lecture originale et spécifique de la névrose obsessionnelle (et non pas un profil d'obsessionnel), névrose de ces sujets qui croient qu'ils peuvent guérir de ce qui les fait jouir.
Prenons "l'homme aux rats" et complétons cette lecture nécessaire avec une autre, celle que l'on pourrait faire des "Leçons d'introduction à la psychanalyse". Freud nous parle de deux aspects de la névrose obsessionnelle : le traitement de l'agressivité et la fragilité, voir la porosité, de cette structure névrotique à l'angoisse.
Le modèle qu'il donne est dynamique. Il rend compte de ces deux aspects qui différencient essentiellement la névrose obsessionnelle de la névrose hystérique en mettant en avant une régression de la libido vers une phase antérieure de l'organisation sexuelle pour la première des deux névroses.
Pour Freud, la régression de la libido vers la phase préliminaire de l'organisation sexuelle, est la régression qui explique pourquoi l'impulsion amoureuse se présente immanquablement sous le masque de l'impulsion sadique dans la névrose obsessionnelle. Cette régression conduisait à la perversion sans le refoulement qui l'accompagne et dont la fixation est le premier temps.
Le sujet devient un névrosé horrifié par les représentations qui lui viennent.
Nous avons là un point de lecture de la modalité spécifique de l'angoisse dans la névrose obsessionnelle : l'Hilflisigkeit, en allemand, l'angoisse de non assignation de laisser en plan. L'angoisse transnosographique, celle qui traverse un certain nombre de structures, est ici l'angoisse accompagnée par le sentiment d'horreur.
C'est en essayant de rendre compte de ce sentiment d'horreur que l'on pourrait saisir quelque chose des modalités spécifiques du vécu de l'angoisse chez l'obsessionnel et plus précisément de façon clinique, la façon dont l'angoisse est insérée dans la structure.
Inhibition, symptôme et angoisse, le schéma général dégagé n'est pas là complètement bouleversé, même s'il y a une autre théorie de l'angoisse ; celle de l'angoisse signe.
Freud a mis en avant et posé l'accent sur le travail de l'annulation rétroactive, cette parade psychique visant à anesthésier, à priver le sujet de cette horreur d'une jouissance par lui ignorée, phénomène le plus vif de cette annulation rétroactive.
C'est un mécanisme par lequel plus rien ne serait abîmé, aucune perception ne saurait avoir lieu, aucune action n'aura été accomplie. Ce mécanisme psychique qui vise à stériliser, anesthésier toute la possibilité du surgissement de l'horreur, actuellement trouve son allié le plus objectif dans les effets - ou les bienfaits - de la chimiothérapie, c'est selon.
Pour ne pas aller trop vite j'ai choisi : "l'homme aux rats" et son introduction, puis "inhibition, symptôme et angoisse". Dans le modèle clinique, on voit pourquoi il y a des actions qui viennent au secours du refoulement.
Maintenant nous allons voir quels sont les traitements que l'on a pu faire du cas de l'homme aux rats dans la littérature post-freudienne.
Prenons la bibliographie de l'I.P.A. concernant ce cas et les trois auteurs Marc Kauzer en 1952, Elisabeth Rizetzel en 1965, et Léonard Changold en 1967 et 1971.
Marc Kauzer en 1952 propose, de façon un peu simplificatrice sans doute, de rectifier, corriger Freud, pointer ses erreurs. C'est assez à la mode de prendre les cinq psychanalyses et systématiquement d'aller s'intituler "contrôleur" ou "superviseur" de Freud, d'en rectifier le tir et les erreurs.
Ce qu'il nous dit, Marc Kauzer, part du capitaine cruel, celui qui intime l'homme aux rats à rembourser une dette non fondée, à l'aide d'un supplice qui consistait à introduire des rats dans l'anus du supplicié.
La dette d'angoisse chez le patient de Freud serait d'imaginer que cette scène puisse arriver à sa bien aimée et à feu son père. Pour Kauzer, l'homme aux rats de cette façon : le supplice, introjecte la règle analytique.
L'erreur technique de Freud, aurait été de négliger qu'il s'agissait là d'une scène d'introjection (horreur sur le visage de l'homme aux rats lorsqu'il racontait cette angoisse).
Un imaginaire corporel lié au masochisme primaire eut comme effet de prendre au pied de la lettre, au corps de la lettre, d'introjecter la règle analytique.
Pour généraliser, l'erreur de Freud serait de donner le pas à l'anamnèse, contrariant, négligeant, mettant dans un temps second et à tort ce que Kauzer appelle "Dynamic analisis of the mediatal transference" (analyse dynamique de transfert). L'explication de Kauzer dit quelque chose de juste mais évacue entièrement la richesse du cas. D'autre part il n'est pas certain que Freud se soit simplement contenté de donner le poids à l'anamnèse. Pour écrire sa propre notion de structure, chez Freud (la structure est ce qui échappe à la compréhension immédiate et permet de passer du fantasme au symptôme) il avait besoin de mettre en parallèle la psychogenèse des formations instinctuelles avec la dynamique des symptômes. La question du transfert mérite une approche un peu plus exhaustive que ce qu'a pu faire Kauzer.
Zetzel reproche à Freud de ne pas être clinicien et de négliger les premières relations, les amours génitaux et prégénitaux. Elle attire notre attention sur la fonction de la soeur morte et y fonde son analyse. On peut supposer a priori l'importance dans la fratrie de Ernst (l'homme aux rats) de sa jeune soeur frappée d'une maladie mortelle. Cette horreur, cette façon de rester très proche quand il s'agit d'envisager pour lui la scène primitive, cette fixation sur ce que tout son appareil mental aurait pu imaginer du coït au moment où il perdait un objet alors incestueux : à savoir sa jeune soeur, serait un psychème de la causalité psychique.
Pour Léonard Changold, à deux reprises, dans la construction de l'anamnèse traumatique, l'homme aux loups et un "rat people", nous avons un sujet qui dans l'enfance, a subi une "over stimulation without desarge", un surcroît de stimulation sans la possibilité d'inventer, de trouver une décharge.
L'argumentation est faible. A l'appui viennent les idées de Carla Brown qui fait coïncider le développement du temps et le second stade oral du développement libidinal infiltré de sadisme.
Ces trois relectures du cas de Freud ne nous apportent pas grand chose. Qu'il y ait à considérer les impasses de la relation de transfert et de contre-transfert lorsque Freud, père de la théorie psychanalytique, dans le même temps qu'il interprète, se fait aussi pédagogue de la théorie psychanalytique, c'est assez juste. Qu'il y ait même, allons plus loin, à considérer les impasses de la technique de Freud qui utilise dans le traitement psychanaytique, la fiction d'un père idéal et bien tempéré, c'est encore vrai. On peut entreprendre cette *** d'autant plus que Freud l'a entreprise lui-même. Evidemment, on peut repérer qu'à certains moments Freud s'identifiait au savoir des sujets. Il s'identifie parfois tellement au savoir du sujet que, par exemple, autre cas, pour obtenir ce savoir de l'homme aux loups, il pose un ultimatum pour obtenir l'aveu de l'un de ses savoirs qu'il croit détenir. Mais cela n'empêche pas que soient parfaitement lisibles pour nous contemporains ces cinq psychanalyses.
C'est autre chose de dire que le sujet ne peut s'inscrire dans le discours analytique que selon son fantasme, c'est-à-dire en situant l'analyste à la place de son objet fondamental. Il y a quelque chose du deuil de l'objet qui est causal en tant que perdu. On peut envisager sans doute que quelque chose nous est dit dans cette *** sur la fonction causale d'un objet perdu, mais le problème c'est que l'auteur rabat tout sur les circonstances biographiques et hypertrophie de la sorte l'événement causal. De même Changold voudrait sans doute situer le trop à jouir de l'obsessionnel mais à ce moment là il fait du cas une pure et simple affaire de pathologie du rapport à la réalité.
En 1953, le cas de l'homme aux rats donne l'occasion à Lacan de reprendre la problématique générale de l'ensemble du cas, sans chercher à dénoncer ce en quoi Freud aurait été un mauvais psychanalyste, mais en essayant de sortir de ce cas, un concept sur lequel il est important de travailler : le mythe individuel du névrosé. C'est en 1952 que Lacan faisait chez lui les réunions avec des collègues et en 1953, une réunion bulletin qu'il faisait au collège de philosophie dirigée à l'époque par Jean Wahl, Jean Vrin. Nous sommes à une époque où Lacan dans son retour à Freud ne fait pas du tout l'économie du structuralisme anthropologique. Il pourra en faire l'économie bien plus tard, lorsqu'il aura mis en équivalence : réel, symbolique et imaginaire. La conception lacanienne du symbolique et celle du *** de Lévi-Strauss sont alors assez proches. C'est à l'anthropologie structurale qu'est emprunté le concept de mythe et à Freud bien sûr qu'est empruntée la question du roman familial des névrosés, par une lecture fidèle du texte de Freud de 1909 "le roman familial des névrosés". L'articulation de Freud à Lacan est la suivante "le mythe est ce qui se constitue comme une fracture entre deux générations comme une illusion fondatrice sur les échecs de la transmission. Pour faire une parenthèse rapide sur les mots de transmission, de dit et non-dits..., beaucoup de choses ont tendance à courir actuellement dans les liens nécessaires, parfois compliqués, souvent contradictoires, qu'entretient la psychanalyse avec un certain nombre d'initiatives de terrain ; travail social, travail thérapeutique. On aimerait peut-être penser que la transmission, plus elle se fait sans vide, sans faille, sans heurt, sans non-dit, plus en quelque sorte elle est pleine, claire, cristalline, entière, voire même compacte, mieux les enfants se portent et mieux les parents sont les passeurs d'oedipe. Nous ne pouvons pas partager ce qui nous semble, même pas un optimisme mais plutôt une illusion, dans la mesure où la vérité en tant que telle est impossible à définir en son entier. Il y a des systèmes, politiques, familiaux, procéduriers inquisitoires où le sujet peut dire toute la vérité. Pour répondre à une telle existence, il faut être déjà situé dans une place qui nous met visiblement à part des modalités que l'on peut entretenir avec autrui, c'est-à-dire loin des modalités coutumières du lien social. Il faut rappeler que c'est sur les impasses de la transmission, sur les blancs, les espaces lacunaires de l'histoire que peut s'inventer une fiction de l'origine, que peut s'inventer une référence au père, que peut également s'inventer pour l'enfant une possibilité de s'adresser à plusieurs instances du paternel et du maternel.
Voyons maintenant comment ce mythe fonctionne.
De même que pour Freud, le roman familial a une fonction de rendre *** l'"entre-deux" générations, le mythe individuel du névrosé fonctionne de façon semblable. Cette construction met un pied dans l'anthropologique et l'autre pied dans le psychanalytique.
Commençons par l'anthropologique. Chez le névrosé (à entendre comme la névrose fondatrice), c'est-à-dire le névrosé oedipien, il rejoue nécessité d'articuler une loi symbolique de l'échange, une loi symbolique de la reconnaissance, une loi symbolique de la paternité. On sait à quel point de nos jours un auteur comme Legendre est tout à fait attentif au malheur des articulations entre les lois symboliques de l'échange, de la reconnaissance et de la paternité. Dans l'actuel d'un tissu social, Legendre est attentif au principe de la référence, de la garantie.
Pour Lacan, qui, en cela, suit très fidèlement les conceptions de Lévi-Strauss, les lois symboliques de l'échange, de la reconnaissance et de la paternité sont les lois symboliques de la parole. Ces trois lois s'articulent, dans la psychanalyse freudienne, aux avatars d'un destin aux figures particulières. Cette articulation donne la formule d'un "mythème", soit dit autrement : les lois symboliques de l'échange, de la reconnaissance et de la paternité ont la vertu de fonder le rapport à l'altérité.
Entre ces objets, les traces de ces objets disparus il y a des sujets ; entre ce que ces objets causent. Cette dimension-là n'est pas la dimension de l'altérité, l'objet n'est pas notre altérité mais notre hétérogénéité, c'est-à-dire, l'objet phallique de l'organisation et de l'emblématisation du corporel. L'articulation entre l'aspect anthropologique d'une part et l'aspect psychanalytique qui tourne autour de l'avatar et de l'objet, donne la formule d'un mythème. Le mythe, dans cette formule, tient à ce que le remaniement combinatoire soit orienté par une tendance du sujet dont la consistance, ce qui fait que cela va durer, ce qui fait répétition, est que ces trois lois symboliques anthropologiques soient aimantées, orientées, subjectivées par ce que Lacan appelle une "tendance du sujet à s'acquitter des choses sur les origines et à les rectifier".
Restant en cela fidèle à un vocabulaire qu'il avait déjà utilisé dans sa thèse au début des années trente sur "la psychose paranoïaque en rapport avec la personnalité", Lacan pour parler de la névrose obsessionnelle isole cette tendance du sujet écrite en toutes lettres dans le texte freudien. Dit de façon plus ramassée, les trois lois symboliques de la parole sont perdues pour ne pas dire perverties par une subjectivation forcée de la faute. Pour le mythe du névrosé, il faut voir en quoi les trois tendances anthropologiques sont tordues par une tendance mythe individuel. Pour comprendre ce en quoi c'est subjectif chez le sergent Ernst, il est important de revenir pour Lacan à la question de la figure paternelle.
Je rappelle ce fragment rapide des faits qui ont motivé l'attaque d'angoisse chez le sergent Ernst. Celui qui lui a narré le supplice du rat dit qu'il doit une somme modeste à un autre lieutenant pour l'expédition d'un lorgnon (qui est un pince-nez en fait). Dans son histoire, le sergent ne sait pas à qui cette dette doit être remboursée, du moins, il dit qu'il ne le sait pas. Lorsqu'il se rend compte du pot aux roses, à savoir que c'est la postière elle-même qui a avancé l'argent sur la bonne mine de ce sergent, tout lui revient. Si l'on monte d'un cran à la génération du père, on tombe sur une anecdote. Au temps de la carrière militaire du père, un ami régla pour lui une dette de jeu, plus tard, voulant rembourser cette dette, le père n'a jamais pu réussir à trouver son ami. Le père est à jamais endetté.
Et pour revenir brièvement aux événements qui marquent l'histoire de l'homme aux rats, il se trouve entre deux femmes : cette postière, qui peut-être, parce que le sergent lui plaît, lui avance l'argent du lorgnon, puis une serveuse dans un café d'à côté qui plaît au sergent.
En montant d'un cran la démonstration est systématique, un peu trop, mais nous avons besoin de cette simplification pour le moment.
Retournons à la figure paternelle du père, pour dire les choses de façon lapidaire, "il a cédé sur son désir". Il courtisait avant son mariage une jeune fille pauvre mais jolie. Obéissant, il fit le choix d'épouser une autre femme, la mère de l'homme aux rats à qui il doit sa situation sociale.
Il y aurait donc quatre personnages : un homme encombré d'une dette insolvable car il ne peut la rembourser. Deux femmes, deux situations, un redoublement de la faute du père entre deux femmes présentes, la serveuse et la postière et cette interprétation subjectivement forcée, la jouissance du capitaine cruel lui enjoignant une dette erronée.
Dans la démonstration, la question de la dette posée du côté de la fonction sociale, la question de l'entre-deux femmes posée du côté de l'objet sexuel, nous allons voir la dynamique de ce complexe dont nous avons eu les éléments, dont on a la combinatoire.
La dynamique est la suivante : si le névrosé se réalise sur un des plans, l'autre plan se redouble sur un mode narcissique. C'est quelque chose d'observable dans notre clinique et qui suffirait à nous signaler qu'il y a de l' obsessionnalité dans l'air. Lorsque le sujet se réalise socialement et bien il va vivre une histoire étrange du côté de l'amour : un amour dédoublé, un amour passion à côté d'un amour légitime.
Quand le sujet se réalise amoureusement, on voit que la réalité devient mortifère dans la vie sociale, elle emprunte pour cela les voies de la jalousie : et si la femme aimée allait succomber au charme du supérieur hiérarchique, du collègue de bureau qui a une plus grande gueule ou une plus belle, etc...
La lecture que l'on peut faire de l'angoisse chez l'obsessionnel est en quelque sorte à deux étages :
- la lecture métapsychologique : pour l'instant elle est énigmatique, je n'en ai pas dit grand chose. On a parlé de la satisfaction, du lien entre sadisme et amour et du "perception", l'aperçu sur le visage qui est une jouissance, ce mélange de jouissance et d'horreur, je vais y revenir ;
- la lecture de la psychopathologie de la vie quotidienne, c'est ce dont je viens de vous parler.
Ces sujets qui ne peuvent pas faire la métaphore de leur mythe individuel du névrosé pour la bonne raison que si quelque chose est réussi à ce moment là, quelque chose est clivé de l'autre côté. On aborde alors un autre niveau d'angoisse. Il n'est pas question de découper l'angoisse en rondelles ou en tranches, encore moins en tranches chronologiques, mais de voir qu'effectivement cette angoisse passe par les avatars de la psychopathologie de la vie quotidienne.
La première formule : il réussit socialement mais le voilà encombré sans y trouver le moindre plaisir, d'une femme et d'une maîtresse. Il y a des hommes qui trouvent du plaisir à cela mais les obsessionnels non. La deuxième formule : il réussit au boulot mais alors la jalousie prend à la gorge.
Les deux formules sont attestées par le fait que l'homme aux rats spéculait du côté de la vengeance, sur les femmes inaccessibles. Un de ses fantasmes par rapport à ces femmes est : quelqu'un réussit une belle carrière dans une entreprise, il est dans une position de séduction et de maîtrise telle que le type qui l'a dépassé en grade, en échelon, lui confie quelques secrets. Ce moment déclenche instantanément une autre ***, celui qui a reçu la confidence va dire à la femme : "ben voilà, je pouvais tout dévoiler, je n'ai pas voulu être en rivalité avec ce type que par amour pour vous et je m'en vais".
De ces deux angoisses on peut dire qu'il y en a une plus proche de la jouissance de l'inconscient et l'autre qui se cicatrise dans les banalités du quotidien. Ce serait une lecture réductrice et je crois qu'au contraire il faut tenter d'en faire la part en précisant le point suivant : en quoi lorsqu'un névrosé obsessionnel est confronté à la rivalité, l'horreur finalement n'est jamais très loin.
Dans un argument je disais : à l'agressivité, l'obsessionnel ne répond pas par la guerre, il répond par le déclenchement de l'angoisse. Je vais prendre en considération ce que j'avais laissé de côté dans une vision un peu rapide du texte de Freud.
Le 22 janvier 1908, Freud communique à la Société de Psychanalyse de Vienne, que la résolution des symptômes de Ernst Lehrs a pu être produite par une double interprétation.
La première, qui ravira les lacaniens, joue sur le jeu de mots : "witz". Freud avait repéré que son patient prenait un malin plaisir à déformer des mots en insistant par exemple sur une autre tonicité de la prononciation des sons, des voyelles, liée au sens de ce qu'il pouvait dire. Lorsque le patient utilisait le mot aber qui ne veut pas tout à faire dire au sens très désignatif, "l'objection", mais plutôt "fais attention à ce que je vais dire...", le patient avait tendance à allonger le "e" de aber jusqu'à le prononcer "abier" qui veut dire "croire, défense, résistance". Le souci que manifestait à ce moment là Ernst Lehrs était une histoire autour de la pénétration. Il disait qu'il avait le sentiment que s'il ne déformait pas la façon dont certains mots étaient fabriqués, ces mots pouvaient être pénétrés par du non-sens, se volatiliser. Et cela ne porte pas sur n'importe quoi : le mot aber intime à l'autre d'être réellement présent, pas simplement se pointer mais de rester là. On peut faire venir l'autre par ce long travail de prononciation, de projection des défenses. Très souvent Freud parle des expressions de ses patients et il fait très attention à la prononciation, cette prise corporelle de signifiants. Ce que l'on a peut-être passé sous silence et qui n'est pas d'un intérêt faramineux à être généralisé ainsi. C'est surtout en ce qui concerne les cliniques des obsessionnels où les rêves d'obsession et tout ce qui a à voir avec l'obsession, que Freud s'intéresse de façon très précise à la façon dont un mot est prononcé et donc à la façon dont un mot est déformé.
Là nous n'entendons pas uniquement que tout sujet est pris dans une chaîne signifiante. L'objet "voix" c'est plus que l'objet "regard", c'est la chose que l'obsessionnel traque sans cesse. On connaît l'histoire d'Ernst, de son désarroi. Il est à l'armée, ils le font marcher, il perd son lorgnon, il ne veut pas revenir en arrière. Il a téléphoné pour qu'un autre lorgnon lui soit apporté dans la ville où sa garnison doit se rendre et puis voilà...
Un des reproches les plus fréquents que l'homme aux rats s'adresse à lui-même, adresse à son père et au monde, ce n'est pas que les gens ne soient pas à la hauteur, soient des chiffes molles, soient castrés ou soient des abrutis. La dénonciation de l'obsessionnel est que le monde est lâche. Ce qui devait être réglé, la dette impossible, ce serait une dette qui serait venue à bout de la lâcheté du père. Freud a vu juste.
Si on prend en référence la grille de 1953 de Lacan sur le mythe individuel du névrosé pour relire le cas de Freud, on peut reformuler la question de l'obsessionnel de la manière suivante : comment s'acquitter d'une dette qui fasse en sorte qu'il soit à la fois possible de tenir socialement le coup et de tenir amoureusement. Bien sûr c'est là l'impossibilité radicale du névrosé obsessionnel.
La première interprétation permettait au fond de reconnaître que les reproches qu'il n'arrêtait pas d'envoyer à son père "il est lâche" étaient fondés c'est-à-dire que - ça traversait sa subjectivité - ceci est très important, car une part de notre travail clinique n'est pas de faire en sorte que le sujet arrête de faire des reproches, ou commence à en dire, mais est de repérer les moments où des phrases par quelques accrochages, traversent la subjectivité ou informent la subjectivité - phrases qui autrement en dehors de ce repérage, seraient de simples ritournelles. Le travail d'interprétation c'est un travail de liaison, pas simplement un travail de surajout que le psychanalyste peut faire.
La deuxième intervention de Freud est curative. Cela ne veut pas dire qu'elle soit mauvaise. Elle concerne une tendance repérée chez le patient et par lui souvent énoncée, qui consiste à se laisser bercer par des idées suicidaires.
En août, en pleine chaleur, se sentant trop épais, il va en plein soleil et *** une escalade, aussi vite que ses jambes puissent le porter, une petite montagne. Arrivé au sommet, épuisé, il a le sentiment que de se jeter dans le vide pourrait le soulager. Le patient raconte ce souvenir.
Freud dans son intervention fait un jeu de mots. A savoir que le patient était fortement amoureux d'une jeune fille qui séjournait au même endroit que lui et en compagnie d'un cousin anglais qui lui faisait la cour et dont il était très jaloux. Ce cousin se nommait Richard et tout le monde l'appelait Dick, comme c'est la coutume en Angleterre. Dick en allemand signifie gros. Freud suggère que c'est ce Dick qu'il a voulu tuer. Il était jaloux, c'est pourquoi il s'imposait pour se punir la cure d'amaigrissement. Mais ses courses pour éviter à tout prix de devenir gros (dick) sont en rapport avec le nom du cousin Dick.
Nous allons maintenant retourner à cette question du père. Père qui en l'occurrence ne tient pas la route. Quand le sujet parle de la lâcheté du père, ce n'est pas un catalogue de récriminations, loin de là. Nous avons même là une formulation typique de la réthorique de l'obsessionnel, à savoir "à part le fait que je lui voue une haine incompréhensible, lui et moi nous étions les meilleurs amis du monde". C'est-à-dire que le père se défile et est placé au rang d'un semblable, d'un rival éveillant l'agressivité spéculaire. Le père de l'homme aux rats c'est un ami, un confident, rien qui ne puisse soutenir un meurtre qui vaille.
La question que nous pouvons nous poser maintenant est celle de la phénoménologie particulière de la parole obsessionnelle. La parole de ces patients mentalement riche, comme disait Lacan.
Dans "subversion du sujet et dialectique du désir", article des Ecrits de Lacan (chap. VII, p. 821), nous allons nous arrêter sur la phrase suivante : "la jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore qu'elle ne puisse être dite qu'entre les lignes pour quiconque est sujet de la loi, puisque la loi se fonde de cette interdiction même".
Quelqu'un qui sait prendre cette interdiction à sa charge, en la personne de l'obsessionnel qui prétendra toujours être maître des lois du langage. Ce risque étant alors que cela peut entraîner une espèce de logorrhée où les séances se transforment en compétition de jeux de mots.
Les termes par lesquels on parle le plus souvent de l'obsessionnel sont :
1° - cette façon qu'a érotiquement l'obsessionnel de s'identifier à la totalité de la conscience. Il est très fort pour faire passer la jouissance dans le signifiant. Cela prend la forme d'une compulsion de concentration dont le sommet est l'érotisation de la pensée. En somme l'obsessionnel a parfaitement constitué ce qu'il croit être des rapports d'altérité, parce qu'il a parfaitement constitué ce qui l'enferme dans des rapports d'opposition : opposition entre le corps et la pensée, entre sa parole et celle des autres, ceux qui n'ont pas de parole, etc...
Il ne s'agit pas avec des patients obsessionnels d'introduire quelque chose de l'ordre de l'altérité, mais d'introduire plutôt quelque chose de leurs rapports à l'objet, à l'objet a. Puisque c'est à la réintroduction de cet objet qu'une altérité pourra enfin se construire avec sa part d'incertitude, sa promesse d'énigme et sa possibilité de jeu.
Un autre point : dans l'histoire de l'homme aux rats, nous avons un glissement de termes, du fantasme au serment "il faut rendre l'argent sinon le supplice arrivera".
"Tu rendras les 3 couronnes 80 au lieutenant A", voilà un énoncé qui est en position d'énoncé maître. Ce glissement traduit chez l'homme aux rats tout l'effort du sujet pour virer la jouissance au lieu de l'inconscient. Quant au serment qu'il se fait, il est caractéristique du mode de pensée de l'obsessionnel : c'est un simulacre, parce qu'il est toujours présenté dans son échec possible, modifiable dans ses termes et dans les conséquences de sa transgression. L'homme aux rats est en quelque sorte obligé de parier sa vie sur la disparition possible du père, sur le meurtre possible du père.
Il y a quelque chose dans la névrose obsessionnelle qui se trompe d'objet : le père dont on voudrait être débarrassé pour jouir enfin est de toute façon déjà mort, car c'est le père symbolique. Les choses sont bien faites.
Erreur d'objet. Mais au fond on ne sait pas à qui est voué ce serment : "tu rendras les 3 couronnes 80 au lieutenant A". Cette erreur d'objet a pour fonction psychique de rendre le fils et le père inséparables. Ne sachant pas à qui ce serment est voué, on ne peut choisir entre la vie du fils et celle du père. Père et fils sont alors rendus inséparables.
Si l'obsessionnel tend à mettre des barrières infracassables entre lui et les autres, on peut dire là, à la lumière de ce qui précède, que cela ne tient pas car on ne peut pas choisir entre la vie du fils et celle du père.
Freud disait dans Totem et tabou que la névrose obsessionnelle était en quelque sorte une culture qui ne peut pas choisir entre la vie du fils et la vie du père, autrement dit, que la névrose obsessionnelle était une culture qui ne pouvait faire autre chose que se prosterner devant un autre soi-même et d'y sacrifier ses fils.
Considérant la question de l'inceste, on sait d'une part depuis Freud, Lacan, et d'autre part Claude Lévi-Strauss que ce qui signe l'humanisation c'est l'institution de la prohibition de l'inceste. Pour les disciplines considérées, le couple incestueux n'est pas le même. Pour la psychanalyse, le couple incestueux est le couple fils-mère.
Pour l'anthropologie structurale le couple incestueux *** d'un acte de rétention, ce sont les hommes qui ne veulent pas laisser les filles ou les soeurs quitter la maison pour former un couple ailleurs.
Ou alors selon l'ethnopsychanalyse proche de Devereux, le complexe psychosexuel reste le complexe de l'homosexualité fils-père. S'il y avait un modèle transsexuel à ces approches, la représentation de l'inceste serait ce qui vient rendre impossible la transmission, c'est-à-dire l'écart entre générations par un tassement du même au même.
De par la façon qu'a le névrosé obsessionnel de fantasmer l'inceste où il s'agit que fils et père soient rendus inséparables, on peut comprendre que le sujet obsessionnel tente pour pallier, pour se garder quelque chose du père, de construire un autre père dont il a la maîtrise, dont il puisse vérifier qu'il est toujours là à sa mesure. A la place de ce père qui a failli dans son rapport au désir, l'obsessionnel se construit un père à sa mesure, c'est-à-dire un autre qui jamais n'ira changer les règles du jeu dans le cours de la partie.
L'obsessionnel se construit un père dont il vérifie en permanence qu'il est là, qu'il ne manque pas à l'appel, qu'il est toujours à sa mesure et soumis à une quantité effroyable de conditions.
Si l'hystérique a à faire en permanence à un père mort, l'obsessionnel a à faire lui à un père que rien ne peut entamer, immortel qui est cette collusion entre le père réel et le père symbolique, qui sera l'objet d'un amour puissant qui permettra qu'à l'égard de ce père, la haine reste confortablement refoulée.
"Nous étions mon père et moi les meilleurs amis du monde", disait l'homme aux rats à Freud "l'intimité entre nous était encore meilleure qu'avec mon meilleur ami".
Mais c'est dans la haine que le père et le fils sont absolument inséparables.
Le père construit par l'obsessionnel a fait son temps, il a joui son temps, il est mort. Ce père là est l'absent par excellence, c'est le père du monde, c'est le père de la loi. Il n'est pas celui qui castre, il est mort. Il n'empêche plus le monde de tourner en rond. Alors bien entendu on peut tuer quelqu'un qui est déjà mort, en n'en parlant pas. Mais ce n'est justement pas le cas de l'obsessionnel qui s'efforcera de parler de celui qui garantit le monde, qui s'efforcera toujours de diviser pour faire régner, qui s'efforcera toujours de dire qu'il ne sait rien de ce qu'il dit car il y en a toujours un pour savoir, pour être cette forme particulière de savoir qui est la forme close du savoir absolu. L'obsessionnel fait cela pour ne pas risquer la mort. Il faut ruser pour tromper la mort.
L'histoire fondamentale de l'obsessionnel, comme disait Lacan en 1955, c'est qu'il est entièrement aliéné dans un maître dont il attend la mort, sans savoir qu'il est déjà mort, de sorte qu'il ne peut pas faire un pas. Il reste alors dans une position d'attente où il semble seulement attendre, il attend de pouvoir jouir de la jouissance du maître lorsque ce maître sera mort.
Lui est mortel, donc le maître mourra aussi. Mais puisqu'il ne le tuera pas, il n'y a que sa propre mort qui tuera l'autre. Et nous voyons Hamlet passer à l'être au prix de sa vie.
Comme il nous reste un peu de temps, je vais développer un peu la notion de fantasme obsessionnel.
La fantaisie diurne et onirique sont du matériel qui permet d'arriver parfois à remonter jusqu'à l'expression du fantasme. Mais le fantasme, en tant que tel, se ramène à des séquences réduites. Ces séquences réduites, nous pourrions les imaginer sous forme de trois :
- un fantasme originaire : un enfant est battu ou on bat un enfant "ein Kind wird geschlagen",
- un fantasme de séduction hystérique,
- et un fantasme de scène primitive obsessionnelle.
Il faudrait chercher un point d'origine dans le fantasme originaire "on bat un enfant" ; "un enfant est battu par le père". Un enfant rentre dans la loi du langage parce qu'il est battu par le père. Scène primitive et scène de séduction sont deux fantasmes qui mettent en forme la structure. Le fantasme originaire étant transversal à toutes les structures. L'identification au phallus est la réponse à un trauma premier qui a comme fonction de barrer à la décision du sujet.
Du point de vue des formations de l'inconscient rien ne permettrait de distinguer le masculin du féminin. L'inconscient ne connaît pas la différence des sexes. Mais il connaît l'alternance ou l'opposition entre les modalités actives ou passives d'une relation. Lui seul et unique symbole : le phallus.
La scène primitive est le fantasme central de l'obsessionnel et correspond à un moment où le regard constitue la copulation d'un couple. S'y détachera alors la voix qui deviendra l'ancêtre du surmoi. Celui qui regarde est alors celui qui unit, mais son unité est désignée par un fragment sonore.
L'obsessionnel travaille pour le maître, pour le père. De même qu'il ne peut pas occuper la place du maître, de même il ne pourra jamais conclure. L'autre pour l'obsédé demande, mais il ne doit pas désirer.
L'intolérable pour l'obsessionnel c'est que, du côté de l'autre, ça puisse désirer au-delà de la demande, que ça puisse jouir. Intolérable à l'image de ce rat que dans un mouvement d'horreur, l'homme aux rats a vu s'agiter sur la tombe de son père mort.
Que ça bouge au lieu de l'autre amènera l'angoisse chez l'obsessionnel. Et pour l'éviter, il se plongera dans la vacuité d'un monde dont sont absents les indices du désir de l'autre. Alors d'un point de vue phénoménalle "je ne sais pas que choisir" apparaîtra comme la structure même de la pensée de l'obsessionnel, lui permettant de déqualifier le monde de tout indice du désir de l'autre. Si tout est équivalent, s'il n'y a rien à statuer, alors l'autre ne peut que demander à désirer.
On peut noter dans les cures d'obsessionnels à quel point certaines manifestations d'intérêt près de ces patients peuvent déclencher un moment d'angoisse. Par exemple en serrant la main pour dire bonjour ou au revoir. Ces moments d'angoisse peuvent du reste être féconds si cela est repris dans les séances à venir.
L'obsessionnel tient amoureusement au doute, puisque le doute lui permet justement de renier le fait qu'il y aurait des indices de certitude du désir de l'autre. C'est peut-être par là que l'on comprend comment analytiquement travailler avec l'obsessionnel, sans faire bien sûr un travail comportementaliste consistant à lui suggérer en le mettant dans des situations irréfutables qu'il ne va douter de rien.
L'obsessionnel veut montrer au père mort qu'il travaille pour lui. Souvenez-vous de ce moment où dans la cure de l'homme aux rats, celui-ci raconte qu'un soir où il avait beaucoup travaillé, il regarda son pénis et eut l'impression que son père allait rentrer dans le couloir. Père qui lorsqu'il était vivant, disait de son fils qu'il ne travaillait pas, qu'il n'était pas à la hauteur.
Il y a chez l'obsessionnel une rencontre possible avec le père mais c'est là où vacille l'horreur car c'est une rencontre avec le spectateur d'outre-tombe, avec le mort, le maître déjà mort.
Sans cette coalescence des deux adresses à la paternité qui peut entraîner des illusions scopiques, voire même des hallucinoses, il s'agit pour l'obsessionnel de se faire reconnaître du père réel en place de spectateur.
L'homme aux rats qui ouvre la porte pour montrer à son père, en même temps que son pénis en érection, que cela ne l'empêche pas de travailler pour lui. On peut dire au fond que si l'hystérique nous révèle le savoir inconscient, l'obsessionnel lui, dans ses éclaboussures d'angoisse, en montre la connexion avec l'increvable jouissance du père mort.
Olivier Douville
Débat
Pascal Le Malefan: Nous vous remercions pour cet exposé brillant. Est-ce qu'il y a des questions ?
Question : sur l'affect, l'angoisse, la dépression.
Olivier Douville:
Très souvent les angoisses d'un sujet par rapport à une épreuve qu'il doit affronter lui apparaissent exagérées.
Pour le profane le travail thérapeutique serait un travail de bon sens ; dire : écoutez "pourquoi vous faîtes toute une montagne de la petite épreuve que vous allez subir, pourquoi vous faîtes toute une montagne de la petite maladresse que vous venez de commettre, de la petite indélicatesse, après tout cela arrive à tout le monde ? On va faire en sorte de faire rentrer l'affect dans le cadre de la juste mesure de cette situation.
Mais cette espèce de surcharge d'angoisse ou de culpabilité ressentie à l'occasion d'un événement aussi mince, c'est cette surcharge là qui est vraie. L'événement c'est un prétexte et donc le but n'est pas de dire au sujet "essayez d'avoir des affects raisonnables !" "Vous n'avez pas tant que cela dérogé au lien social !" ou au pacte social, ou à l'adaptation sociale. Nul n'est parfait, à l'impossible n'est tenu. Pour le sujet, ses émotions sont vraies, ses affects sont vrais et ils se rapportent à une autre situation qu'à des voies de continuité imaginaires, qui ressemblent par quelques aspects, y compris des assonances avec l'événement prétexte sur lequel est centré l'intérêt actuel. Les "nouvelles" thérapeutiques se différencient tellement de la psychanalyse sur bien des points ! Elles se donnent un objectif qui est de faire rentrer le sujet dans l'échange le plus vite possible. C'est le cas aussi des techniques de thérapies traditionnelles. Les obsessions sont une "tragi-clinique". Que des gens souffrent d'obsessions, qu'ils les dénoncent et en même temps qu'elles reviennent, c'est une très vieille clinique. L'obsession de Ernst finalement, j'en ai assez peu parlé. Le père est féminisé comme étant le lieu d'une jouissance du fait d'une dette non payée.
Maintenant soit on a une clinique qui essaie de comprendre quelque chose du sujet, celle qui ne comprend pas les symptômes indépendamment des fantasmes, ce qui est la notion de structure chez Freud depuis le manuscrit "M", soit on essaie au contraire de pousser au maximum l'énumération des symptômes pour donner à chaque bouquet de ces énumérations la technique psychothérapique adaptée. Depuis 1895, et à partir d'une théorie de la psychothérapie avec Janet et Breuer, on en a une armada de techniques ! Le concept psychologique central qui légitime les entreprises de la psychothérapie est l'inconscient dynamique. Il faut un objectif : faire rentrer dans l'échange tout ce qui est la question de la division du discours, à l'objet perdu, de la causalité inconsciente, ça n'intéresse pas l'entreprise psychothérapeutique.
Question: vous avez abordé tout à l'heure le fait qu'à un moment donné, il faudrait réintroduire l'objet a chez l'obsessionnel.
O. Douville: Oui, il faudrait réintroduire l'objet a sinon il n'y a pas d'altérité possible. Chez l'obsessionnel il y a de l'altérité, on reparlera de l'objet a, mais c'est la question de l'obsessionnel entre deux femmes. Le discours qui est grosso modo exact est 1) pour l'homme névrosé obsessionnel les femmes sont interchangeables. C'est assez vrai sans doute parce que l'énoncé maître est le serment. Si le serment n'est pas dit, il arrivera malheur, supplice au corps du père. Le capitaine cruel, père jouissif, prendra son pied avec le corps du père réel. Si on essaie de reprendre cette question d'un obsessionnel coincé entre deux femmes, ce n'est pas si simple. La division hyper-classique de la maman et de la putain ou la division plus contemporaine de la nurse et de la tueuse, recouvrent une division entre une femme avec qui l'on serait bien et une autre qu'on désire tellement mais tellement redoutable, capable à tout moment de venir empoisonner la relation qu'on a avec elle avec qui c'est possible, c'est en ces termes là que l'obsessionnel est coincé. Il ne dit pas : j'aime deux femmes à la fois, superbes et complémentaires... Cela c'est de la broutille de névrosé hystérique ! L'obsessionnel dit qu'il y en a une qui l'apaise et une qui lui fait peur car elle peut dénoncer la complicité, raconter la vie sexuelle et tout le tintouin... Dans cet espèce de ménage à trois, l'obsessionnel est d'une ruse absolument extraordinaire pour que ça dure le plus longtemps possible.
Je dis qu'il y a un fantasme à la place du père, un traducteur de jouissance, du fait que le père est caché chez ces deux femmes.
J'en reviens à l'objet a. Il y a de l'obsessionnel dans le discours de l'autre. L'obsessionnel est du côté de la servitude ; il se met à vouloir faire fonctionner le discours du maître. C'est typiquement le sujet qui ne circule pas avec la croyance d'être un morceau de discours !
On connaît l'histoire de l'analyste Kriss qui recevait un patient lui disant qu'il avait beaucoup de mal à écrire quoi que ce soit parce qu'il avait à chaque fois l'impression d'être un plagiat. Kriss ne se contente pas d'écouter les dires du patient, il va comparer des écrits de ce patient aux sources qu'il prétend avoir honteusement plagiées. Kriss trouve que les emprunts signalés n'excèdent en rien ce que l'on peut attendre d'une communauté de pensée dans un groupe de gens qui partagent les mêmes préoccupations. Il en fait part à son analysant, son patient, pour qu'il se rassure un peu et lui dire qu'il n'est en rien un plagiat. Ce patient se défendait âprement contre l'idée qu'une pensée à lui puisse lui venir et qu'ensuite il puisse la tracer ***. C'est la même démarche pour essayer de domestiquer l'affect en le faisant monter dans le cadre exact de la réalité (il y a un acting out avec le patient). Quand un patient obsessionnel dit "je suis un plagiaire", il pense en minant sa position subjective, tout ça pour une culpabilité oedipienne : j'ai dû piquer quelque chose du père... Dans le mythe psychanalytique, mais pas dans le mythe individuel du névrosé, mythe psychanalytique transnosologique qui montre qu'on a pris quelque chose du père à la mort du père et qu'il suffit d'ouvrir la bouche.
En revanche si l'interprétation se fut un tant soit peu déplacée sur la conviction qui a pu se produire, car c'est toujours la conviction qui fait travailler et que c'était celle qu'il ne ***, qu'il ne pouvait rien lui appartenir en propre, à ce moment là, la question obsessionnelle eut pu être posée. La question de l'objet (a) est importante car l'objet (a) est (rats). C'est vrai que Freud l'a un peu loupée. L'objet (a) c'est la merde. La signification du rêve a été claire : épouser la fille de mon psychanalyste pour ses beaux yeux et pour sa fortune. L'objet (a) c'est un peu compliqué, c'est l'objet qui peut se présentifier sur la tombe, c'est ce qui fait lien, c'est ce qui pullulerait de l'autre, réduit à un corps dépossédé des objets (a). Il ne s'agit peut-être pas de l'introduire dans la cure mais de travailler sur. Avec les sujets obsessionnels, dans les moments obsessionnels des cures, il y aura souvent en balancement des moments où seront évoquées les armatures du corps et les objets (a). Je me souviens d'un patient qui me disait, quand il regardait ma main dans une glace, il ne voyait pas ma main, il voyait un espèce de "boudin". Il y a des moments où c'est effectivement en rapport à l'autre. Il ne s'agit pas de se faire l'esclave pour maintenir l'autre dans une totalité de savoir. L'obsessionnel n'est pas du tout anesthésié, il n'est pas fait d'énigmes douteuses et d'indices de dépersonnalisation de l'évidence naturelle des choses.
Question sur les rituels
O. Douville: Je vais vous répondre à deux niveaux. Le rituel : l'homme aux rats est quelqu'un qui a assez peu de rituels. Il y a beaucoup de contraintes ; je vais aller lui remettre l'argent dans telle gare, quoiqu'il entend cela fait décision. Quand il apprend qu'il y a un train à 10 heures, il prend le train de 10 heures. Le savoir c'est toujours en dehors de moi. Il parle du rituel que les patients introduisent dans les séances et de temps en temps. C'est Serge Leclaire à qui on disait "au fond vous savez, il faut faire attention à" il y a le rituel et aussi ce qu'on apporte, c'est toute une question d'être analyste ! C'est canonique de dire : "on interprète ce qui se passe". La question que vous posiez était un peu autre : quelle est la fonction du rituel dans l'économie de l'angoisse chez l'obsessionnel ? Elle est autre, encore que j'y ai déjà répondu. A savoir que c'est une annulation rétroactive. Si je fais le rituel rien de ce qui peut se passer n'ira m'affecter. Il y a quand même quelques petits rituels chez l'homme aux rats, par exemple poser à dessein des pierres sur la route, et ces rituels sont classiquement ramenés à l'ambivalence : vouloir agresser, vouloir protéger. Le rituel c'est l'identification à celui qui peut causer le bien comme le mal, qui peut causer par sa seule pensée le bien comme le mal. Ce qui a été défini par Freud comme la pensée magique.
Le rituel est une façon de faire du geste avec des pensées d'annulation et d'isolation. L'enjeu de ce rituel est double : "je n'y suis pour rien dans ce que j'y fais et si dans ce que j'y fais il y a une pensée je n'y suis pour rien dans cette pensée". C'est une dénégation, au fond, la mise en acte. Le rituel fabrique une temporalité vide, un geste qui tourne à vide. La répétition, l'érosion, sa répétition est un pur signe et pas un signifiant. Le signifiant ça représente un sujet et un signe, ça s'adresse à quelqu'un. Le signe est vide de soutien à qui ça s'adresse et à quelqu'un qui de toute façon ne peut ni en tirer partie, ni en jouir.
Question sur la maîtrise
O. Douville: Le pouvoir, les obsessionnels s'en foutent car ça implique de prendre des décisions. Il faudrait que le pouvoir soit inentamable. Comme on fait dire à Talleyrand "je n'ai jamais abandonné un prince avant qu'il ne s'abandonne lui-même". Cela ne veut pas dire que l'acte des obsessionnels soit sans effet. L'obsessionnel tient à dire qu'au fond il ne sait pas. Ce n'est pas de la sagesse, il dit j'apprends, je ne sais rien. Il y a cette idée que je ne peux rien savoir de ce qui cause : le maître du désir. La place privilégiée de l'obsessionnel c'est l'éminence grise. L'obsessionnel doit maîtriser, au sens politique et plus large, avoir le dessus c'est apparaître, pouvoir gouverner. Cette maîtrise pour qu'elle soit parfaite, il faut s'en remettre à la mort et pas au pouvoir.