De la condition d’ « enfants des rues » et du management humanitaire
Olivier Douville
Psychanalyste, Laboratoire CRPMS, Université Paris 7
1. Ouverture
Enfants-victimes, enfants de la rue : l’heure est à l’urgence !
L’enfant des rues est devenu une valeur sûre des mouvements compassionnels occidentaux et une cause pour les politiques que conduisent un très grand nombre d’ONG de dimensions importantes ou modestes, ou d’associations humanitaires, leurs ambitions et leurs initiatives connaissant des extensions variables dans l’espace et le temps. La prétention à mener une action internationale étant le plus souvent affichée, elles se proposent comme une réponse à un problème planétaire. La cause sacrée de l’enfance, certes, on ne parle plus que de cela dans nos associations humanitaires ou nos ONG. Et cette cause prend la saveur impérieuse de l’urgence. Autrement dit, les objections qu’ont pourrait faire à une telle vision des problèmes sont assurées d’être mal reçues.
Cependant, loin d’être une évidence remontant à la nuit des temps, cette notion dramatique et dramatisée de l’urgence a aussi son histoire qui est précise. L’intervention humanitaire est fille de la médecine humanitaire, elle-même enfant des divers Samu. Pour l’heure, on a vu s’étendre ce modèle des urgentistes (Emmanuelli, Kouchner, Malhuret, Brauman, …) à l’action médicale de soin et d’accompagnement psychologique en faveur des sujets les plus en détresse dans la vie urbaine : les enfants dits « des rues », les « enfants-soldats » , les jeunes filles en grande exclusion et à conduite sexuelle à haut risques. L’UNICEF, les ONG « Save the children », « Samu Social International », et tant d’autres, ont pour objectif de mettre en place des équipes de travailleurs sociaux et de médecins allant porter assistance à ces jeunes sujets. Au panthéon victimologique de ces actions urgentistes l’enfant en errance a pris le relais du réfugié.
Qui connaît son temps et le rôle important des dispositifs d’observation et d’intervention dans le mise de certaines expression porteuses de bonne réputation sur le marché des « idées » et le succès de mode qui en découle sait que chaque déclaration d’intention qui se développe sur l’exclu est tout à fait tributaire du dispositif mis en place pour aller à la rencontre de ces personnes, et la pire erreur serait ici de développer un discours totalisant, parce que ce discours totalisant assimilerait l’exclusion à la folie, ou la dégradation du lien social chez les jeunes à des clichés ethnologiques ou sociologies comme le sont les termes de nomadisme, d’ethnicisme, etc. .
De nombreuses critiques sévères, souvent justifiées, ont été adressées aux actions de « management » humanitaire reprochant à ces interventions d’urgence de ravaler leurs bénéficiaires du rang d’acteurs politiques à une position de victimes réduites au plus radical et au plus pathétique de leur risque létal réel. De tels assauts argumentés contre l’idéologie humanitaire sont justifiés. Ils ne résument pas pour autant l’entièreté du débat. Il est vrai que trop d’entreprises d’assistance se légitiment et, trop souvent, fonctionnent à partir d’un schéma et d’un programme excessif et dangereux. Ce dernier voudrait que ceux qui disposent de toutes les clefs – de l’analyse du problème à l’administration de solutions – parachutent leur bonne volonté, leur intrépidité technicienne et leur désir d’aider à tout prix, sans se soucier plus avant des réalités locales ni prendre appui sur les liens sociaux existants et les modalités locales d’analyse et de recherche de solutions.
La massification des exclusions du marché, qui n’est que la peu évitable conséquence de sa globalisation, crée des facteurs de ruptures et même de fractures des forces d’intégration et des facteurs de transmission qui reliaient solidairement les générations les unes aux autres. La ville – mais c’est banalité de le souligner- devient souvent un lieu attractif vers lesquels convergent d’importantes migrations internes, elle est parfois le lieu où s’entassent des populations déplacées, sans métiers et sans projets le plus souvent. Enfin les violences politiques éparses, sporadiques, et violentes, dispersent les familles, les jettent à tous les vents de l’histoire et de la géographie. Il en va ainsi de ces guerres qui ont affecté ou affectent encore certaines des sous-régions de l’Afrique de l’Ouest ou de celle des grands lacs et qui ont pu (c’est le cas du Rwanda) être menées avec des passions et des politiques génocidaires. On rajoutera, dans ce qui finirait par trop ressembler à un inventaire hétéroclite au nombre des situations d’exclusions le sort de ces enfants fuyant les mésententes familiales, d’autres, mais ce peut être cumulatif,fuguant des écoles ou des centres de formation où ils leur arrivent d’être maltraités – c’est le cas de nombreuses écoles coraniques dévoyées en centre de formation à la mendicité forcée de l’Afrique sub-sahélienne- certains de ces mineurs, enfin, vont à la ville en cherchant déjà de quoi permettre à leur famille de vivre économiquement mieux en trouvant par eux-mêmes les moyens qui leur permette d’assurer de leur existence. Il va déjà de soi, à peine l’énumération des facteurs d’entrée dans la rue entreprise sinon bouclée, que nul ne saurait jamais se contenter de telles typologies, si son objectif prioritaire est de rencontrer, puis d’accompagner les jeunes en danger dans la rue. Tout trajet de vie connaît ses logiques singulières - elles sont impérieuses, ses causalités psychiques -elles sont complexes, et à ces logiques et causalités le sujet est loin d’avoir toujours clairement accès, elles ne peuvent se réduire à des catégories typologiques propres à la sociologiques et se résorber en elles.
Sur toutes ces arrivées d’enfant dans les rues des mégapoles, le sociologue et l’anthropologue ont certainement bien des choses à dire, et de même les urbanistes. Ils sont, ces mineurs, enfants et adolescents des deux sexes, des acteurs des surgissements de ces « non-lieux » où les errants se regroupent, ils nous renseignent ainsi sur les nouveaux modes d’habiter les espaces urbains, d’y négocier des places précaires et incertaines, ou pire encore, lorsqu’ils sont les plus désarrimés des sujets, qu’ils sont échoués au bout de leurs errances, témoignent-ils encore de cette désertion du souci de soi et d’autrui, de cet oubli de l’éthique sociale qui imprègnent des lieux de relégations et de bannissements trop nombreux en ces mégapoles des pays dits du Tiers-Monde.
2. L’urgence en question
Aussi semble-t-il non seulement logique, mais plus encore vertueux de se porter à leur rencontre, et de le faire avec le sentiment d’une urgence à les « sortir » de la « rue » afin de les socialiser à nouveau et au plus vite. Cette urgence de la compassion définit donc une politique dont on peut souligner qu’elle ne varie pas d’une ONG à une autre.
Urgentielle, une telle politique suppose la chronologie suivante : a/ définir le mineur ou le jeune adulte à l’abandon dans la rue comme un « enfant des rues » ; b/ le qualifier de « victime » ; c/ Le mettre à l’abri (ou nouer des partenariats avec des centres d’hébergement et de soin déjà existants) , d/ Le soigner et l’éduquer selon des protocoles étroitement définis et souvent stéréotypés ; e/ l’orienter. On rajoutera que certaines ONG proposent parfois à ce jeune la chance d’être parrainé (mais on dira souvent « adopter » dans le vocabulaire ambiant) par de charitables et modernes philanthropes au sens de la famille élargie des plus aiguisé – ce qui qu’on le veuille ou non en fait tout de même une marchandise pour des occidentaux en veine de bons sentiments ou en mal d’affection, c’est selon. (C’est pas exemple le cas de ONG SOS enfants qui a obtenu en 1987 le Prix international des Droits de l’Homme). Sans réduire le tout des initiatives et des politiques humanitaires au sordide passage à l’acte de l’Arche de Zoé, il n’est pas interdit de penser, que dans son paroxysme, sa folie presque, la scène produite par ces rapts d’enfants en l’espoir de les faire adopter en Europe condense quelques impensés de l’action humanitaire. Rappelons les faits.
Une arche, qui cette fois ci sera brisée par la tempête, a été le nom d’une entreprise humanitaire de « sauvetage » d’enfants qui voulut parvenir à ses fins par le double mouvement du rapt et de l’adoption. Le seul couplage de ces mots de rapt et d’adoption laisse songeur, il semble dessiner un délicat mouvement de balancier compensant le délit d’enlèvement par la salvation d’un accueil inconditionnel. Voilà pour le credo, ou si l’on préfère voilà pour ce qui a donné caution idéologique à un mixte de bons sentiments, d’arrogance et d’aveuglement.
Car la place de l’enfant n’est pas tant que cela considérée et pensée dans ce genre de démarches pour lesquelles l’ivresse de l’héroïsme et la confiserie sentimentale sont supposées valoir pour laisser passer permanent en tous lieux. Certes la situation des enfants sous la guerre est une horreur, où que ce soit. Mais, en ce qui concerne cette « affaire de l’arche» qui a prit, un moment, le tour d’un scandale international, il y va à l'évidence d'une mégalomanie paternaliste qui s’extériorise et tend à se légitimer dans cette volonté de sauver des enfants par l'adoption, comme si cela était la seule solution. Il s'y montre et s'y déploie encore une porosité à l'emphase humanitaire voulant se situer au-dessus de toutes les lois. Ce genre de vulnérabilité idéologique où l'acteur de terrain s'identifie à un secouriste ou plus encore à un sauveur fait que l'enfant peut lui aussi se retrouver réduit à une marchandise qu'on va aller chercher comme on le fait d'un petit animal battu dans les chenils de la SPA. L'idée qu'ils étaient tous, ces mômes, des orphelins serait risible si elle n'était pas tragique. C'est ne rien connaître à la réalité des états civils dans des pays africains surtout en guerre depuis des années. Bref, l'humanitaire est une chose trop sérieuse pour le laisser entre les mains des midinettes et aux exaltés.
Au travers de ces pratiques, on ne sait plus très bien si l’enfant est une cause ou une marchandise, un enjeu sacré ou un dessous de table. Ce que l’on constate, en revanche, c’est qu’une grave dérive de l’idéologie humanitaire place le salut de cet enfant dans l’adulte occidental, fortuné, ce qui témoigne de la pathologie de certaines mégalomanies carritatives qui sont fréquentes en nos contrées européennes.
Jusqu’à quel point l’humanitaire peut-il être la nudité du droit ?
3. Idéologies ONG
L’analyse des causes de ces arrivées massives de mineurs dans les rues des mégapoles n’est pas souvent des plus poussées. C’est comme un jeu de balle ou certains dénoncent la faillite locale des systèmes de soin, d’éducation et d’assistance lors que d’autres telle Projects Abroad, une organisation internationale de volontariat, qui se présente comme ONG d’éducation au développement, organise des missions de volontariat et des stages en Afrique, Asie, Amérique Latine et Europe de l'Est, permettant soulignent-ils « à nos volontaires de progresser dans leur développement personnel ». IL n’est pas nécessaire que ces volontaires soient formés, importe davantage la motivation, la compétence est ici une dimension assez secondaire. L’idée de départ, c’est une idée forte est que « beaucoup des problèmes de nos pays d’actions trouvent leur origine dans les pays dits développés. Dans notre façon de consommer ou le manque de considération que les pays occidentaux ont parfois pour les besoins du Sud. ». Aussi s’agit-il d’éduquer tout le monde : l’occidental qui ne comprend pas, le décideur qui ignore et l’ « indigène » victimisé. Comment ne pas trouver une telle littérature sympathique. Elle voit comme cause de malheur du monde une façon de malentendu hiérarchique entre les cultures nanties et les autres, et fait des pays les plus victimes de la globalisation le terrain d’immersion de jeunes occidentaux, frais et ouverts d’esprits, afin de favoriser une meilleure communication entre les peuples et les cultures. L’on peut convenir qu’il y a dans toute esthétique planétaire boy-scout quelque chose qui pousse au déni le plus farouchement mièvre de la réalité conflictuelle des productions des rapports sociaux et économiques et de leurs effets sur la ségrégation et la production des altérités que le pathos ONG confond avec une catégorie de sujet victimisées sans que soit rigoureusement analysée les causes des grandes exclusions. Je n’ai évidemment rien contre le devoir d’assistance que l’Europe doit prêter au pays en voie de développement, et elle doit accomplir cette tâche sous peine de perdre et sa crédibilité et son âme, mais il est à déplorer fortement qu’un tel devoir se dégrade encore selon des logiques coloniales qui, in fine, fait ses emplettes dans le pays de l’Autre, unissant, de facto, la politique de l’immigration choisie à la pratique de l’adoption ou plus exactement de la capture de l’enfant à l’étranger. Il faudra déconstruire ce genre de pratiques violentes où l’on dénie l’autre pour mieux le sauver, pour penser l’action dite humanitaire, qui nécessite, est-il besoin de le redire des personnels hautement qualifiés, pouvant et devant rendre des comptes et non des amateurs fougueux et sans esprit.
Il est vrai que pour des ONG moins idéalistes et moralistes que ne l’est ou que se présente Projects Abroad, la nécessité d’avoir une bonne réputation dans les pays où elles opèrent les amène souvent non à des rêveries messianiques ou salvatrices mais à des façons de realpolitik qui les rendent proches des pouvoirs en place.
L’intégration de bien des ONG ou association de petite taille à la politique locale au risque de servir de vitrine est une nécessité bien constante et bien naturelle, alors que les grosses ONG peuvent s’offrir des marges de manœuvre plus importantes.
4. L’ « Enfant des rues » existe-t-il ?
On voit tout de suite que le travail avec les familles « naturelles » ou les groupes d’appartenance ou de socialisation primaire du jeune n’est pas pris en compte, l’enfant est considéré comme tout à fait coupé de sa famille. C’est avec ce genre de simplification qu’on en arrive soit à la méconnaissance des liens que le jeune continue d’entretenir dans la rue avec le ou les mondes adultes, soit à préconiser, de guerre lasse et selon un mode automatique et impuissant le retour en famille, alors qu’ impréparé un tel retour mène à de cuisants échecs, et à des fugues de plus en plus sévères de ce jeune déçu par un tel retour imposé et le non accueil véritable qui en résulte. De façon plus large le lien entre ces mineurs et les adultes qui localement peuvent leur porter attention et assistance est il peu considéré. Bref la compassion humanitaire ne manque pas d’introduire, sinon d’imposer, dans les espaces sociaux de l’exclusion, de nouveaux acteurs, de nouveaux dispositifs et une nouvelle terminologie. Il convient alors de se demander si ces dispositifs et si ces terminologies apportent un nouveau savoir sur le réel.
Si c’est bien autour de l’enfant comme parangon du sujet sans ressources que les humanitaires s’affairent le plus, alors qu’en est-il, dans le concret du terrain de cette dénomination ? Venons en donc à examiner le pourquoi de cette création de ce terme mobilisateur d’affect et d’énergie, soit le dit « enfant des rues ». Quels processus de stigmatisation vont ensemble lier certains individus nommés « enfants » à un espace nommée « rue ». ? De quel espace parle-t-on alors ? Il importe de poser de telles questions pour ne pas essentialiser « les enfants de la rue » sans même souligner les implications d’une telle dénomination qui est souvent le fait d’acteurs divers habitants, médias, ONG et autorités.
Nous partirons d’une étude récente, voulue par l’ancienne directrice du Samu Social International, Marine Quenin, très consciente de la nécessité d’un suivi de ces équipes qui sont très souvent confrontées à des situations décourageantes. La commande était de situer les réactions de ces équipes mobiles devant le vieillissement de leur population d’élection, ces dits « enfants » qui, pour beaucoup frôlait ou dépassait l’âge de la majorité civile. Chaque équipe regroupait les métiers d’éducateurs, d’infirmiers et de médecins, et était conduite par des chauffeurs expérimentés dans les recoins les plus improbables des capitales du Congo, du Sénégal, du Mali et du Burkina-Faso, ces explorations et ses déplacements sur le terrain répondent au joli nom de « maraude». . Chacun de ces professionnels fut longuement interrogé par la psychologue Marie Cousein . Quelques résultats retiennent l’attention. Tout d’abord au fur et à mesure que les équipes s’implantent sur les terrains, se creuse l’écart entre le discours officiel des ONG (victimologie, centration sur la figure plus archétypale que réelle de « l’enfant des rues ») et le vif de leur pratique. Comme c’est le cas pour un grand nombre professionnel médecin, travailleurs sociaux, infirmiers ou psychologues, travaillant dans une ONG, la réalité de la situation des mineurs concernés par leurs actions ne se reflète que de façon irrégulière et forcée dans le vocabulaire de base de l’ONG, dont les dogmes restent centrés sur l’enfant victime et sont alors étroitement sclérosés sur des valeurs telles que jeune/âgé, plus grave/moins grave. Ces mêmes valeurs, déjà invalidantes pour le travail social en France, ne seraient une fois importées en Afrique que des doublons occidentalisés de cette morale. L’étude parle bien des mineurs ou des jeunes et non des « enfants » et c’est juste. Enfin, une estimation est possible de l’âge moyen des jeunes non seulement rencontrés mais de plus suivis par les dispositifs des Samu sociaux en prenant en compte les études de cas produits par ces différentes équipes. Ainsi la moyenne d’âge sur une trentaine de cas de garçons se situe-t-elle aux abords de 15 ans et 6 mois. Les jeunes concernées durablement par ce que l’équipe malienne nomme la « maraude filles » (en direction des jeunes mamans vivant en rue et des jeunes prostituées parfois mineures) atteignent, elles, en moyenne les 18 ans quand elles ne les dépassent pas.
Enfin, tous ces jeunes adultes en situation de précartié renvoient à des problématiques plus vastes des populations de la rue, mais ils renvoient aussi une image de la société dans sa globalité. Il s’agit donc bien de prendre du recul et ainsi engager notre appréhension des gens de la rue comme des sujets, et aussi des sujets dans leur appartenance à une famille et à une société – ce qui est aussi vrai des plus jeunes, bien évidellebt. Une autre information qui ressort de cette étude comme elle s’indique aussi par d’autres observations de terrain (accompagnement d’équipes lors de formation à la clinique) est que la rue n’est pas un « non-lieu » radical. L’errance loin d’être une passivation toujours mortifère du sujet comporte encore une plasticité et répond à des fonctions psychiques. Nous allons aborder ce point.
5. La rue est-ce un nom de lieu ?
Un premier critère concerne le lien entre le lieu choisi par le sujet et le type d'errance en fonction de l'existence et de l’exercice ou non de la parole humaine. Il y a, par exemple à Bamako, de très hauts lieux de la parole humaine : la place de la Mosquée par exemple où les mendiants s'occupent de certains adolescents et enfants errants, le marché... quand il fonctionne. D'autres lieux sont des lieux intermédiaires où l'humain se caractérise moins par le fait qu'il parle que par le fait qu'il part et qu'il revient : les gares routières et ferroviaires, les aéroports. Un adolescent de Pointe-Noire (République du Congo) décrit en détail les allers et retours des avions dont il connaît parfaitement les horaires. Il insiste sur la violence (pas seulement symbolique) des retours forcés de congolais expulsés de France « On leur enlève les habits donnés en France et ils se retrouvent en sandale et en [débardeur] », explique qu'ils sont ensuite livrés à la police locale et font généralement un long séjour en prison. On peut ici penser, au-delà de l'intérêt économique évident d'un tel site, que cet adolescent a élu « domicile » dans un lieu où se répète l'expérience du rejet, de l'abandon, de la perte voir de la ruine « Je n'ai plus d'amis, ils sont morts ou en prison, je suis seul maintenant »... mais où se (re)découvre également la possibilité d'aller et venir. Ensuite, il y a des lieux où la présence humaine est seulement indiquée par des indices, ou alors elle est désertée : les parkings, les friches, les terrains vagues. Tout ne peut pas être unifié et ces lieux mériteraient aussi d'être distingués : un parking n'est pas un lieu où ne reste de l'humain que ses déchets alors que les lieux de décharges le sont Il y a des errants, qui parlent dans les interstices des cités, dans les bancs des cités, qui font parler ce qui dans la mémoire de la ville pourrait s'inscrire dans le patrimoine commun des mouvements sociaux, des luttes des ouvriers, entre les gens, entre les générations, et qui est condamné au mutisme parce qu'avec l'explosion du chômage le souvenir de la mémoire ouvrière n'apparaît plus aujourd'hui que comme une obsolescence ou comme une absurdité.
Un deuxième critère est celui d'une certaine réversibilité des trajets. Certains lieux peuvent être investi et quitté avec la possibilité d'y revenir. Il ne s'agit alors plus d'abandonner un lieu ou d'être abandonné par le lieu puisqu'il sera à nouveau possible d'y rétablir son campement, psychique et social. Plus ces lieux sont capables d'être retrouvés, réélaborés autrement plus l'errance évoque un retrait psychique et non une mort psychique, une abolition de la vie psychique.
Parce que la plupart des professionnels ont l'idée que ces adolescents se sont mis en mouvement, qu'ils se sont mis en route, leur écoute reste décalée par rapport à ce que disent ces jeunes errants de ce qui les met précisément en mouvement ? Lorsque l'errance est au bout du rouleau – et c’est bien celle qui nous importe ici- les jeunes ne se décrivent pas comme des sujets en mouvement mais rappellent plutôt les trains dans les vieilles pièces de théâtre derrière lesquels on faisait défiler un décor pour donner l'illusion du mouvement. Il y a d'autres types d'errance qui sont plus catastrophiques, où le sujet redoute autrui. Ces sujets élisent des lieux, qui ne sont pas des lieux où la parole humaine a quelque chance de se faire entendre, de faire évènement. Certains se disent même sous la coupe d'une espèce d'impératif parfois pauvrement métaphorisé par une sorte de voix intérieure automatique... Chez un enfant congolais d'environ 9 ans à Pointe-Noire rencontré élire domicile dans un lieu hors de la rue faisait surgir d'intenses angoisses, de véritables terreurs et pendant longtemps il ne put que formuler « je dois partir ». Une tonitruance interne donc qui leur dit non pas « va ailleurs » mais « fous le camp », ce qui est très différent de ce qui peut ordinairement nous mettre en mouvement, soit l'accolement entre quelque chose qui nous demande de bouger et quelque chose qui nous promet un accueil à minima. Un accolement, une sorte d'essaim de voix ou de signifiants qui nous dit « va t'en » et un autre qui dit « tu iras là ». Le « là » n'a pas besoin d'être très explicité. Mais « va », « pars », libère-toi de l'énorme platitude de l'espace, dégage-toi de la répétition inlassable du temps... il y a des encoches qui t'attendent, des failles, des coins où tu vas pouvoir te trouver quelque chose. Quelle injonction à ce moment-là nos errants adolescents ont-ils pris en pleine tête ? Une injonction donc qui est très simple : « vas, pars, barre toi, fous le camp ! », on reconnaît bien là cet espèce de mouvement que nous avons tous en nous, l'appel au grand départ qui souvent se couple à une promesse vague, incertaine, appel laissant en nous une béance parfois féconde que nous comblons par nos fantasmes et que nous essayons parfois de conjurer en notre quotidien. Mais pour ces sujets, il semblerait bien que ce couplage entre l'appel au grand départ et la promesse est atrophié, mutilé, voire clivé. Ils ne rangent plus leur existence que sous l'injonction « pars, vas-t-en ! » et là où ils sont partis camper leur présence latente ce sont des non-lieux que déserte la parole humaine.
C'est cela qui fait que le mouvement est un mouvement, qu'il n'est pas une fuite ou une expulsion. La cruauté des temps fait que les sujets les plus dans l'auto exclusion, sont plus victimes d'exclusion. Il n'y a pas là à dévoyer le social de ses responsabilités. Si l'exclusion a des effets d'autant plus sévères sur les hommes, les femmes, les jeunes qui sont en auto exclusion, le fait qu'ils soient en auto exclusion d'eux-mêmes, ne justifie pas pour autant les processus d'exclusion du collectif. Nous ne pouvons rester aussi naïfs que dans l'urgentiel et ne devons pas seulement les considérer comme des victimes de l'exclusion, ou de la sur exclusion, ou de la grande exclusion, ou de l'hyper exclusion...
6. Fonction psychique de l’errance
Une des fonctions psychique de l'errance, est sans doute de traiter, de venir à bout, de détermination d'expulsion, en épuisant et en prenant comme matière même de cet épuisement, ce que cette voix ordonne de faire. C'est absolument flagrant, en témoigne la réponse de ce jeune à une question mal posée : « Pourquoi est ce que tu t'es arrêté dans ton errance dans telle ville? ». Il peut s'agir de Neuilly sur Marne où, s'agissant du Mali, de ce nœud routier à 30 kilomètres de Bamako. C'est une question très mal posée car elle laisse supposer qu'il y aurait eu un choix d'aller vers ce lieu. Encore une fois, nous ne pouvons pas balayer aussi facilement la question du choix mais, lorsque l'on aborde un jeune, demander pourquoi il s'est arrêté dans tel ou tel endroit c'est constituer comme étant déjà noué le lien entre le sujet et la demeure. Il faudrait donc dans un premier temps formuler les choses ainsi « qu'est-ce qui fait que tu t'es arrêté ici? » Ensuite peut-être mais ensuite seulement, cet endroit pourra s'avérer porteur d'une signification (toujours inconsciente) pour le sujet. À la première question, ils répondent par l'épuisement « je ne pouvais pas aller plus loin ». Il serait bien sur possible de proposer des interprétations à l'impossibilité de pénétrer dans la ville comme interdiction d'une satisfaction incestueuse... mais ce serait anticiper sur la question du pourquoi et méconnaître que c'est souvent d'abord le corps qui est épuisé et ne peut aller plus loin.
7. Un vocabulaire factice pour des actions stérétoypées, notes sur la résilience
Cet assez long descriptif des manières de se vivre errant met en garde contre une dangereuse habitude, celle de considérer tout d’un bloc les errances comme des pertes sêches et la rue comme un « non-lieu ». On aimerait alors que les ONG et les humanitaires révisent leur vocabulaire qui sent un peu trop le patronage et se laissent instruire par ce qui remonte du terrain. Nous formulons ici un espoir simple, de bon sens, mais il est à craindre que cela soit en pure perte. En effet tant que nous ne poserons pas la question de savoir à qui s’adresse l’idéologie de l’urgence sociale et de la compassion, nos élucubrations sur le vocabulaire ambiant tourneront à vide. Or le grand interlocuteur des ONG, disons-le, c’est l’opinion efficacement charitable, soit le plus souvent le bailleur de fonds qui, c’est son droit, son privilège et parfois sa sottise exigera de l’émotion et du rendement. Des statistiques prouvant que les équipes tournent, que les médecins soignent, que les enfants apprennent, etc, pleuvent et elles servent à informer et à impressionner les bailleurs de fonds. Mais on chercherait en vain dans ce tableau comptabilisé qui se présente tel un palmarès quoique que ce soit qui renseigne sur le temps nécessaire pour les reconstructions psychiques, rien non plus qui envisage le sujet dans sa dynamique qui situe enfin que ces jeunes sont en proie au sexuel, à la violence et à la mort, qu’il est vain de les réduire à des enfants petits privés de leurs enfances et de leurs innocences.
Ce sont donc les techniques nouvelles d’intervention humanitaire d’urgence en direction des mineurs qui vont tenter de se légitimer par le pathos et par le scientisme. Elles sont rendues possibles par les tentatives de moralisation de vitrine du capitalisme et par une confortable mauvaise conscience occidentale, soucieuse de se consoler en se regardant dans le miroir aux alouettes de la charité parcimonieuse. Car il faudra bien, plus s’intensifie la concurrence ONG, que la victime, ce chromo sulpicien, soit également étalonnée selon le quadrillage et l’arpentage qu’offrent les nouveaux outils de la psychiatrie et de la psychologie. Soit d’abord la nécessité d’identifier un état de stress post-traumatique dès que la catastrophe (qu’elle soit naturelle, économique ou politique revient au même dans cet exercice d’essentialisation de la victime) a marqué les spectateurs du drame, y compris les plus à distance rivés sur les écrans des télévisions. La notion de traumatisme est en pleine expansion au sein des réseaux psychiatriques internationaux, soulignent Fassin et Rechtman , elle s’imposera graduellement en même temps que fleuriront les notions de souffrance psychique d’origine sociale (on se réfèrera ici aux apports de J. Furtos). Parler de trauma c’est s’avancer vers la souffrance de l’autre, se poser encore en situation de prochain, l’extension et la dérive de la clinique du trauma qui se fonde d’un engagement dans la parole à une clinique standardisée du « debriefing » et des échelles PTSD (Pst Traumatic Stress Disorder, lesquelles ne font pas de différence entre victime et bourreau) introduiront sans doute dans le soin humanitaire une rigidité et un asservissement aux politiques d’évaluation standardisées. Nous n’en sommes pas encore là, un certain romantisme du sauvetage de l’enfant-victime sert encore de niche représentationnelle dominante.Ces engagements sont le plus souvent l’expression lyrique ou compassionnelle d’une démarche marquée d’une passion pour le réel qui en fait tout leur prix.
Mais pour combien de temps encore ? sachant la faible prise sur le réel que procure ce romantisme de base, et sachant encore l’évolution rapide du scientisme en psychiatrie et en psychologie. Que le soin humanitaire ait constamment besoin de faire croire en sa capacité à gérer l’urgence le rend de plus très perméable à ce type d’évolution. Nous verrons un signe de ce passage du romantisme compassionnel au scientisme compassionnel, pour lequel l’enfant des rues sera moins une victime d’un « handicapé » dans le brutal engouement que connaît la notion de résilience. Ce terme, popularisé notamment par Boris Cyrulnik présente l’avantage indéniable de récuser en faux tout catastrophisme prédictif.
Si la notion de résilience peut avoir un sens, alors l’essentiel est bien qu’une possibilité de relation à autrui est restaurée si le « traumatique » passe comme souvenir et comme mémoire reconstruite par un autre ou plusieurs autres jeunes dont le sujet dépend.
La résilience ne serait pas ici dans une forme de rage de vivre ou de survivre, dans le fait d’être instruit par les douleurs de l’existence et d’en forger des armes moïques et surmoïques qui objectent à toute psychologie du développement déficitaire de l’exclu ; du moins cela importe assez peu, car il y a bien des suradaptations en « faux self » qui doivent casser. L’actualité d’une résilience possible consiste en cela : des jeunes sont affectés dans leur singularité ; ils n’ont d’autres choix que de se poser, d’abord et avant tout comme le produit de ruptures et de cassures que leurs ascendants n’ont pu connaître. Ils vivent une situation inédite et se vivent en position inédite. La demande de l’autre à leur égard est souvent mal supportée lorsque qu’elle est portée par des modèles convenus et anciens de l’appartenance et de la cohérence culturelle. Il est inutile de s’adresser à eux comme étant d’abord des Bambara, des Peuhl ou des Dogon. Certains se sentent dans une telle cassure, une telle transgression, vis-à-vis de leur famille, d’autres sont si rejetés par le milieu familial qu’on a bien du mal à situer comme facteur de sens et d’identification structurante la relation aux ancêtres et à l’ancestralité. Certains se vivent comme recrachés, vomis, par la culture de leurs parents. Et ils ne désirent pas particulièrement entrer en lien avec un adulte de même origine qu’eux, ou invoquant des préceptes et des formulations culturelles établis par la tradition. De là, peut-être le bon accueil qui est réservé à l’étranger, à celui avec qui ils sont certains de ne pas partager d’ancêtres communs. Sans que cela ait été délibéré la composition multiethnique et multiconfessionnelle des équipes du SSM constitue un atout ; c’est de fait une situation trans-culturelle permettant de jouer sur les variations de gammes de l’étranger et du familier dans le contact.
La résilience désigne la capacité d’adaptation de certaines personnes aux conditions les plus délétères de l’existence..
La capacité pour un enfant de surmonter des états de grave privation éducative et affective en rétablissant des modes de transfert avec d’autres supports affectifs et socialisants, en adoptant des modes de conduites et d’inconduites porteuses d’identification qui donnent du sens à des logiques de territoires, peut s’observer dans le monde de la rue. Ces conduites qui renvoient à des logiques, singulières et collectives, de survie ont pu être interprétées comme un signe de santé psychique. Mais, à ne voir dans ces suradaptations à l’immédiat des nécessités de survie, que des capacités à ne pas trop se détruire, on risque d’oublier que de tels modes d’expression de la supposée résilience font également symptôme et qu’ils sont à traiter comme tel, sans les positiver outre mesure comme des performances. Il est nécessaire pour l’économie psychique d’un enfant de pouvoir régresser à son propre service, ce qu’il ne manque pas de faire, lorsqu’il a la chance d’être accueilli, entendu, soigné et éduqué dans un milieu adulte respectueux des lois de l’échange et le régime structurant d’une parole partagée. Nous connaissons encore mal les conséquences psychologiques de ces mises en danger des jeunes des rues, alors que nous pouvons assez aisément identifier les raisons et les facteurs de cette grande exclusion : pauvreté, rupture des liens sociaux et familiaux, errance, etc. À tenir comme un acquis décisif toute forme d’adaptation du sujet à son malheur, on peut être induit à ne plus suffisamment s’inquiéter du caractère parfois d’allure psychopathique de l’adaptation ainsi développée. Il n’est pas certain que toutes les victoires psychiques sur le clivage doivent s’affirmer par des suradaptations résilientes. Au contraire, il peut sembler que pour beaucoup d’enfants qui ont pu survivre à des situations limites (enfants en guerre, enfants « trafiqués ») la suradaptation est un processus psychique paradoxal qui traduit plutôt la force d’un clivage, et sa persistance. Ce clivage se repère comme affectant l’espace et les seuils. Il se fait alors une partition stricte entre un territoire où s’exerce la toute puissance, y compris par la domination monétaire et sexuelle (le pan de trottoir, l’environnement immédiat), et un « hors-lieu », sis au-delà de ces frontières précises. Dès que certains jeunes se transportent vers cet ailleurs hostile, ou s’ils y sont transportés, ils peuvent tout à fait être saisis de panique et se présenter sans répondant, dans un repli apathique, ou une façon toute automatique de se mouvoir, sans direction repérée. Ce clivage affectant l’espace met en scène et en fonction deux altérités : l’une où l’investissement libidinal du corps est garanti par une relation d’emprise sur autrui, et une altérité vide de répondant et dangereuse comme un gouffre devant laquelle l’investissement du corps du sujet semble réduit à rien. La clinique de ces situations suppose un repérage fin des processus de clivage et des montages entre familier et étranger, souvent très tranchés et très disjoints dans le cas des suradaptations de certains leaders à la rude vie de la rue. Parler de résilience est-ce objectiver des conduites ? est-ce supposer un mécanisme psychique original ? les deux registres ne se superposent pas tout à fait.
La résilience ne s’observe pas comme telle, on en constate les effets. Ce qui s’observe à l’œil nu, ce sont, le plus souvent, des paradoxes. Un sujet, très à l’aise dans tel repli de son espace familier, est démuni comme un nourrisson délaissé, ailleurs. Tel qui donne le sentiment que l’Autre de la loi ne pourra jamais l’atteindre, régresse dès qu’il est reconnu et humanisé dans des règles éducatives, dans des demandes éducatives, dans un respect de ce qu’il est et de ce qu’il pourrait devenir. Si l’on tient à garder une cohérence à la notion assez large de résilience, il conviendrait d’ajouter que ce terme désigne davantage un processus supposé qu’un processus observé. La possibilité de s’adapter à des situations violentes et extrêmement délétères est une donnée objective. En prendre compte permet de s’affranchir d’une conception qui fait de l’apathie dépressive ou sidérée la seule position du sujet face à une situation traumatogène. L’avantage pragmatique qu’apporte la notion de résilience qui a rencontré un vif succès est de ne pas condamner a priori un enfant au déficit dès lors qu’il a vécu des situations d’extrêmes violences. Mais ce terme permet malaisément de prendre en compte les cliniques de l’altérité qui sont en jeu dans cette façon active et subjective, singulière, de faire face au pire. Se centrer, par exemple, sur les seules conduites adaptées, là où le sujet fait mine de régner en Maître, ne suffit pas. La résilience nous semble le plus souvent un cas particulier de suradaptation. Or certaines de ces conduites deviennent inutiles et encombrantes dès lors qu’une relation de confiance, c’est-à-dire de demandes possibles vers l’adulte et à l’adulte, se noue entre le sujet et qui s’en occupe. Nombre de ces enfants-soldats ou enfants « trafiqués » qui avaient connu de réelles situations de risque de mort imminente, restaient longtemps, dans les rues bamakoises, tiraillés entre un comportement où ils se faisaient la caricature d’une volonté de jouissance et un mode de repli terrorisé.
Conjointe à la notion plus floue encore de vulnérabilité la dite résilience devient trop vite un tic notionnel droit issu de la théorie de l’attachement. Un attachement rassurant, sécurisant, prédispose à la résilience, en revanche un attachement plus contrarié, plus ambivalent (mais l’ambivalence n’est-elle pas à la source des plus délicats de nos processus psychiques ? ) conduit à la vulnérabilité. La causalité est stricte, rigide, tautologique. Sur le terrain la réalité observée est autre et l’observation de critères de comportements ne permet jamais de prédictions fiables portant sur le devenir relationnel du jeune, sur son rapport à autrui, au corps, sur les destins de sa vie affective.
Que la résilience puisse traduire une forme de rage de vivre ou de survivre, qu’elle signifie que le fait d’être instruit par les douleurs de l’existence permet de forger des armes moïques et surmoïques, qu’elle permette encore d’objecter à toute psychologie déficitaire de l’exclu, eh bien cela est juste. Mais surtout, cela importe assez peu, car il y a bien des suradaptations en « faux self » qui se brisent comme cristal dès qu’une prise en charge adaptée du jeune est entreprise. Dès qu’un sujet, correctement accueilli et accompagné, entre à nouveau dans les circuits de la parole, du don, de la réciprocité, et de la demande, on voit souvent alors le plus « résilient », le moins vulnérable, régresser assez rapidement et récapituler tout son fonctionnement orificiel. Il réapprend l’empan symbolique des fonctions corporelles, leurs inscriptions déviées et sublimées dans les scènes anthropologiques du don et du contre-don. Voilà pourquoi au terme de « résilience » je préfère faire usage de celui de « suradaptation paradoxale » qui rend mieux compte de ce changement de subjectivation des fonctions corporelles et corporo-psychiques une fois que le jeune, autrefois caïd éternisé dans sa résilience orthopédique, devient un partenaire du flux humain des paroles et des soins.
Un sujet, très à l’aise dans tel repli de son espace familier, est démuni comme un nourrisson délaissé, ailleurs. Tel qui donne le sentiment que l’Autre de la loi ne pourra jamais l’atteindre régresse dès qu’il est reconnu et humanisé dans des règles éducatives, dans des demandes éducatives, dans un respect de ce qu’il est et de ce qu’il pourrait devenir.
8. Redéfinir l’urgence comme urgence du sujet
L’urgence, s’il en est une, n’est alors pas de réinclure ou de réinsérer, mais de permettre à ces enfants et adolescents de pouvoir mieux utiliser les fonctions de mise à l’abri et de soin qu’offrent des institutions. Il est des exils de l’intérieur, des adolescents qui ne sont pas encore concernés par des solutions sociales conventionnelles, mais que l’on peut aider à ne pas se détruire plus avant. Programme « minimum », « résigné », « défaitiste », diront certains. Programme qui prend plutôt au sérieux ce qui est en train d’être destitué. Se voit remise au premier plan la fonction asilaire du soin psychique actuellement bradée au profit de la fonction promotionnelle du soin éducatif.
Pour nous, cliniciens, la vraie urgence est celle du sujet et elle nous impose de ne pas louper les moments-clefs des processus de subjectivation. Les temps du sujet ne coïncidant pas, loin s’en faut, avec les temps de la protection de la personne et des soins corporels, temps, par ailleurs, bien évidemment indispensables. Le dialogue avec la clinique se fait dans le sens d’une promotion de la clinique qui suppose que le soin et l’accompagnement soient le fait d’un collectif soignant lequel, et c’est un second critère, se consacre à une approche phénoménologique de la personne et de ses supports identitaires, et encore à un diagnostic respectueux de ce qui le fait encore tenir dans les circuits du don, de la dette et de l’échange. On appréciera l’usage ici possible d’une anthropologie qui ne collectivise pas abstraitement les exclus comme s’ils étaient un sous-groupe « ethnique » nanti d’une « sous-culture », mais reste axée sur la nécessité pour tout soin instituant de la personne exclue de comprendre, de situer et de favoriser les multiples formes d’attachements qui la relie au monde et, ajouterais-je, à elle-même. Cette façon de soutenir une façon de travail institutionnel est logique et clinique qui est celle du sujet et du « un par un » y trouve son empan et ses droits.
Il sera alors judicieux ici de ne pas situer l’auto-exclusion comme un redoublement de passivation mais aussi de faire place à cette passivité active qui consiste souvent, chez les sujets en grande rupture psychosociale, à récuser l’autre social et partant l’autre soignant.
En sommes-nous là ? la réponse ne peut être que prudente et réservée. En effet, le management ONG et humanitaire en matière de travail avec des mineurs d’âge différents en errance dangereuse se trouve plus qu’empêché par les idéologies d’imposition urgentiste de dispositifs et de conceptualités qui ne permettent pas de situer et les facteurs culturels et familiaux complexes qui sont au principe de la construction de la personnalité du sujet, et que, de plus, prisonniers d’un pathos parfois colonialiste, elles se privent de la possibilité de travailler utilement avec les personnes ressources locales, au risque de contribuer à une dégradation de l’image des familles concernées. Ce passage à l’acte que représente la marchandisation de l’enfant dans les offres de parrainage quasi adoptantes n’est ici que la pointe obscène de ce rapt d’enfant et de sa marchandisation au prétexte qu’il ne serait que victime. Enfin l’on attend toujours une véritable étude sérieuse non sur les causes d’entrée en rue (sur ce point l’accord est vaste du militant au grand cœur jusqu’au spécialiste aux statistiques irréprochables) mais sur le coût psychique des errances, leur fonction, et les nouveaux modes de lien que le jeune est capable de tresser. Mais pour cela encore ne faudrait-il pas, sous couvert de bons sentiments, construire une forclusion dangereuse qui le coupe plus encore de ces antécédents, souvent involontairement méprisés par le lobbying humanitaire.
En ce sens nous ne pouvons que saluer les initiatives d’une association nommé « Terres rouges » liée à la Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale. Loin de se confondre avec des idéaux de salvation et soucieuse de situer les complexités des incidences psychiques et sociales de la précarisation des plus jeunes, elle cherche, avec une prudence méthodique, à recruter des psychologues africains qui, au Bénin, à Cottonou, vont servir de consultants auprès d’associations caritatives, ONG ou non, qui prennent en charge des mineurs en errance dans les rues. Très souvent ces professionnels psychologues permettent de déconstruire salutairement les idéologies de base et les pressions pas toujours indispensables que font peser sur les initiatives les impératifs urgentistes d’assistance, puis de réinsertion.
S’il ne s’agit pas en ce texte de critiquer en bloc tout l’humanitaire en direction des sujets mineurs les plus vulnérables – des actions bénéfiques sont bel et bien menées, l’examen critique des présupposés d’action et des modes d’évaluation et de promotion de ces actions font souvent ressortir un risque impérialiste de certaines ONG ou associations humanitaires, s’inventant une psychologie et une sociologie de bric et de broc et soumises à des impératifs de rendement immédiat. Trop souvent prises dans ces idéologies humanistes et très concurrentielles entre elles, elles se retrouvent alors souvent dans l’incapacité de penser le long terme et peuvent alors se retrouver aveugles ou sourdes aux effets qu’ont sur l’ensemble des populations concernées l’imposition d’un credo victimologique faisant qu’à cette nouvelle figure du plus victimisé qu’est l’ « enfant des rues » répond l’héroïsme narcissique de l’occident salvateur et réparateur des blessures de ce monde et de la condition de paria qui y accablent de jeunes sujets. Au détriment, tout de même de bien des réalités anthropologiques, subjectives et groupales qui survivent ou même se retressent là où l’humanitaire agite le rouleau compresseur de ces certitudes et de ses émotions, de ses savoirs faire et de ses moyens.
Olivier Douville