Chronique d’une mort annoncée. Littérature caribéenne et globalisation

Par Maryse Condé [1]

Je voudrais commencer par les impressions fortes, indélébiles qu’ont fait naître en moi des images parues à la télévision au cours du mois de novembre 2002. D’une part, la chaîne CNN présentait des Haïtiens fuyant la misère et le désespoir de leur île dans une embarcation de fortune, arrivant inattendûment à proximité du rivage de Miami, se jetant à l’eau, se bousculant, nageant pour l’atteindre, cependant qu’une foule d’immigrants de même nationalité manifestait au mépris de la police afin qu’ils ne soient pas expulsés et que leur soit accordé le même statut que les réfugiés Cubains. D’autre part, RFO présentait la grève générale en Guadeloupe à l’instigation du syndicat UGTG (Union générale des Travailleurs de Guadeloupe) , qui a pris la relève des partis indépendantistes. Sous garde policière, des camions de la SARA (Société anonyme des Raffineries des Antilles) approvisionnaient les stations d’essence. Vu ce climat de violence et d’insécurité générale, la chaîne des hôtels Accor et de la société Texaco annonçaient leur départ du pays. Voilà donc qu’étaient juxtaposés sur les écrans les comportements de deux peuples caribéens en ce début du XXI° siècle. Celui du peuple haïtien, qui n’a d’autre choix pour sa survie que de prendre d’assaut le territoire de l’Oncle Sam et de forcer aveuglément la porte de la globalisation. Celui du peuple guadeloupéen, persuadé que cette survie passe par un refus forcené, rageur et qui tente désespérément de s’y soustraire.

Le peuple haïtien peut être considéré comme une métaphore qui exemplifie la situation des peuples caribéens dans leur ensemble. Il est l’illustration extrême de problèmes auxquels tous seront confrontés, s’ils ne le sont pas déja. Depuis des années, victime de dysfonctionnements politiques, économiques et sociaux qui ont exacerbé sa condition de pays du Sud, il est exsangue et expédie à travers le monde le meilleur de lui-même. Cette situation n’intéresse pas seulement les sociologues ou les politologues, car ces immigrés, puis ces deuxièmes générations comme on appelle les enfants nés des premiers, produisent une littérature et c’est là le paradoxe, une littérature quelquefois somptueuse. Ce sont les facteurs inhérents à l’étude de cette nouvelle littérature, la néo-littérature des Caraïbes, que je voudrais aborder aujourd’hui. Dès l’abord, leur complexité se pose comme une évidence. Cette littérature se caractérise par la mise en désuétude et la destruction des oppositions binaires (pays du dedans/pays du dehors, métropole/île, français/créole, barbare/civilisé, Prospéro/Caliban) héritées souvent du colonialisme, mais qui assuraient le fonctionnement de notre pensée, de notre recherche.

Le Pays

À propos d’Haïti, le sociologue Gérard Barthélemy reprenant une image communément employée, intitule son livre Pays du dedans, Pays du dehors. Sous cet énoncé se cache en réalité une double mythologie : celle du Paradis, ou du moins d’un certain bonheur et de l’Enfer. C’est dans ce contexte que l’interpellation de Césaire en ouverture du Cahier d’un Retour au Pays Natal (Présence Africaine, 1971) acquiert toute sa force insurrectionnelle : “ Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles, les Antilles qui ont faim, les Antkillews grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouée ” (31). Malgré les objurgations de Suzanne Césaire dans Misère d’une poésie nationale (Tropiques, 1945), en règle générale la vision du pays du dedans est plus que positive. C’est celle d’Émmanuel-Flavia Léopold : “ une ile amoureuse du vent où l’air a des odeurs de sucre et de vanille ”. C’est celle de Saint-John Perse dans “ Éloges ” (Gallimard, 1960), carrément édénique, elle aussi : “ L’île s’endort, écrit-il, au cirque des eaux vastes, lavée des courants chauds et des laitances grasses, dans la fréquentation des vases somptueuses ” (17). Tout en concédant dans “ Pluie et Vent sur Télumée Miracle ” (Seuil,1972) que naguère ses ancêtres furent esclaves et que son ile est “ à volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaise mentalité ”, Simone Schwarz Bart n’en affirme pas moins que c’est en Guadeloupe qu’elle choisirait de renaître, souffrir et mourir (11). En bref, Patrick Chamoiseau exagère à peine quand il déclare dans Écrire en pays dominé (Gallimard, 1997) : “ Et ce regard superficiel sur soi-même ne retient que l’évidence paradisiaque, les bleus du ciel, le blanc du sable, les fleurs et les petits oiseaux et surtout une créature envoûtante qui cherche moyen d’améliorer sa déveine en charmant ceux qui passent ” (89). Si dans le pays du dedans, tout n’est pas luxe, tout est à coup sûr, calme, volupté, fraternité, chaleur humaine. Au-delà des images littéraires, le pays du dehors est perçu à l’opposé comme le lieu de tous les dangers. Dans les jungles urbaines du pays du dehors, encore appellé pays des blancs, le Caribéen se dépersonnalise, perd ses traditions (Chanter Noël, Carnaval, accras et boudin), perd surtout sa langue, le créole, garant de son identité, finalement devient un “ négropolitain ” ou un “ nègzagonal ”. S’il crée, son œuvre est entachée de suspicion, accusée d’obéir à des critères étrangers, de rechercher l’adhésion de l’Autre quand elle n’est pas ignorée.Dans les pays soumis à la dictature comme Haïti, une prime est accordée au créateur qui ne se réfugie pas à l’extérieur et résiste, stoïque, aux forces de l’arbitraire et de la zombification. C’est ce qui explique pour une large partie le prestige du romancier Frankétienne demeuré au pays durant les sombres années du duvaliérisme face à ceux qui ont choisi de vivre à l’étranger.

Peu à peu cependant, cette mythification se désagrège sous l’influence de deux facteurs. D’abord, l’extrême paupérisation du pays du dedans. Cette paupérisation inverse les paradigmes. Le pays du dehors se charge d’un attrait nouveau. Un nombre de plus en plus élevé d’individus est contraint à l’exil. Alors apparaît le cercle vicieux que les démographes connaissent bien. Afin de survivre, les Caribéens émigrent. Puis, nostalgiques, découragés par le racisme, les mauvaises conditions de vie qu’ils trouvent à l’extérieur, reviennent au pays natal d’où le chômage les pousse à nouveau vers l’exil. Ensuite la gangrène des temps modernes, violence, drogue, gagne le pays du dedans dont le paysage se métamorphose radicalement. En Haïti, on attribue cette transformation à la politique des États-Unis. Les tribunaux américains sont accusés de renvoyer volontairement vers l’île les criminels et autres indésirables au lieu de les mettre hors d’état de nuire en les emprisonnant sur son sol. Peu à peu, le pays du dedans devient un périmètre stérile, dangereux, hanté par tous les démons. On n’y produit plus rien. Les créateurs de tous bords le désertent. Les orchestres Carimi, Haitian Troubadours, le chanteur Beethova Obas, les peintres Thierry Alet, Marc Latamie résident à New York. Des écrivains aussi. Les musiciens, Jacob Desvarieux, Jocelyne Béroard de Kasav, Tanya Saint-Val sont à Paris. Le pays du dedans devient le pays dominé et pour finir, le pays sans chapeau. On aboutit à ce dialogue de Dany Laferrière dans son roman du même nom (Serpent à plumes, 1997) :

“ Le cireur secoue lentement la tête.

- Le pays a changé, mon ami. Les gens que vous croisez dans la rue ne sont pas tous des êtres humains, hum…

- Pourquoi dites-vous ça ? Et vous ?

- Moi ! (Il rit)… Moi ! Ça fait longtemps que je suis mort… Je vais vous donner le secret de ce pays. Tous ceux que vous voyez dans les rues en train de marcher ou de parler, eh bien la plupart sont morts depuis longtemps et ne le savent pas. Ce pays est devenu le plus grand cimetière au monde ” (56).

La nationalité

Lorsque Césaire écrivait dans le Cahier : “ Je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries ” (101), il employait le mot nationalités en un sens qu’élève des classiques, il avait hérité des philosophes du XVIII° siècle. Les philosophes du XVIII° siécle concevaient des nations civilisées s’éloignant sans cesse de leur condition primitive et des peuples sauvages, sans écriture, sans passé. Pour eux, ce monde civilisé et ce monde sauvage constituaient deux entités irréconciliables dans le temps et l’histoire. Il s’agissait d’une notion passablement abstraite et Césaire avait à l’esprit ces deux grandes catégories de nationalités. La nationalité de l’Autre, civilisée, occidentale. La sienne et celle de ses pareils : primitive, sauvage, cannibale. Aujourd’hui, la signification du mot nationalité est toute autre. Au sens moderne, il s’agit d’un fait concret, juridique. Elle définit l’appartenance d’un individu à une nation précise. Vingt après la célèbre sortie du poète haïtien Anthony Phelps, lors d’un congrès de la francophonie en 1980 à Milan quand il refusa d’être un écrivain à préfixe : “ négro-africain, africain-américain ”, nous assistons à la prolifération des préfixes. Toutefois, le préfixe a changé d’appellation et est baptisé un trait d’union. Voici qu’apparait une abondance de nationalités à trait d’union et que débarquent des Canadiens-Haïtiens, des Haïtiens-Canadiens, des Haïtiens-Américains, des Américains-Haïtens. Parfois même, le trait d’union disparait. Il y a deux ans, lors d’un forum des écrivains canadiens à la Maison française de Columbia, Dany Laférière était au nombre des invités et lut des extraits de ses ouvrages. Invité à la Guadeloupe où il recevait un prix littéraire, l’écrivain d’origine trinidadienne Neil Bissoondath déclara qu’il ne se préoccupait plus de Trinidad qu’il avait laissée derrière lui trente ans auparavant, et qu’il était un écrivain canadien. Loin de moi la pensée de critiquer cette évolution. De crier à la trahison. Elle signifie simplement que l’écrivain des Caraïbes a appris sa leçon. Ancien colonisé, il sait que les nationalités peuvent être d’emprunt. Il admet maintenant que s’il existe une nationalité matérielle, celle de la nation où vous ont conduit les nécessités de la survie, symbolisée par l’obtention d’un passeport, caractérisée par l’obligation de respecter un certain nombre de lois et de coutumes, ce n’est pas la plus importante. La vraie nationalité est intime et subjective. La première est une étiquette commode à l’usage du monde extérieur. La seconde, un fait intérieur dont il n’est besoin de rendre compte à personne. Par conséquent, Dany Laferrière, Émile Olivier, Marie-Célie Agnan peuvent sans complexes se déclarer écrivains canadiens et tendre leur imaginaire, leur cœur vers le lieu qu’ils désirent.

La langue

L’opposition langue coloniale-français/langue maternelle-créole sous-tend notre pensée depuis des siècles. Nous vivons dans la croyance weberienne selon laquelle une langue implique une vision du monde et qu’imposer de parler une langue à un peuple ainsi que l’ont fait les colonisateurs français, anglais, espagnols, le traumatise de façon indélébile. Pierre Bourdieu rappelle que la langue maternelle est chargée de sens, seule capable d’exprimer l’indicible. Le recours à la langue coloniale, langue de domination, renforcerait insidieusement la présence du dominant. Édouard Gillant dans Le Discours antillais (Folio,1997) voit “ surtout dans la poétique du créole un exercice permanent de détournement de la transcendance qui y est impliquée : celle de la source française ” (49). Par conséquent, les écrivains qui choisissent le créole comme matériau de leur création littéraire sont automatiquement affectés d’un coefficient positif, face aux assimilationnistes de facto qui utilisent la langue de l’Autre. Le reproche que certains font aujourd’hui à Césaire est, écrivant en français, de n’avoir jamais contesté l’appareil linguistique par lequel s'exercerait la violence symbolique du dominant. En 1988, dans le journal martiniquais Antilia, Rafaël Confiant, lui-même auteur de cinq romans en créole, sommait les écrivains Caribéens de “ cesser la désertion de la langue maternelle ”. L’année suivante, paraissait l’Éloge de la Créolité (Gallimard, 1989) de Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé, manifeste et pamphlet contenant les conceptions politiques et esthétiques des trois signataires. “ Chaque fois qu’une mère, déclare l’Éloge (43), croyant favoriser l’acquisition de la langue française, a refoulé le créole dans la gorge de son enfant, cela n’a été en fait qu’un coup porté à l’imagination de ce dernier, qu’un envoi en déportation de sa créativité ”.

Ainsi est né le mouvement de la créolité qui jouit d’un succès sans précédent.Les détracteurs ont beau s’évertuer à répéter ques les écrivains dits de la créolité n’utilisent pas le créole tel qu’on le parle dans les îles, mais une interlangue de leur fabrication, un interlecte entre le français et le créole basilectal, rien n’y fait. Le lecteur – souvent français de l’Hexagone, mais ceci est une autre histoire – s’imagine retrouver toute la magie du créole. La situation est dès lors simple. Deux camps s’affrontent, les créolistes et les autres. Mais voilà que des écrivains comme Edwidge Danticat ou Myriam Chancy viennent la perturber dangereusement. Résidant depuis l’enfance aux États-Unis, elles font de l’anglais la langue de leur pratique littéraire et publient romans et essais écrits dans cette langue. Que signifie ce choix ? Signifie-t-il que nous devons aussitôt exclure ces écrivaines du champ de la littérature haïtienne, historiquement francophone et créolophone ? Quelle valeur a le terme historiquement ? Ne revient-il pas à légitimiser la conquête ? D’aucuns se hâtent d’avancer que ce choix répond uniquement à un souci de commercialisation, de marketing. Les langues coloniales seraient interchangeables pour des raisons peu nobles, recherche d’un public plus large, mimétisme, absence de motivation, de conscience nationales. Français/Anglais, même combat pour les chiffres de vente. Face à elles, le créole demeurerait dans sa pureté, le garant de l’authenticité caraïbe. Cette vision idyllique risque d’être battue en brèche si l’on prête attention à la manière dont d’autres créateurs, plus populaires, métamorphosent le créole. J’ai nommé les musiciens.

Les orchestres Haitian Troubadours, Carimi mêlent étroitement anglais et créole. Une phrase en anglais. Une en créole. Parfois, inattendu, le français ressurgit. On assiste à l’apparition d’un interlecte fabriqué selon la fantaisie, selon l’entière liberté des créateurs.

“Dis-moi quelle langue tu parles quand tu fais l’amour - Di ki lang ou palé lè wap fè lanmou - I want to sex you up ”, chantent Haitian Troubadours.

L’exemple d’Haiti démontre que l’opposition français/créole, langue coloniale, de domination/langue maternelle qui a fait les beaux jours des débats politiques, ne résiste pas à l’analyse littéraire. Les travaux de Julia Kristéva, Mikhail Bakhtin ont prouvé l’hybridité de la langue, son pouvoir d’adaptation en fonction de l’histoire, de l’ethnicité, voire du sexe du locuteur. La langue n’est qu’un matériau que chacun s’approprie et transforme selon ses besoins. Comme la nationalité, son choix relève de l’intimité du créateur. On voit les implications d’une telle conception. La francophonie en pâtit puisqu’il n’existe plus de communauté fondée sur la langue. Aucune langue n’est commune même à l’intérieur d’un peuple. Non seulement, chaque classe sociale, chaque corps de métier, chaque groupe d’âge possède son jargon, mais chaque individu la remodèle à son gré. La langue est un bien unique, singulier qui n’appartient qu’à celui qui la parle.

L’authenticité

Dans la revue Meridians, feminism, race, transnationalism (automne 2000), Edwidge Danticat déclarait au cours d’un interview : “ Je suis une immigrante. Je suis la chose la moins authentique qui existe dans le pays que j’habite maintenant et le pays où je suis née ”. Cette déclaration sans emphase est en fait stupéfiante. Toute la litérature des Caraïbes se fonde sur la notion d’authenticité. L’écrivain qui se confond avec son peuple, en est le garant. Selon la définition de Césaire dans Le Cahier, il est “ la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche […] sa voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ” (61). Cette totale identification à la fois raciale et spirituelle assure la légitimité de la mission césairienne qui consistait à ramener le peuple martiniquais exilé, déporté, abâtardi vers la pureté perdue. Il importait pour le poète et à travers lui, grâce à lui, face aux valeurs de l’assimilation de reconquérir l’authenticité nègre perdue. “ Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais feuille. Je dirais arbre Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées ” (59).

Ces doubles notions de l’authenticité de l’écrivain et du sens de sa mission, n’ont jamais été remises en question par les diverses écoles littéraires qui se sont succédées dans les Caraïbes de langue française. Ni en Haiti à travers Noirisme, Réalisme merveilleux, Réalisme socialiste, Spiralisme. Ni dans les Petites Antilles, à travers Négritude, Antillanité, Créolité. Bien qu’elle s’en défende, c’est même là le but profond de cette dernière. Ses tenants visent à l’instar de Césaire à assurer la renaissance de l’Antillais dépersonnalisé par la dépendance culturelle, à faire jaillir en son sein “ une pensée plus fertile, une expression plus juste, une esthétique plus vraie ” (Éloge,13). Dans Écrire en pays dominé (Gallimard, 1997), Chamoiseau est explicite. Il ne se contente pas de dénoncer une expression artificielle, minée en amont par la colonisation, il prétend libérer la créativité du mimétisme, du doudouisme ou… de la Négritude qui la pervertissaient. Quelque soit l’école ou le courant littéraire dont il se réclame, l’ècrivain se veut le thaumaturge éclairé de son peuple zombifié par la dépendance ou la dictature auquel il apporte le sel qui seul, autorise les renaissances. Qu’un écrivain se revendique comme inauthentique revient donc à la fois à nier ce rôle, cette mission et à sonner le glas d’une certaine conception de la littérature. S’il n’est plus ni mage, ni prophète, ni même guide, elle n’est plus “ arme miraculeuse ”. Elle n’offre plus un accès privilégié au décryptage de la réalité.Le “ Marqueur de parole ” n’est qu’un imposteur.

Passé le premier moment de stupeur ne convient-il pas pourtant de se réjouir ? L’écrivain des Caraïbes a été constamment emprisonné dans les mailles du filet de l’engagement, du militantisme d’autant plus dangereux qu’il est insidieux et n’est pas toujours ouvertement donné pour tel. Seul, Césaire, fondateur du PPM (Parti Progressiste Martiniquais), confondit comme tous ceux de sa génération, fonction poétique et fonction politique. Après lui, tout devient plus ambigü. À travers toute l’œuvre d’Édouard Glisant circule son mépris pour la départementalisation et l’assimilation. Pourtant, il déclare au cours d’une intervention à la Fnac de Rennes en 1993 : “ Je n’ai jamais cru à la vocation de porte-étendard et de porte-parole de l'écrivain ”. Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau sont membres d’un parti politique écologiste et ont été candidats à des élections régionales. Pourtant ils prétendent que leur œuvre n’a rien de militant. En réalité, littérature et politique ont toujours flirté dangereusement. Le champ littéraire caribéen a toujours été balisé comme une piste d’atterrissage dont le créateur ne doit pas s’écarter sous peine de sombrer, c’est à dire d’encourir le blâme des censeurs. Au nom d’une certaine conception de la littérature, Suzanne Césaire, nous l’avons dit, condamne sans appel l’exotisme : “ Allons, la vraie poésie est ailleurs. Loin des rimes, des complaisances, des alizés, des perroquets. Bambous, nous décrétons la mort de la littérature doudou. Et zut à l’hibiscus, à la frangipane, aux bougainvillées. La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas ” (Tropiques, 49). Césaire cannibale (?) érige la Négritude :

“ Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre ” (Cahier, 117).

Les Créolistes, Raphaël Confiant en tête, le critiquent dénoncent la Négritude. Celui-ci va jusqu’à la frapper d’une véritable fatwa dans son ouvrage Aimé Césaire, une traversée paradoxale d’un siècle (Stock,1993). Voilà peut-être l’écrivain des Caraïbes enfin libre. Libre de résider là où il le veut, libre de choisir sa langue, libre de s’identifier aux modèles qui lui conviennent. Tombé des hauteurs où il se hissait, il est humble et ne se croit plus vertu à représenter d’autre que lui-même. Alors, la littérature des Caraïbes, ayant perdu ses entraves, pourrait répondre au vœu d’un des critiques les plus perspicaces de notre temps. Dans Le livre à venir (Folio,1959) Maurice Blanchot écrit : “ L’essence de la littérature, c’est d’échapper à toute détermination essentielle, à toute affirmation qui la stabilise ou même la réalise : elle n’est jamais déja là, elle est toujours à retrouver ou à réinventer ” (273). Cette mort annoncée n’est-elle pas au contraire, une renaissance ?

Maryse Condé

Références

Bernabé, J., Chamoiseau, P. & Confiant, R., Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989.

Blanchot, M., Le livre à venir, Paris, Gallimard, Folio, 1959.

Césaire, A., Cahier d’un retour au Pays Natal, Paris, Présence Africaine, 1971.

Césaire , S., “Misère d’une Poésie”, Tropiques, revue culturelle, 4, janvier 1942, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1978.

Chamoiseau, P., Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.

Glissant, E., Le Discours Antillais, Paris, Gallimard, Folio, 1997.

Laferrière , D., Pays sans chapeau, Paris, Serpent à Plumes, 1997.

Monchoachi, La case où se tient la lune, Bordeaux, William Blake Edit., 2002.

Saint-John Perse, Éloges, Paris, Gallimard, 1960.

Schwarz Bart, S., Pluie et Vent sur Télumée Miracle, Paris, Seuil, 1972.

[1] Écrivain, Columbia University.